Littérature

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.




vendredi 31 janvier 2025

 

Anaïs, Gabriel, les adultes et le monde

 

         (environ 10 minutes de lecture)

Ils étaient dans la même classe de CM2 et ils rentraient de l’école. Ils étaient les seuls que leurs parents laissaient accomplir sans adulte le trajet école-domicile.

– On risque rien ! s’exclamait Anaïs quand on les interrogeait. 

– Si on nous laisse pas nous débrouiller petit à petit, on n’apprendra jamais, ajoutait Gabriel.

C’était une des choses qu’Anaïs adorait chez Gabriel : il vous sortait une réflexion super intelligente à propos de n’importe quoi. Il avait 10 ans et il savait tout.

– Non mais c’est vrai, continuait-il, pourquoi ils surprotègent comme ça ?… C’est pas bon.

– Laisse, disait-elle en le tirant par la manche, et elle l’entrainait sur le boulevard.

Gabriel, lui, aimait tout d’Anaïs, absolument tout, même ses papiers de chewing-gum, la boue sur ses chaussures et la pluie dégoulinant sur sa capuche. Elle était extraordinaire, magnifique, au-delà, une princesse, une princesse que, miraculeusement, il était apparemment le seul à voir. Ce miracle ne durerait pas, il en était conscient ; dès l’année prochaine au collège, les garçons allaient se ruer dessus. Mais pour l’instant elle était là, avec lui, et elle semblait l’aimer presque autant qu’il l’aimait, ce qui était un autre miracle, très temporaire lui aussi. Il y avait trois sortes d’êtres humains : les adultes, les enfants et Anaïs. 

Anaïs s’arrêta devant les étalages de la fleuriste, posa son nez sur différents bouquets, sortit même une tige pour l’amener jusqu’à elle tandis qu’elle se redressait. Qui ferait ça ? pensait Gabriel subjugué. Qui saurait faire ça avec autant de grâce et de naturel ? Elle mit la rose sous son nez à lui, ce qui le chatouilla, et elle éclata de rire en reposant la fleur.

Elle était déjà 3 mètres devant lui, regardant d’autres vitrines à droite, les voitures sur le boulevard à gauche, gesticulant comme si elle vérifiait l’élasticité de son corps. Anaïs pouvait vous faire une roue, et même un saut périlleux arrière, comme ça, d’un coup sur le trottoir, sans prévenir, pour elle ce n’était pas plus difficile que de mettre un pied devant l’autre. Une fois, elle avait oublié qu’elle avait son sac accroché aux épaules, et, alors que ses jambes s’élevaient dans les airs, le sac était tombé sur sa tête, et elle s’était retrouvée à plat dos sur le boulevard. Gabriel avait cru sa dernière heure arrivée, sa dernière heure à lui, mais sa respiration était repartie quand, au lieu de voir Anaïs morte ou en pleurs, il l’avait vue en train de rire de sa chute, les bras en croix sur le trottoir et regardant le ciel au-dessus d’elle, comme si elle était aussi forte que l’infini et capable de le maintenir à distance. Elle avait tendu le bras à Gabriel et il l’avait relevée, il avait même récupéré son sac, et il s’était dit qu’il n’y avait rien de mieux dans la vie que d’aider Anaïs, être son chevalier servant. Quand il avait vu et entendu deux mamies les regarder avec admiration et murmurer « C’est beau, la jeunesse », il était le plus heureux des garçons de 10 ans, tous pays et toutes époques confondues.

Ils arrivèrent au premier carrefour, ce qui inquiétait toujours un peu Gabriel, car Anaïs semblait penser qu’il suffisait qu’elle avance pour que les voitures s’arrêtent ; normal, c’était une princesse. Pour le rassurer, elle lui montrait le petit bonhomme vert sous le feu, ce à quoi il rétorquait :

– Tu ne peux pas faire confiance aux feux ; tu dois aussi vérifier qu’il n’y a pas de voiture qui arrive à toute vitesse.  

Elle entendait, ou pas, et slalomait entre les voitures comme si elle volait, Gabriel suivant assez lourdement quelques mètres derrière. Quelquefois elle s’arrêtait avant même d’être remontée sur le trottoir, et il devait la pousser tandis que les véhicules redémarraient. Elle s’arrêtait pour lui poser des questions, parce qu’elle aimait les réponses de Gabriel, qui, disait-elle, lui agrandissaient le cerveau. 

– Eh, pourquoi Mme Cottier a dit qu’on devait faire des efforts pour le climat ? C’est quand même pas de ma faute s’il pleut, ou s’il pleut pas !

– Ça va t’étonner, mais elle n’a pas tout à fait tort. 

– Explique.

– Tu sais combien on est d’habitants sur la terre ?

– 1 milliard ?

– 8. On est 8 milliards.

– Bon, d’accord, on est 8 milliards. Et ben justement : qu’est-ce que moi toute seule Anaïs  je peux faire ?

– Si toi toute seule tu gaspilles moins d’eau, si toi toute seule tu jettes pas tes papiers par terre, si toi toute seule quand tu seras grande tu rejettes moins de gaz avec ta voiture ou ton chauffage, ça ne changera pas grand-chose, on est d’accord. Mais est-ce que tu es d’accord pour dire que si tous les habitants de la planète font un effort, les 8 milliards, ça changera quelque chose ?

– Ah ben là oui !

– Et est-ce que tu es d’accord pour dire que tu fais partie des 8 milliards ? Et donc que tu dois faire ta part toi aussi, sans quoi on n’y arrivera jamais ?

Anaïs s’arrêta de nouveau, se tourna et Gabriel lui rentra dedans :

– Tu m’as eue, là ! dit-elle en plantant son index sur son thorax.

– La maîtresse nous a invités à être responsables. Tu connais le mot ?

– Oui, mais moi je veux être libre ! Libre, libre, libre !

Et disant ceci elle sautait, tournait autour de lui, étendait ses bras et elle décollait de terre. Gabriel subjugué la regardait bouche bée. Il attendit qu’elle soit un peu calmée pour continuer son raisonnement :

– Si tu es libre sans être responsable, tu ne seras pas libre très longtemps et tu seras malheureuse.

– Et pourquoi ?

– Je vais te donner un exemple.     

– J’adore tes exemples !

– Écoute. Si les gens en voiture conduisent en toute liberté, s’ils ne respectent ni les feux rouges ni les limitations de vitesse parce qu’ils veulent être libres, tu imagines le nombre d’accidents et de morts qu’il y aurait ?

– Je crois que je comprends, fit Anaïs en grimaçant et hochant la tête. Mais on peut quand même être un peu libres ?

– Bien sûr, et même on doit tout faire pour l’être. Si tu respectes le Code de la route et si tu fais attention à l’environnement autour de toi, ça ne gênera pas ta liberté, au contraire, ça permettra qu’elle dure plus longtemps et que plus de gens en profitent.

– D’accord.

Ils longeaient maintenant la place du théâtre, avec la grande halle au fond, qui servait pour le marché, les concerts et les rassemblements. 

– La dernière fois que j’ai vu mon père, c’était ici, lâcha tout-à-trac Anaïs.

– Y’a longtemps ?

– Oh oui.

– Il parle plus à ta mère ?

– Il a une autre famille. 

– Et il veut pas mélanger les deux ?

– Faut croire que non.

– Ça te rend triste ?

– Un peu. Surtout pendant les vacances. J’aime pas les vacances. On fait rien. Ma mère bosse et elle a pas de sous.

– J’aime pas les vacances non plus. Mais chez moi c’est le contraire, c’est tout mélangé.

– T’es une semaine chez ta mère une semaine chez ton père, je sais. Je préfère quand t’es chez ton père, comme ça on rentre ensemble vu qu’on est voisins.

– Oui, ça c’est bien. Mais ma mère vit maintenant avec un monsieur qui a un fils et une fille, et mon père vit avec une femme qui a deux fils. 

– Tu les aimes pas ?

– Moyen.

– Et ton frère ?

– Ça va. 

– Moi, mon frère il est en train de devenir voyou. Il fait que des conneries.

– Il a quel âge ?

– 15.

Ils étaient d’humeur plus sombre quand ils arrivèrent à la rue qui allait vers le fleuve. Mais Anaïs se mit à jouer au foot avec une canette de coca, et oublia vite son père inexistant, sa mère pauvre et son frère voyou. Elle conduisit son ballon de fer sur une dizaine de mètres puis shoota comme si elle arrivait devant le but. La cannette fut si bien propulsée qu’elle partit avec une bonne puissance, légèrement sur la gauche, et quitta donc le trottoir pour atteindre la chaussée où elle tapa contre la portière avant-droite d’une voiture, qui pila aussitôt. Un homme en descendit, qui se précipita devant eux. Un peu étonné peut-être par l’âge de ceux qu’il devait considérer comme des agresseurs, il sembla renoncer à utiliser les poings mais vociféra avec des mots et des mains fort proches des visages enfantins :

– Vous êtes inconscients ou quoi ?! Mais qu’est-ce que vous avez dans la tête ?! Vous auriez pu tuer quelqu’un !

Le cerveau rationnel de Gabriel vit tout de suite que celui de son interlocuteur ne l’était pas.

– Excusez-moi, dit-il. J’ai mal visé. Mais je n’aurais pas dû tirer dans cette canette c’est sûr. 

– Non, c’est sûr, réfléchis un peu !

Anaïs se tortillait et se fermait carrément la bouche avec les mains pour se retenir de disculper Gabriel et dire à cet imbécile d’automobiliste qu’il était ridicule de se mettre dans cet état pour une malheureuse cannette qui avait vaguement touché sa bagnole. Alors qu’un bouchon se formait derrière la voiture arrêtée, le type passa une main sur sa portière avant droite :

– T’as de la chance qu’il n’y ait pas d’éraflure, sinon il aurait fallu appeler tes parents ! asséna-t-il en menaçant le garçon.

– Je m’excuse, répéta Gabriel. Pardon. Au revoir Monsieur.  

Et les enfants continuèrent leur chemin, tandis que l’adulte remontait enfin dans sa voiture, non sans avoir envoyé du bras se faire foutre celles et ceux qui subissaient sa bêtise. Crétin jusqu’au bout, il ne put s’empêcher de faire crisser ses pneus, et c’est beaucoup trop vite qu’il déblaya la rue.

– Non mais quel con ! s’exclama Anaïs.

– Un conducteur, ajouta Gabriel en haussant les épaules.

Anaïs le saisit par le poignet. 

– Eh ! T fou, toi ?!

– Quoi ?

– Tu t’es accusé et c’était pas toi !

– Qu’est-ce que ça change ?

 Anaïs le tira sur le côté du trottoir pour l’obliger à t’arrêter. 

– Non mais Gab : personne aurait fait ça. Personne ! Prendre exprès à la place de quelqu’un d’autre…

– C’est rien. Allez, viens.

– Attends.

Anaïs mit ses deux mains sur les épaules de Gabriel – ils avaient la même taille –, avança son visage et posa ses lèvres sur la joue droite de son héros. Celui-ci resta interdit un moment, et comprit aussitôt la chance qu’il avait eue que la canette touche la voiture d’un imbécile. Tandis qu’il restait groggy par ce baiser, Anaïs avait repris sa route, en courant cette fois, comme si elle voulait être la première à arriver au pont. 

Quand elle y fut, elle fit ni une ni deux, posa d’abord les deux mains sur la rambarde, et d’une légère pression, se donna l’élan qu’il fallait pour amener ensuite les pieds sur la rambarde. Elle se redressa et se mit à marcher comme un funambule sur le parapet du pont, en écartant les bras pour garder son équilibre. Gabriel 10 mètres derrière crut encore une fois que son cœur allait s’arrêter ; cette fille allait le tuer pour de bon. Elle ne lui avait encore jamais fait ça. Elle était folle, totalement inconsciente. Comme pourrait-elle un jour être responsable ? Les voitures ralentissaient pour la regarder, certains automobilistes ouvraient leur fenêtre pour crier : « Descends, tu vas tomber ». Elle s’en fichait et mettait un pied devant l’autre, comme si c’était très facile. Avec la lumière orangée du soleil qui baissait à l’ouest – on était un 31 janvier –, Gabriel voyait Anaïs en contre-jour, et c’était comme si une silhouette gracieuse au possible, plus haute que les voitures, marchait au-dessus de l’eau avec les collines en fond, collines qu’elle pouvait traverser d’un claquement de doigt si ça lui chantait. C’était une fée, une magicienne, un être extraordinaire, et Gabriel frissonna en pensant qu’un jour il risquait d’être privé d’elle, il ne savait pas comment il allait pouvoir vivre si Anaïs n’était plus là pour donner le merveilleux qui manquait à sa vie si terne.

Elle sauta au bout du pont et l’attendit, effectuant quelques flexions et grands écarts, comme pour continuer à se chauffer les muscles. 

– T’es folle, lui dit-il en arrivant à son niveau.

– T’as eu peur ?

– Oui.

– Ah ah ! Je suis contente !

– Tu te rends compte du risque que tu prends ?

– Y’a pas de risque. Si je sens que je perds l’équilibre, je saute sur le trottoir !

– Et si ton pied glisse du côté du vide ? Ton poids t’entraînera et tu ne pourras pas te rattraper.

– Mais si. Et puis c’est pas toi qui disais qu’il ne fallait pas surprotéger les enfants ?

– Ça ne veut pas dire leur laisser faire n’importe quoi. Responsable, tu te souviens ?

– Et libre ! Libre !

– Les deux.

  Elle coupa court à la discussion en lui prenant la main, et il fut obligé de courir derrière elle, son sac de classe trop lourd et mal ficelé tapant sur son dos, tandis que celui d’Anaïs était imperceptible, comme un vêtement collé à la peau qui lui allait parfaitement. Ils descendirent sur le chemin qui avait été aménagé le long du fleuve, qu’ils allaient emprunter sur 400 mètres environ, et qu’ils quitteraient pour remonter sur l’avenue qui partait vers l’Est où ils habitaient tous les deux.

Anaïs attrapa un cailloux plat – alors qu’il n’y avait pas de cailloux ici, encore moins des plats ! – et le lança comme il se devait pour qu’il réalise un magnifique ricochet qui créa des étincelles scintillantes à la surface de l’eau. 

Elle demanda soudain :

– T’es pas pressé d’avoir un portable, toi ?

– Bof… Pourquoi faire ?

– Ben là on aurait pu faire une photo par exemple !

– Est-ce qu’on a besoin d’une photo ? Tu as fait ton ricochet, je l’ai vu, sur le pont pareil. Ce qui compte c’est de faire ou de vivre quelque chose, pas de le stocker dans un téléphone.

Encore le cerveau de Gabriel, se dit Anaïs. Chaque fois il me montre les choses d’une manière à laquelle je n’avais pas pensé. 

– Et tout ce qu’on peut voir ? On peut trouver tout ce qu’on veut avec un téléphone !

– T’es sûre que t’as envie de tout voir ?

– Ben oui ! Pas toi ?

– Je crois qu’il y a des choses que j’ai pas trop envie de découvrir.

– Comme quoi ?

– Les guerres. Les gens méchants. Ou bêtes. Et les gens tout nus.

– Les gens tout nus ?! Tu veux dire qui font golo-golo ?

– Euh, oui.

– T’es pas obligé de regarder ça.

– C’est vrai. 

Les voitures roulaient au-dessus d’eux, et ils croisaient ou doublaient des piétons qui se promenaient à la tombée du soir.

– Tu sais, si nos parents avaient pas fait golo-golo on serait pas là, reprit Anaïs.

– Parle pas de ça, c’est dégoûtant. 

– C’est pas dégoûtant !

– Pour moi, si. Quand on aime quelqu’un on lui fait pas ça.

– Mais c’est le contraire !

– Moi je pourrais jamais te faire ça. Parce que…

Gabriel ne put achever sa phrase. Anaïs s’arrêta, se retourna, et le regarda par en dessous avec un sourire en coin :

– Parce que quoi ?

– Arrête.

– Parce que quoi ?!

– Arrête je te dis !

Elle repartit en sautillant, elle avait l’air contente.

Ils passèrent cette fois sous un pont, moins large que le précédent. 

– Dis, à ton avis, reprit Anaïs, je ferai quel métier quand je serai grande ?

– Tu crois pas plutôt que c’est à toi de choisir ?

– Mais je sais pas ! J’ai aucune idée. Je me disais coiffeuse peut-être…

– C’est que tu connais pas encore tous les métiers qui existent. Tu commenceras à y penser au collège, ou au lycée.

– De toute façon je m’en fiche !

– Non, tu dois pas t’en fiche. C’est important. Il faut faire des études.

– Des études ?

– Un métier, ça tombe pas du ciel. 

– Mais c’est horrible ! Faut que je trouve un mari riche, alors. Comme ça je serai pas obligée de travailler.

– On ne travaille pas que pour l’argent. 

– Ah bon ?

– On travaille pour ne pas s’ennuyer, pour rencontrer des gens, pour apporter ce qu’on sait faire. Et pour être libre, comme tu le souhaites.

Du Gabriel tout craché. Où est-ce qu’il allait chercher tout ça ?

– Toi, tu seras astronaute !

– Astronaute ? Et pourquoi ?

– Parce qu’il faut être très intelligent, et un peu dans la lune.

– Et ça sert à quoi un astronaute ?

– Ça sert que tu pourras nous transporter vers les nouvelles planètes où on va habiter.

– Tu crois qu’on habitera sur des autres planètes ?

– Rappelle-toi ce qu’a dit Mme Cottier.

– Elle a dit que des Américains croyaient que la terre ne pourrait bientôt plus nourrir tout le monde, surtout si on vit vieux, et que dans ce cas vivre dans l’espace pourrait être une solution. Mais c’est pas pour tout de suite. On sera morts avant.

– Mais moi je vais pas mourir !

Gabriel regarda sa princesse, et il se dit qu’en effet elle était bien capable de ne jamais mourir. Mais lui, comment allait-il pouvoir la garder ? Pourquoi avait-il si peur de la perdre ? Il enrageait de ne pas être plus insouciant.

Ils prirent la rampe de terre pour rejoindre l’avenue et le niveau des voitures. Il n’y avait pas encore trop de monde, mais déjà les premiers employés de bureau quittaient la ville pour rejoindre la périphérie. 

Ils arrivèrent à la petite maison de Gabriel, coincée entre une station service et un supermarché.

– Tu m’invites ?

– Aujourd’hui je peux pas, tu sais bien. Y’a du monde…

– On s’en fiche.

– Mon père voudra pas.

– Tu vas faire quoi, là ?

– Ben, mes devoirs. Toi aussi j’espère…

– Oh ça m’étonnerait. 

– Eh ?

Gabriel avait attrapé le bas du blouson d’Anaïs.

– Quoi ? demanda-t-elle.

– Fais attention. Ne fais pas n’importe quoi.

– T’inquiète.

– La vie, c’est pas une partie de rigolade.

– Oh je sais bien. Je rigole pas toujours, tu sais !

– Je voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose. Je crois que je pourrais pas le supporter. 

– C’est gentil.

– C’est vrai.

Elle exécuta encore quelques sauts et mouvements, circulaires, comme une parade pour lui dire au revoir.

– Fais attention en traversant.

– Le petit bonhomme vert…

– Le petit bonhomme vert, mais tu vérifies quand même que les voitures sont arrêtées.

– Oui, chef. 

Elle fit un vague salut militaire et s’en fut ; comme par miracle le bonhomme était vert et les voitures s’étaient arrêtées. En montant les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée de chez lui sans la perdre des yeux, Gabriel se demanda jusqu’à quand Anaïs arriverait à modeler le monde à sa guise.

 



vendredi 24 janvier 2025

 

Bill, Barack et W au Capitole

  

(environ 10 minutes de lecture)

– Holly shit ! 

– Incredible !

– He did it…

Dans cette rotonde du Capitole de Washington, lundi 20 janvier 2025, le 47e Président des États-Unis, qui fut aussi le 45e, venait de prêter serment, répétant les phrases énoncées par le Président de la Cour Suprême, Brett Kavanaugh. 

– Eh, vous avez vu, guys ? chuchota Barack en poussant du coude ses deux comparses. Il a bien levé la main droite, mais il n’a pas posé la main gauche sur les deux bibles tenues par sa femme ! 

– Les Évangélistes ne vont pas être contents… rigola Bill.

– D’autant, renchérit W, qu’il vient de faire imprimer son propre livre, Bible God Bless The USA, qu’il vend pour pas moins de 60 $ !

– Ce type ne peut pas s’empêcher de mettre de l’argent partout…

– Parce qu’il en a.

– Oui, le mythe est total. Ce mec aurait été incapable de monter la moindre petite entreprise s’il était parti de rien. Il a vaguement fait fructifier les millions de son père.

– Il aurait dû être viré dix fois…

– You’re fired, son of a bitch !

– W, on ne dit pas fils de pute, on dit Président.

– Sorry.

Ils applaudirent parce que les autres applaudissaient. On était mieux que dehors, mais il ne faisait pas très chaud quand même, sous l’immense dôme circulaire, éclairé par le cercle des 36 fenêtres qui agrémentaient la coursive sur les hauteurs à la base de la coupole. Ce qui réchauffait un peu l’atmosphère minérale du lieu était les immenses tableaux habillant les murs, peintures évocatrices et pas si moches des grandes heures de la construction des United States.

– Dis Bill, tu m’embarrasses, confia Barack : Hillary est venue, alors que ce vieux salaud lui en a fait voir de toutes les couleurs pendant la campagne de 2016. Respect à elle.  Mais moi je n’ai pas pu convaincre Michelle, rien à faire. Elle répète : « Donald Trump président des États-Unis d’Amérique, pour la 2e fois, non vraiment, il y a quelque chose qui ne va pas ». Elle est limite traumatisée.

– Tu la tiens pas, Mec, rétorqua Bill, je te l’ai dit !… Les féministes c’est comme les autres, ça se mate !

– Eh, pouffa W, si on vous entendait les mecs ! Deux anciens présidents démocrates… Ah je regrette de pas avoir allumé l’enregistreur de mon phone ! J’aurais eu de quoi faire du buzz.

– Tu as raison, W, il est désormais impossible de plaisanter. Les gens – pardon les réseaux – ne comprennent pas le second degré. Chaque mot peut-être transformé en arme contre celui qui les a prononcés dans un contexte et avec une intention bien précise. C’est peut-être ça, l’ère Trump : la bêtise et la méchanceté partout.

– Donald en est à la fois la cause et le symptôme.

– Exactly.

L’assistance semblait s’impatienter. Il y avait un léger flottement.

– J’espère qu’on va pas encore se payer un chanteur.

– T’as pas aimé le ténor ?

– A cappella j’ai du mal.

– C’est vrai que même Carrie Underwood, que j’adore, sans guitare violon et banjo, c’était pas vraiment ça.

– Je me demande si elle chantait pas faux.

– Ça l’empêche pas d’être gaulée, la petite. Oh putain de Dieu…

– Bill, Dieu je sais pas, mais George te regarde.

Ils levèrent un instant les yeux vers la statue de George Washington, à l’entrée de la rotonde. Bill se signa.

W reprit :

– Moi question musique, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait invité à l’Arena, devant les 20 000 gogols qui l’acclament, et souvent diffusé leur chanson lors de ses meetings, les Village People. Quand même : Y.M.C.A., c’est un hymne gay !

– Tu crois quand même pas qu’il écoute les paroles ?

– Et qu’il les comprend ?!

– C’est vrai, pardon. Tiens, sur le sujet orientation sexuelle, je vous donne un scoop : il annoncera dans son discours une grande nouvelle : il n’y a que deux sexes. Le masculin et le féminin.

Barack ne put s’empêcher d’éclater de rire, ce qui lui valut quelques regards hostiles.

– Et comment tu sais ce qu’il va déclarer ?

– On a été président ou on l’a pas été ? Tu vas pas me dire que t’as pas tes informateurs toi aussi…

– Si ça se trouve on a les mêmes…

– Tous des traîtres. 

Le discours eut lieu – le plus long depuis celui d’Herbert Hoover en 1929  – et ils durent se le taper. La lutte contre « l’establishment radical et corrompu » et la création du Département de l’Efficacité Gouvernementale – « S’il n’y avait pas ce salaud de Musk derrière ça, je lui donnerai pas tout à fait tort sur ce coup-là » –, l'expulsion des immigrants en situation irrégulière – « Au moins il nous fait plus chier avec son mur » –, la fin du Green New Deal et l’accent mis sur l’extraction pétrolière – « Drill, baby drill, non mais on rêve ! » –, la taxation des produits étrangers – « Au lieu de taxer nos citoyens pour enrichir d’autres pays, nous taxerons les pays étrangers pour enrichir nos citoyens » – les mythes américains de la frontière et de la conquête, « la révolution du bon sens »…

Il fallut encore applaudir.

– Donald n’a pas été trop décousu pour une fois.

– Ça avait même un certain souffle…

– Il n’a pas quitté le prompteur des yeux. 

– Il sait lire ?

– Il a trouvé le moyen de remercier les communautés noires et hispaniques, et de glorifier le « Martin Luther King Day »… Lui !

– Il a osé se présenter comme « un faiseur de paix et un unificateur ».

– Et il veut se payer le Panama, le Canada et le Groenland !

– N’oubliez pas qu’il a « été sauvé par Dieu pour rendre sa grandeur à l’Amérique ».

Il y eut un mouvement, et la foule se replia à l’intérieur. W reprit la main de Laura et Bill le bras d’Hillary, tandis que Barack saluait quelques huiles. Protocole et sécurité obligent, ils se retrouvèrent encore tous les 3 devant le buffet, celui-là même où Forrest Gump avalait 15 Dr Pepper d’affilée et déclarait en arrivant devant le Président Kennedy qu’il avait envie de pisser. 

– Bon, voilà, il l’est de nouveau, reprit W en levant son verre d’eau gazeuse à destination de Donald Trump dont il ne voyait que le dos à l’autre bout de la salle.

– Dieu sait où ce malade va nous emmener…  concéda Bill en tendant sa coupe.

– Je n’ai pas oublié, W, dit Barack en plaçant une main sur l’épaule de son prédécesseur à la Maison Blanche, ta prise de position après l’assaut du Capitole et la contestation de la victoire de Joe en 2020. Parler de « spectacle écœurant » et de « république bananière », venant d’un Républicain comme toi, c’était courageux.

– Ce bon vieux Jimmy était encore avec nous à l’époque. 

– Rest in Peace, cher planteur de cacahuètes.

– J’ai peur, mes amis, que nous ayons de nouveau à défendre la démocratie au cours des quatre années qui s’annoncent. 

– Sûr. Joe sera là aussi. Où est-il, d’ailleurs ?

Ils cherchèrent du regard le président sur le départ, qui, selon la tradition, allait être emmené en hélicoptère une dernière fois depuis la pelouse de la Maison Blanche.

– Il n’a pas démérité.

– Il a même fait un super boulot. C’est l’inflation qui l’a perdu, et deux ou trois conneries woke, mais il a donné les bonnes directions, à l’intérieur comme à l’extérieur.

– Je regrette le retrait d’Afghanistan, affirma W. Il fallait bien en partir un jour, mais c’était trop tôt, pas assez préparé. On avait fait le meilleur boulot possible entre 2002 et 2020 – je pense que toutes les femmes afghanes en témoigneraient –, et c’est de nouveau l’obscurantisme le plus complet. Quelle tristesse…

– Ce sont aussi ses problèmes moteurs et cognitifs qui ont limité Joe. C’est déjà beau qu’il ait pu faire un mandat ; deux c’était impossible.

– On ne maîtrise pas tout…

– Presque rien.

Ils regardèrent un moment la foule, souriant sans relâche, car on les saluait à tout va, sans pour autant oser les approcher. Ils aperçurent Javier Milei, « el loco » qui était en train de réaliser un miracle économique et social en Argentine, la petite Italienne Georgia Meloni « qui n’est pas plus fasciste que je suis évangéliste » précisa Bill, Jeff Bezos – « Amazon comme asshole » –, et cet enculé de Zuckerberg, un méta-salopard celui-là, toujours à jouer les innocents, alors qu’il était le premier créateur du chaos.

– Il faudra que ces mecs rendent des comptes, un jour, lâcha Barack. Musk et Zuckerberg détruisent la société en toute impunité  ; ce n’est plus possible.   

– Dream, baby, dream…

Ils furent interrompus par diverses personnes et durent revenir à des propos plus officiels. Mais ils se retrouvèrent une dernière fois tous les 3, comme si la fonction suprême qu’ils avaient occupée, chacun deux fois de suite, les soudaient inexorablement. 

– Toi W, si tu avais un regret au cours de tes deux mandats, ce serait lequel ? L’Irak ?

Les yeux du Texan s’immobilisèrent un instant, puis il répondit avec calme :

– Les horreurs que nous avons découvertes et subies en Irak, bien sûr que je les regrette. Mais je ne regrette pas l’intervention. Il fallait y aller. Rappelez-vous le contexte. Après le 11 septembre, les États-Unis devaient reprendre l’initiative. Certes, on traquait Ben Laden, on était en Afghanistan, mais ça ne suffisait pas. Si on ne faisait rien, d’une part c’est l’islamisme qui s’imposait, d’autre part on laissait la voie libre aux Russes et aux Chinois. En prouvant que les États-Unis pouvaient encore agir pour défendre la liberté, on montrait aux Arabes, aux Russes et aux Chinois qu’on était encore vivants et qu’ils ne détruiraient pas de sitôt nos valeurs et notre système d’échanges basé sur la liberté et la réciprocité. Cela n’a pas été sans douleurs, mais j’ai prolongé le système économique et politique mondial garantissant la paix et la prospérité de presque 10 années.

Un ange passa, qui s’en alla jusqu’aux mânes d’Abraham Lincoln, assis sur son fauteuil de pierre blanche avec ses jambes immenses à l’autre bout du National Mall.

– Toi, Bill ?

– Oh, je sais ce que vous avez en tête, bande de vieux cochons ! La pipe de Monika, ok. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Pour ce genre de trucs, il ne faut pas se faire prendre. Et je me suis fait prendre. J’ai pu m’en sortir parce que c’était avant les réseaux sociaux, avant l’hystérie généralisée. Aujourd’hui…

– Hillary a été très bien.

– C’est vrai. Mais ne crois pas que c’est une sainte de son côté…

– Oh ? Elle aussi ?

– Qu’est-ce que tu crois ? On est des êtres humains, tout simplement. Et quand on a tant de pouvoirs, tant de sollicitations, que t’as des journées de 15 heures de travail, par moment tu cèdes au désir. Un désir bien innocent, qui ne regarde que deux personnes consentantes. C’est incroyable qu’on ne reconnaisse pas ça.

– À côté de JFK, on est tous des enfants de chœur…

Barack refusa la seconde coupe qu’on lui proposait et déclara :

– Eh ben moi les gars, je n’ai rien à me reprocher… 

– Même pas la non intervention en Syrie après l’usage des bombes chimiques par Assad ?

– On me l’aurait reprochée si je l’avais lancée…

– C’est vrai.

– Non, mon problème, c’est justement ça : j’ai pas été mauvais, mais j’ai pas été bon. J’ai été le premier nègre président, et je n’ai rien fait d’extraordinaire. Même la réforme du système de santé, je n’y suis pas arrivé. Et je n’ai pas amélioré la situation des Noirs et des Hispaniques en difficultés. Mon bilan est quasi nul. N’est pas Nelson Mandela qui veut…

– Ne sois pas si dur avec toi, Man. Tu as marqué ton époque. Et toi aussi tu as stabilisé les choses. Souvent, on est jugé à ce qu’on fait. Mais ce qui est le plus dur, ce pour quoi on devrait nous féliciter, c’est précisément quand il ne se passe pas grand-chose, quand les gens peuvent continuer à vivre et à travailler comme bon leur semble. Empêcher la guerre, civile et extérieure, maintenir le système économique et social en état de marche, c’est ça le boulot principal d’un président. Ni plus ni moins.   

– Il est aussi là pour donner des impulsions, des directions…

– Oui, et il le fait, nous le faisons. Mais on ne peut pas, on ne doit pas, agir à la place des entreprises et de la société civile. Les individus doivent prendre leurs responsabilités. 

Ils avaient adopté un ton plus grave. À ce moment-là, Donald Trump se tourna, les vit et pointa un doigt sur eux avec un sourire goguenard.

– Où va nous emmener ce trou du cul ? se demanda W à son tour.

Leurs regards se portèrent alors sur Melania, sculpturale dans son manteau bleu marine et son foulard blanc, yeux cachés par un chapeau à large bord, et Ivanka, en tailleur vert elle, un béret de côté sur la tête laissant voir à l’arrière ses cheveux ramenés dans un chignon style années 30. Le corps, le visage et la peau de ces femmes étaient exceptionnels.

– Il y a une chose, et même deux, qu’on ne peut pas reprocher à Donald, et qu’on peut même légitiment lui envier, répondit Bill. Son épouse et sa fille. Ces deux gonzesses sont rien moins que les plus belles femmes du monde. Merde alors ! Avec la gueule qu’il a, con comme il est, ce fils de pute a décroché deux fois le summum de la beauté en ce bas monde ! Ça énerve, quand même…

– Money, man, money…

– La money ne te fait ni une taille, ni des yeux, ni une bouche, ni des seins !

– Un peu quand même, si.

– N’empêche, ils ont raté leur baiser tout à l’heure, Mélania et lui. Il est pas arrivé à la toucher ! Le chapeau, peut-être…

À cet instant, ils virent le nouveau président se dégager un peu comme s’il voulait parler et demander un micro.

– Mon Dieu, il ne pas pas refaire un speech ?…

– Mégalo quand tu nous tiens…

– Il est temps qu’on se tire.

Ils s’accoladèrent.

– Porte-toi bien, W. 

– Tant que je pourrais encore profiter d’un coucher de soleil au Texas, je n’irai pas trop mal. Salut Bill.

– Moi, tant que je pourrai me promener le long des berges de l’Arkansas à Little Rock, je ne me plaindrai pas. Salut Barack.

– Je retourne à Chicago. Je crois que je n’ai pas encore fini mon travail pour les jeunes de North Lawndale.

– N’en fais pas trop, mec. À l’impossible nul n’est tenu.

– Rappelle-toi ce que vient de dire le président : « En Amérique, l’impossible, c’est ce que nous faisons le mieux ».

– Je préfère Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».

– God bless America.

– God bless you.

Et ils s’éclipsèrent juste au moment où le nouveau président commençait ses élucubrations. 



vendredi 17 janvier 2025

 

Le bateau ivre… de l'Éducation Nationale

 

 

 

(environ 18 minutes de lecture)

Ce fut une expérience bouleversante. Une plongée dans l’absurde, le constat d’un gâchis, l’évidence d’une inadéquation. Cet espace-temps où se mêlèrent le comique et le pathétique, le difficilement faisable et l’impossible, était un lycée. 

J’y étais entré dans le cadre d’un remplacement que j’avais accepté, afin de réduire le nombre de mes déplacements professionnels. Me rendre au travail tous les jours au même endroit me paraissait un bon moyen de souffler un peu. Le rectorat me sollicita d’abord pour 10 jours, qui furent prolongés de 20 jours supplémentaires, le prof malade que je remplaçais n’ayant pas repris son service, qui comprenait, en français, 2 classes de Secondes et 2 classes de Premières. Dès la rentrée d’après les vacances solaires, on me proposa d’autres remplacements, que je dus décliner, pour des raisons de santé. Peut-être aussi à cause des considérations ci-dessous.

 

Un combat déséquilibré 

Le lycée, je connaissais un peu. J’avais été élève comme tout le monde, j’avais été parent d’élèves, j’avais été invité en cours d’histoire et de français après la publication de certains de mes livres, j’avais animé des ateliers d’écriture pour une classe. Mon père avait été professeur en lycée, et quelques ami.e.s enseignant.e.s me faisaient part de leurs joies et de leurs peines professionnelles. J’étais moi-même devenu prof, à 50 ans (j’en ai 59), j’avais donné des cours de culture générale dans des masters de droit public et une école d’ingénieurs, je continuais à en donner dans une prépa sciences-po. 

L’enseignement me plaisait, surtout il me paraissait important. Plus que jamais. S’il y avait encore un moyen de conserver une humanité, je veux dire des individus avec un cœur et un cerveau, contrebalançant ceux qui avaient déjà basculé dans ce que j’appelle la post-humanité, c’était là que ça se jouait, dans les salles de classes au sein desquelles s’escrimaient des professeur.e.s, qui exerçaient le métier le plus important, et désormais un des plus difficiles du monde.

J’avais été frappé par le livre et le film de François Bégaudeau, Entre les murs, qui montrait avec talent l’énergie phénoménale qu’il fallait pour « tenir » une classe, pas seulement pour intéresser les élèves, mais surtout pour obtenir le silence et la concentration. Ces cours m’avaient fait l’effet d’un combat de boxe, mais un combat dans lequel un des deux protagonistes, le prof, n’a pas le droit de donner le moindre coup. Son seul objectif est d’encaisser sans tomber, d’esquiver, de relancer. Alors les élèves cognent, contre le prof, cognent, contre la matière ou le sujet, cognent, contre le fait de se retrouver en position d’élève. Et chaque heure de nouveaux élèves arrivent, nerveux, susceptibles, moitié lymphatiques moitié hyperactifs.

Bégaudeau, c’était en 2006, donc avant l’addiction aux écrans. Quand moi j’avais été ado, vingt-cinq ans plus tôt, c’était déjà difficile. Alors en 2025, avec toutes les saletés que leur envoyaient TikTok et des influenceurs nuisibles à longueur de journées via leurs écrans contaminés, enseigner, c’était quasi mission impossible. 

Car un autre combat se jouait là : entre l’homme et la machine. Entre l’imperfection du prof et la puissance de l’algorithme, entre la recherche des mots et la déferlante des vidéos, entre l’âpre construction de la discussion et la facilité de consultation du smartphone. Le cerveau étant par nature paresseux, ces ados inclinaient tous vers la machine, reléguant l’enseignant à un bruit de fond, un passage obligé, le plus souvent supportable, sauf si on avait la loose et qu’on tombait sur un psychorigide. De toute façon, un prof ne faisait pas le poids et n’avait pas le moindre intérêt aux yeux des drogués aux smartphones. 

J’entends déjà ceux qui rétorqueront : « Mais un cours n’est pas un combat, il ne faut pas le voir comme ça ». Ah ah ! Ceux-là confondent éthiques de conviction et de responsabilité, conditionnel et indicatif. Il ne devrait pas être un combat ; mais il l’est. C’est un combat pour faire gagner l’autre, les autres, mais c’est un combat. Si vous ne vous battez pas, c’est que vous avez renoncé à votre mission, et il ne vous reste plus beaucoup de temps à vivre.

 

« L’enseignement n’est pas un transfert de connaissances »

Le renoncement surgit dans un endroit où je n’aurais pas cru qu’il pût survenir. Cette phrase – « l’enseignement n’est pas un transfert de connaissances » – fut prononcée dans le cadre d’une journée de formation qui rassembla dans un bâtiment dûment estampillé aux trois couleurs de l’État tou.t.es les contractuel.le.s en lettres modernes de l’Académie. Je précise que les deux formatrices, enseignantes titulaires expérimentées encore en fonction, délivrèrent une prestation de qualité, montrant que précisément elles savaient transmettre, aux ados comme aux adultes.

Leur affirmation m’apparut à la fois révolutionnaire – à quoi sert l’école si ce n’est à transmettre des connaissances ? – et juste – l’évolution des cerveaux humains et le développement de l’intelligence artificielle (pour faire simple) montrent qu’en effet la mission de l’école doit être entièrement revue. Mais c’est le lieu et le moment qui me sidérèrent : alors que je constatais, comme tant d’autres, que l’Éducation Nationale allait dans le mur faute de savoir, et/ou de pouvoir (c’est l’objet de cette note), se remettre en cause, deux de ses éminentes représentantes, qui au quotidien s’escrimaient à nourrir les élèves de Ronsard, Voltaire et Rimbaud, quand ce n’était pas Aloysius Bertrand, l’Abbé Prévôt et Ionesco, tenaient des propos en décalage complet avec leurs pratiques. Car, suivant les programmes, en donnant à leurs élèves ces nourritures inadaptées, elle visaient bien à « transférer des connaissances », l’effectivité de ce transfert étant vérifiée tout au long de l’année par des devoirs et des contrôles, avant d’être validée par le bac, outil par excellence de contrôle du transfert des connaissances.

Les autres participant.e.s étaient sans doute plus habitué.e.s que moi à ce qui n’était peut-être qu’un élément supplémentaire de langue de bois, car je fus le seul à questionner l’assertion. On me répondit aimablement : « Il faut cependant être convaincu.e qu’on a quelque chose à leur apporter » ; « On doit apprendre à comprendre ; nous sommes des professeurs de compréhension ». J’étais trop « bleusaille » en lycée et en enseignement du français pour renchérir, mais je ne peux m’empêcher de penser que si on veut aider les élèves à comprendre – et à aller plus loin ensuite – il vaut mieux leur proposer des textes compréhensibles et qui aient du sens pour eux. 

« En fait, ce qui est important, c’est l’implicite. L’interprétation ». L’autre formatrice avait ajouté cela pour m’aider à comprendre. L’implicite ? Nous serions donc des transmetteurs d’implicite ? On soumet aux élèves des textes imbitables pour qu’ils déduisent du magma qu’ils représentent pour eux une pensée, une règle, une vérité ? Je me dis alors que, quand Amaury, élève de 1ère STMG, lâcha, tandis que nous suions sur la rencontre de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, « Monsieur, elle est kilométrée, Manon ! », il avait compris l’implicite.

« D’accord, répondis-je à la seconde formatrice, merci ». J’étais sonné. Ça commençait fort. 

 

Émotions contradictoires

Je me colletai à la réalité de la salle de classe 5 X 18 heures. Outre le considérable travail de préparation que cela me demanda, car je partais de 0, aucune de ces 90 heures ne fut facile, chacune ou presque réservant son lot d’inattendus. Quand j’avais réussi à créer une dynamique, que nous avions travaillé dans des conditions à peu près acceptables, je pensais en traversant le parc dans lequel étaient plantés les 5 bâtiments de l’établissement : quel beau métier ! Ces jeunes méritent d’être aidés. Je crois que je suis à ma place et que je peux le faire. 

Et puis l’heure d’après avec une autre classe, ou la fois suivante avec la même classe, l’ambiance changeait du tout au tout : il fallait en permanence sévir pour obtenir un semblant d’attention et/ou de silence, des élèves qui d’habitude participaient étaient fermé.e.s voire hostiles, rien ne les touchait et ne les intéressait. Dans ces cas-là, je marchais en sortant d’un pas lourd avec des pensées sombres : quel métier atroce ! Il est impossible de faire quoi que ce soit avec ces desperados. Rarement, je n’ai ressenti autant d’émotions contradictoires que pendant ces 5 semaines en lycée.

La raison est assez simple : non seulement « les clients » sont difficiles, mais en plus on nage en pleine absurdité. Le prof est aux prises avec des contraintes qu’il ne peut maîtriser, alors qu’on lui demande de maîtriser 30 boules de nerfs aux prises avec les mêmes contraintes. Je ne reviens pas ici sur la calamité que constituent les smartphones, sans doute le premier de tous les maux, j’en ai parlé par ailleurs (voir notamment https://desvies.art/2024/09/20/histoire-du-xxie-siecle-premiere-partie-2000-2024-naissance-de-la-post-humanite-chapitre-1-la-numerisation-du-monde/). 

Je voudrais montrer l’absurdité du système sur trois points plus spécifiques à l’Éducation Nationale : les programmes de français, les rythmes scolaires, les règles du lycée. 

 

Des programmes absurdes

Malgré les formatrices, les manuels et les collègues, j’eus beaucoup de mal à comprendre ce qui était attendu des élèves de Premières en fin d’année, qui est, en Français, celle du bac. Les élèves eux-mêmes n’en ont qu’une très vague idée. Il convient déjà de saisir que le programme est divisé en « objets d’études », au sein desquels le professeur doit choisir une « œuvre » qui doit être intégrée dans un « parcours » (plusieurs œuvres de siècles et de genres différents autour d’une même thématique), complété de « lectures commentées » (des extraits d’œuvres) et d’une « lecture cursive » (œuvre d’un siècle différent de l’œuvre étudiée). Relisez la phrase, que j’ai rédigée le plus simplement possible, vous allez vite voir la difficulté. J’ajoute qu’on parle aussi de « corpus », mot dont je connais bien sûr la définition ; mais je ne suis jamais arrivé à comprendre de quoi il s’agissait en l’espèce, et comment il s’intégrait dans (ou entre ?) les objets, les œuvres, les parcours et les lectures. C’est peu glorieux j’en conviens, excusez-moi. Si vous abandonnez la lecture de mon texte ici, je ne vous en voudrai pas. 

Ça, c’est le cadre. Je ne vais pas détailler le fond, mais juste vous indiquer le contenu des objets d’études de Français, pour que vous admiriez leur adéquation avec les besoins et aspirations d’un ado de 2025. En Première, les quatre objets d’études sont : La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle, Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle, La poésie du XIXe au XXIe siècle, Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle. Facile, adapté, cohérent. Ne vous laissez pas abuser par le XXIe qui borne 3 de ces 4 objets d’études, et qui pourrait laisser croire à un effort de modernité dans cet effrayant passéisme, limite nationaliste car exclusivement consacré aux auteurs francophones : s’il y a un siècle qui passe à l’as, faute de temps, c’est bien celui qui concerne les jeunes, sauf à travers quelques auteurs tendance on ne sait pas trop pourquoi, comme Philippe Jaccottet (1925-2021), dont on étudie L’effraie, recueil de poèmes en vers libres, contenant Portovenere, Agrigente, Les eaux et les forêts, subdivisée en I, II, III et IV, et des vers comme « Tu es ici, l’oiseau du vent tournoie » (pardon Philippe, ce n’est pas de vous que je me moque, mais de ce que l’on fait de vos textes, infligés à des élèves dans des conditions où il est impossible qu’ils les apprécient).

Tout bleu que j’étais, une contradiction m’apparut entre l’ambition folle de ce programme et le renoncement à la transmission : s’il ne s’agit plus de transférer des connaissances, pourquoi embêter les Secondes avec Le melon de Saint-Amand (1634) et les Premières avec Le mimosa de Francis Ponge (1952) ?

 Le pire est à venir. Malgré la complexité des constructions à élaborer pour faire coïncider objets, parcours, œuvres et lectures (et corpus ?), cela vaudrait le coup d'essayer si l’on essayait de savourer les textes issus de ces croisements. Mais le but n’est pas là. Il ne s’agit pas de prendre plaisir à lire, mais d’analyser, de disséquer, de chercher la petite bête. C’est un peu comme si on proposait aux élèves un gâteau, non pas pour le déguster, mais pour le casser, afin d’essayer de découvrir les ingrédients, leur nature, leur teneur, leurs proportions, leur cuisson. Donc ils goûtent d’abord la farine, ensuite les œufs, ensuite la levure, ensuite le sucre, ils recommencent, doivent varier les combinaisons… Et comme c’est ainsi immangeable, ils vomissent. 

Je n’invente rien. À l’oral, le jeune ou la jeunette de 16 ans doit produire l’analyse linéaire d’un texte (ligne par ligne), en spécifiant tous les « procédés » utilisés par l’auteur.e (à qui l’on prête une fois sur deux des intentions qu’il n’avait pas, mais c’est un autre débat). Les ados sont notamment tenus de faire ressortir le paratexte, l’énonciation, la composition, le lexique, la grammaire. Ils ont intérêt à savoir ce qu’est une anaphore, une prolepse, un chiasme et un zeugma, à ne pas oublier de mentionner une assonance et une allitération, à trouver la proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de condition qui se cache dans la page. Ils disposent certes d’une demi-heure de préparation et ont vu en cours les deux textes sur lesquels ils sont interrogés (un choisi par l’examinatrice dans la liste présentée, un choisi par eux). Mais il est fort à parier qu’après un pareil traitement ils seront dégoûtés pour longtemps, si ce n’est à jamais, de tout ce qui ressemble à de la littérature.

L’épreuve écrite est un peu moins destructrice. Il y a des petites différences selon les types de Premières, mais elle consistait pour mes ouailles en, au choix, un commentaire de texte (pour lequel on retrouve les mêmes exigences qu’à l’oral) ou une contraction de texte (résumé) suivie d’un essai, ce qui laisse un peu plus place d’une part à l’appréciation d’un écrit dans sa globalité (contraction) et à la réflexion personnelle (essai). 

Le plus affligeant est que ces programmes et ces modalités n’ont quasiment pas évolué depuis le temps où j’étais élève de Première, c’est-à-dire il y a 45 ans. Et déjà ils étaient aberrants. Aujourd’hui, alors que la société a tellement changé, ils le sont davantage encore.

 

Des rythmes absurdes

Je distinguerai ici les cours, les journées, les semaines, l’année.

Cette question de l’absurdité du rythme des cours, elle m’est apparue lors du remplacement, pas quand j’étais élève, parce que je n’avais pas la conscience pour ça, et pas dans mes précédents ou autres enseignements, car mes cours dans le supérieur sont programmés sur des plages de 2, 3 ou 4 heures. 

Au lycée en 2024-2025, je réalisai que, comme il fallait bien quinze minutes pour que les élèves oublient un peu l’avant, l’après et l’a-côté – quand on y parvenait – et qu’ils anticipaient souvent la fin du cours cinq ou dix minutes avant l’heure effective – quand ce n’était pas quinze –, à peine avions-nous réussi à entrer dans un sujet, à nous concentrer un peu sur les stances de Rodrigue ou sur l’incipit de L’Éducation sentimentale (les pauvres…), la cloche sonnait et le maigre acquis s’envolait aussitôt, dans un fracas de chaises déplacées, de bousculades, d’interpellations et de consultations de smartphones. 

Au cours d’après en maths, en sciences de la vie ou en histoire, le même fractionnement se reproduisait. Les élèves passaient ainsi leur journée à se déplacer de salle en salle, arrivant toujours bourrés d’émotions, d’excitations et d’addictions, si bien qu’ils savaient à peine où ils se trouvaient, se laissant porter par la vague, l’habitude, ou les indications de leur espace numérique de travail. Il est bien sûr très difficile dans ces conditions de retenir quelque chose d’un cours, même l’essentiel.

Avec entre 28 et 32 heures de cours par semaine, ils leur arrivaient d’avoir des journées de 6 ou 7 heures, et donc 6 ou 7 cours différents dans la journée. Loin de moi la volonté de dire que l’on travaille trop dans notre bon pays. Mais pour un jeune de 16 ans, chauffé à blanc par 1200 autres jeunes autour de lui et 1200 stimulations des réseaux diaboliques, c’est trop. Il n’est pas en condition d’assimiler ce qu’il entend, ce qu’il fait. J’ai bien noté qu’il ne fallait pas chercher à lui transmettre des connaissances, mais même s’il ne s’agit que de le faire lire, discuter, écrire, écouter, 30 heures par semaine, c’est trop.

Ce bourrage des jours et des semaines est d’autant plus absurde que les vacances sont trop longues. C’était évident depuis longtemps, mais plusieurs études sérieuses l’ont démontré récemment. 2 semaines à la Toussaint, 2 semaines à Noël, 2 semaines en février, 2 semaines à Pâques, 9 semaines en été : cela fait 17 semaines de vacances. Sans compter 1 de plus liée aux jours fériés. Comme celles de la journée, ces ruptures dans l’année cassent la concentration, compliquent la mémorisation, empêchent la progression. 

J’ajoute que, lorsque leurs cours commencent à 8 heures, nombre d’élèves doivent se lever à 6 heures, si ce n’est 5 h 30, pour aller prendre le car de ramassage scolaire. Ils sont ainsi très nombreux en manque de sommeil, ce qui aggrave encore la situation.

 

Des règles absurdes

Dernière série d’absurdités rencontrées au cours de ces 5 semaines bouleversantes :  les règles auxquelles sont soumis, ou non soumis, les élèves. 

Comme je ne vis aucun livre au cours des premières séances, je posai la question. J’appris qu’ils avaient tous un manuel, que celui-ci était chez eux, qu’ils ne l’ouvraient jamais et qu’ils ne l’apportaient jamais. 

– Il sert à quoi ? demandai-je.

30 voix répondirent gaiement :

– À rien !

Peut-être, me dis-je, sont-ils passés au dématérialisé. Mais je ne vis pas plus d’ordinateurs ou de tablettes sur les tables que de livres (il me semblait que de nombreux Conseils Départementaux fournissaient les élèves de collèges en tablettes, et que les Conseils Régionaux faisaient de même pour les élèves de lycée, mais visiblement ce n’était pas le cas partout). Une collègue à qui je m’ouvris de cette incongruité m’apprit que, à part exceptions, ils étaient ignares en informatique. Parfaitement à l’aise pour récupérer ou transférer une vidéo sur un réseau, ils ne maitrisaient aucun logiciel de bureautique et tapaient sur un clavier azerty comme des petits vieux en situation d’illectronisme. 

Ils écrivaient donc sur du papier. Le prof que je remplaçai, me dirent-ils (mon prédécesseur n’avait pas répondu aux messages que je lui avais envoyés pour tenter de me mettre en phase avec son travail), leur avait conseillé d’utiliser un classeur plutôt que des cahiers, mais ne leur avait pas donné de consignes particulières pour organiser ce classeur. Du coup… Si la majorité, me sembla-t-il, avait fait l’effort de trouver un classement à peu près cohérent (cours, méthodo, exercices, ressources…), certains élèves venaient parfois en cours avec quelques feuilles, volantes ou dans une pochette, d’autres venaient sans rien. 

Ils comptaient sur les photocopies que donnaient les enseignants, et là aussi je me rendis compte que l’école française n’était pas vraiment à la pointe : le nombre de photocopies distribuées était colossal. En 2024-2025. Moi qui avais quelques scrupules à utiliser la carte qu’on m’avait confiée pour accéder aux photocopieuses (énormes, nombreuses et en parfait état), je voyais des collègues imprimer à tour de bras… des connaissances qu’on avait pourtant renoncer à transférer.      

En matière de discipline, on n’était pas à une contradiction près non plus. Au préalable, je rappelle que tout espoir de respect automatique du maître est à bannir, au risque de graves désillusions. Ce temps est révolu, sauf peut-être en primaire, et encore. Dans un combat, il faut s’imposer. Je ne sais pas si l’autorité naturelle existe, mais là aussi, ça ne fonctionne plus guère devant des ados gavés à la dérision (talk-shows), au relativisme (réseaux) et à l’humiliation (Hanouna et autres calamités du même tonneau). Il faut donc frapper, pas fort mais nettement, et vite. Soit dès le premier cours, le deuxième à la rigueur. 

Comme je n’étais que remplaçant, j’ai temporisé. C’est-à-dire que j’ai attendu 4 cours pour coller un élève intenable, et que je n’ai enlevé que 10 points à celui que je pris en train de copier sur son iPhone lors de l’évaluation de fin de trimestre. Je payai cher ces faiblesses, et ne parvins jamais à obtenir le silence nécessaire à un travail dans de bonnes conditions, alors que j’y étais toujours arrivé par ailleurs.

Les heures de colle – on dit retenue – sont tout à fait dérisoires, archaïques, j’en suis convaincu. Mais je m’aperçus – grâce au fil de discussion ouvert sur Pronote pour chaque classe – que c’était quasiment la seule arme à disposition des professeur.e.s et la seule arme utilisée (avec un système de gradation, avertissement, 2 heures, 4 heures). Envoyer un élève chez le proviseur ou le conseiller principal d’éducation ne servait à rien (sauf en cas d’acte grave), et cela aurait condamné ces deux professionnels à passer leur temps à recevoir des élèves.

Il faut dire que la pression morale – si tu ne travailles pas tu n’auras pas ton bac – n’a plus l’effet qu’elle pouvait avoir auparavant, si elle en a jamais eu, sur les élèves indisciplinés. D’une part parce qu’ils savent qu’il y a de bonnes chances qu’ils obtiennent leur bac même en ne travaillant pas en cours, d’autre part parce que les plus récalcitrants ne se projettent pas dans l’avenir. Le nihilisme qui a touché toutes les jeunesses de tous les temps existe encore. 

La condition qui me parait déterminante pour la discipline des élèves, c’est l’attitude générale de la direction de l’établissement. On voit tout de suite quand on arrive dans un lycée si l’endroit est tenu ou pas : les élèves se lèvent-ils quand l’adulte entre en classe ? Disent-ils bonjour et au revoir ? Se taisent-ils quand on le leur ordonne ? Rectifient-ils leur position ou leur démarche à l’approche d’un enseignant ? On voit à quelques détails si la direction a su imposer un minimum de respect dans l’établissement. On distingue aussi les établissements dans lesquels l’équipe pédagogique est unie, et si un enseignant est soutenu par le conseiller principal d’éducation, la proviseure adjointe et le proviseur quand il rencontre un problème de discipline. Je dirais que cela m’a semblé être plutôt le cas dans mon lycée en fin d’année.

 

Suggestions (qui déplairont aux syndicats, aux parents, aux médias, aux politiques…) 

Il me paraît logique de terminer mon propos en formulant quelques suggestions. Non pas dans un quelconque espoir de prise en compte, bien sûr. Mais par honnêteté intellectuelle, pour la cohérence de la réflexion et le respect des lecteurs. 

À partir des quelques éléments de constat rappelés ci-dessus, je proposerais, si j’avais voix au chapitre, les aménagements suivants :

– des cours de 2 heures, un le matin de 9 h 30 à 11 h 30, un l’après-midi de 13 h 30 à 15 h 30 ;

– donc des journées de 4 heures de cours, les lundi, mardi, jeudi et vendredi, de 2 heures le mercredi matin, soit 18 heures de cours par semaine en lycée (option possible de 2 heures supplémentaires le mercredi après-midi) ;

– la suppression de 5 semaines de vacances, en réduisant les petites vacances (Toussaint, Noël, Février, Pâques) et les grandes vacances (été) d’une semaine. On passerait ainsi de 17 semaines à 12 semaines de vacances, soit une moyenne de 1 semaine de vacances par mois. Pour les enseignant.e.s, ces 5 semaines de vacances en moins seraient compensées par une augmentation de salaire ;

– l’interdiction des smartphones au lycée, afin que le temps d’école soit un temps d’échange avec les autres (élèves et enseignants), avec soi-même, avec le silence, qui permette une immersion dans les matières et les programmes étudiés, sans parasitages. À l’entrée de l’établissement, près des portiques, chaque élève bénéficierait d’une mini-consigne, accessible avec sa carte, dans lequel il rangerait son smartphone avant de pénétrer dans l’établissement, le passage dans le portique vérifiant cette absence de smartphone ;

– une refonte complète des programmes de français, impliquant la suppression du théâtre, de la poésie, du roman avant le XIXe siècle, et le remplacement par des études, non linéaires, de textes faisant la part belle à la culture générale et aux questions contemporaines, via la fiction et la non-fiction, en partant de ce que les élèves connaissent pour approfondir et élargir progressivement vers ce qu’ils ne connaissent pas (soit l’inverse de la démarche actuelle) ;

– l’utilisation systématique, à partir de la Seconde, d’un ordinateur portable, avec formation d’une semaine au traitement de texte, au classement, à l’accès aux ressources (les aider à identifier les sources fiables est une urgence absolue). Le wifi en salle de classe serait accessible aux moments choisis par le professeur (les élèves n’ayant pas de smartphones en leur possession, le bluetooth serait inopérant).

Il y aurait beaucoup d’autres choses à revoir, bien sûr. Mais si on adoptait déjà ces six mesures, on donnerait une chance à l’Éducation Nationale de continuer à remplir sa mission fondamentale. Si l’on perdure dans les absurdités actuelles, de plus en plus de personnes – enseignants, élèves et parents – se détourneront d’elle et chercheront ailleurs les moyens de se former et de gagner leur vie. Qui sait si l’on ne verra pas bientôt des entreprises ou des groupes financiers recruter des jeunes dès le plus jeune âge pour les former, moyennant rémunération, aux métiers de demain ? On irait encore plus loin dans le corporatisme, la sélection par l’argent et on risquerait l’embrigadement des enfants.

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En plus de ces réflexions, je garderai de mon séjour en absurdie les visages, les voix, les sourires et les gestes d’Ahmad, Érina, Chiara, Elyès, Andréa, Molly et quelques-un.e.s encore. Même si certain.e.s m’ont plus marqué que d’autres – comment pourrait-il en être autrement ? –, je n’ai jamais oublié que tous ces élèves, même les plus difficiles, sont des enfants qui arrivent à l’école avec parfois de lourdes charges, ou au contraire une absence angoissante de repères, et qu’ils méritent chacun notre plus grande attention et nos efforts maximaux. Je garderai pour moi quelques paroles de reconnaissance éperdue, qui m’aident à considérer que je n’ai pas été tout à fait inutile à ces jeunes.

Je pense enfin à celles et ceux qui continuent ce métier impossible, magnifique et indispensable. Il faut les aider en revoyant les programmes, les rythmes et les règles. Nous sommes tous concernés. Une société qui ne parvient pas à éveiller ses jeunes aux réalités du monde et à l’altruisme se prépare un sombre destin. 

 



vendredi 10 janvier 2025

 

Composition sur les corps

(environ 3 minutes de lecture)

En début d’année passée, je vous avais proposé une Variation sur les cons et une Digression sur les culs. Je complète aujourd’hui avec une Composition sur les corps, écrite dans le même style.

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On oppose souvent le corps et l’esprit, à tort selon moi, car le cortex fait partie du corps. Plutôt que de corps et âme, on devrait donc parler de corps-à-corps ; et revoir le corpus. 

Tout est corporel, nous le savons bien, de la cornée aux cors-aux-pieds, en passant par les coronaires.

Le corps sain n’est ni corpulent, ni biscornu ; il est cordial. Et raccord, plus ou moins : plus, c’est le corps sage, moins, c’est le corps sot. S’il est incorrect, s’il s’agite à cor et à cri, s’il écorche ses coreligionnaires, le corps ira en correctionnel. 

Même grand, il se peut que le corps soit malade ; les organes se corrodent et il devient corrosif. Le corps n’échappe ni aux carences, comme le scorbut, ni au virus, comme le corona, peu sensible aux anticorps. La cortisone et les corticoïdes le soulagent un temps, mais le cornaquent dans la dépendance. Surtout quand le cordage vieillit. Il n’y a que le repos, alors, pour éviter les cormorans ; chut, le corps y dort.

On classe parfois les corps par catégories : le corps est médical, diplomatique, électoral, les corps sont d’armée ou de métiers, et les grands corps de l’État. Sans oublier les corporations, qui souvent s’encordent avec la corruption. Je préfère les individualités : Coralie, Corinne, à la rigueur Corentin. Et je deviendrais fou sans les descendants de Corneille. Mais rien de mieux qu’une Corona avec une choriste sur une corniche de Corinthe.

En Espagne, à Cordoue (Cordoba), on trouve le corazon et les corognes. Au Nord, c’était les corons ; en Cornouailles, le corned-beef. Ailleurs aussi, à Cordouan, dans le Vercors ou dans les Corbières, le corps naît. Et que ce soit en Corrèze, en Corse – Cocorico – ou en Corée, le corps sait.

Les plus agréables des corps, bien sûr, sont les corps beaux, et mieux encore les corps dons. Parmi ceux-ci, il y a le cor de basse et le cor de chasse, le corail et la corolle, ces créations au cordeau. Magnifiques aussi sont les chorégies, quasi égales des coryphées, qui chantent les correspondances entre Dieu et les hommes. Plus prosaïques, mais non moins délicieux, les corn flakes, la chicorée, la coriandre (et les cordons bleus, pour ceux qui aiment). L’homme, certes, craque pour les corps nichons, qui sont ses cornes d’Abondance.

Parfois les corps se battent, pour des histoires de Coran, de corsaires, de score, ou de décor. Ils sont en désaccord, frappent en corner, et c’est la corrida. Certains refusent d’être corvéables, d’entrer dans le cortège. Ils ne veulent pas être corps rompus, ils ne supportent pas les Corléone. Refusant d’être encornés dans un corral, ils se regroupent en corps francs, accordent leurs forces et infligent aux cornards la correction méritée.

Un rien peut désaccorder les corps. Par exemple, la licorne est sympathique, le bicorne moins ; la Corvette est une voiture synonyme de liberté, la cornette de la sœur des Cordeliers en revanche… L’habit ne fait pas le moine, oui, pourtant le corps corrobore. Ou édulcore. Ou incorpore. Quelques incorrigibles ne veulent pas jouer corporate. La pécore picore, le corniaud écornifle… On ne peut les mettre à la corbeille et l’on ne sait comment escorter ces coriaces.

Aurai-je le temps de corriger encore ? Moi qui me suis jeté à corps perdu dans les corrélations, j’en ai agencé des mots, j’ai même battu des records ! Mais quand viendra l’heure de ma mort, il n’y aura pas le quorum à mon enterrement, personne pour crier « encore, encore ». Normal : j’ai disparu dès 30 ans pour m’adonner aux concordances.

Qu’on me trouve un arbre, cornouiller ou autre, et que vienne à l’occasion une guitare ou une cornemuse. Et puis, qu’on me laisse m’accorder à ma manière avec les corps célestes. 



vendredi 3 janvier 2025

 

Flocon magique

(environ 2 minutes de lecture)

La neige commençait à recouvrir la pelouse, les thuyas, le figuier. Comme elle était rare, je ne me lassais pas de la contempler depuis la fenêtre de mon bureau, de plain-pied sur le jardin. Ce moment de la chute arrêtait le temps. Sous la pureté des flocons, les mouvements des hommes devenaient incongrus. La neige en plus étouffait les sons, adoucissait les bruits. Quand elle se mettait à tomber, le monde disparaissait, un autre apparaissait. 

À cet instant, la femme que je n'attendais plus a surgi. Et je ne peux m’empêcher de rapprocher les deux phénomènes. En conscience ou pas, elle a profité de la transformation de la nature pour modifier l’état de deux individus. Parce qu’elle venait du portillon qui donne sur la rue, elle est arrivée dans l’encadrement de la fenêtre par la droite. Comme je ne regardais pas l’écran de mon iMac mais la neige, je l’ai vue tout de suite. Du moins j’ai vu d’abord une forme, ensuite une fée, blanches, avant que mon cerveau tire une conclusion sensée de ces éléments. 

Elle s’est tournée vers moi. Au milieu du blanc de la neige, du blanc de son bonnet, du blanc des barreaux de la fenêtre, son visage rose et ses yeux bleus se détachaient. Des mèches blondes coulaient devant ses oreilles. Un ange s'était posé devant moi. 

C’était une fille que j’avais courtisée sans succès. Cela n’avait pas été facile pour moi, ce n’était jamais venu tout seul, mais jusqu’à peu j’avais réussi à vivre au moins une belle histoire chaque année. Désormais, je traversais un désert sans fin, j’étais devenu invisible. Pourtant, je n’avais jamais cessé de lancer des bouteilles à la mer, c’est-à-dire des mots, des messages, des sourires, des invitations… Parce que j’y croyais. Parce que je me disais qu’un jour ça marcherait. À force. C’était mathématique. Une belle aurait besoin de moi, envie peut-être, et me remarquerait, ou se souviendrait. 

Il a fallu 6 ans. 2190 jours, et puis ce jour est arrivé : une femme qui me plaisait a débarqué chez moi.

Elle est restée. Pendant deux ans. Qui sont passés à toute vitesse. Je donnerais ma vie pour ces deux années. Voici ce qu’elle m’a dit lorsque, me levant à son apparition, je suis sorti et que nous nous sommes retrouvés devant la porte d’entrée :

– Il ne me reste plus beaucoup de temps. Si tu es d’accord, je veux terminer ma vie avec un homme bien. Pour une fois. J’ai toujours été attirée par des connards et des mauvais garçons. Je ne sais pas si je le regrette, c’est ainsi. Maintenant, c’est avec toi que je veux être. Tu sauras m’aimer et je crois que je saurai aussi.

Elle m’a rendu heureux, je l’ai rendue heureuse. Elle m’a même répété :

– J’aurais dû être malade plus tôt.

Ce ne sont ni la santé ni la durée qui garantissent le bonheur.