Littérature - Nouvelles 1er semestre 2022

 

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.


24 juin 2022

 

Les âges de la vie

   (environ 5 minutes de lecture)

Ils étaient moine, médecin et philosophe. Ils se retrouvaient autour d’un verre  dans le salon du grand hôtel où on les logeait, après une conférence qu’ils venaient de donner, à la suite de la publication d’un livre commun.

– C’était bien, non ?

– Oui, je crois.

– Je regrette de ne pas avoir pu placer mon découpage de la vie humaine.

– Rappelle, pour info ?

– Il faudrait nuancer bien sûr, mais il me semble qu’on peut découper la vie comme ceci. De 0 à 10 ans : l’innocence. De 10 à 20 ans : les apprentissages. De 20 à 30 ans : les choix. De 30 à 40 ans : les ruptures (ou pas). De 40 à 50 ans : l’accomplissement. De 50 à 60 ans : la sérénité. De 60 à 70 ans : la bienveillance (ou l’arrogance si on a mal tourné). De 70 à 80 ans : la sagesse. De 80 à 90 ans : le ressassement. Après 90 ans : la dépendance. Après la vie : la délivrance.

Le moine et le médecin prirent le temps d’assimiler ce que venait de dire le philosophe, puis le médecin prit la parole :

– Ma division est plus simple : jusqu’à 30 ans, jeunesse. De 30 à 75 ans, âge adulte. À partir de 75 ans, vieillesse.

Le moine et le philosophe enregistrèrent, puis le premier intervint : 

– Mes amis, vous avez une vision idéale de l’existence. Vos découpages impliquent une vie longue et linéaire, sans accidents, sans blocages. Est-ce si souvent le cas ?

– Ça se discute, dit le médecin. Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, on vit mieux qu’avant. Depuis 40 ans, les progrès sont spectaculaires. On meurt beaucoup moins de guerre, de maladie, de violences, de faim. Même le Covid et la guerre en Ukraine ne modifient pas beaucoup la courbe. Tout au moins pour l’instant.

– On peut concéder toutefois, dit le philosophe, que malgré cette aseptisation de la vie terrestre, il reste, ou il nait, des violences de toutes sortes, pour lesquelles nos catégorisations ne sauraient convenir.

– Sans oublier les âmes errantes que nous recevons en consultation, qui, même dans les sociétés apaisées, ne parviennent pas à s’intégrer dans les cases du découpage général.

Ils burent quelques gorgées, thé vert pour l’un, bière pour l’autre, jus de citron pour le 3e. Il y avait encore pas mal de passage à la réception de l’hôtel, ils ne s’en souciaient pas. Ils auraient pu être là ou ailleurs, cela n’aurait modifié ni leur état d’esprit ni leur comportement. Il était 23 heures, ils reprenaient des avions le lendemain matin.

Le moine reprit :

– Je dirais que, pour la majorité des individus, le meilleur âge semble la quarantaine. Le corps fonctionne encore, on compte à son actif des réalisations personnelles, professionnelles ou familiales qui donnent confiance ; et l’expérience nous a apporté une intelligence qui nous permet de mieux apprécier les charmes de l’existence. 

– Je partage, dit le médecin. Moi qui ai terminé cette décennie, je sens la différence avec la suivante. 

– Je reste un nostalgique de ma jeunesse, confessa le philosophe. Quand je pense à mes 16 ans, cette joie, cet amour, cette beauté… Jamais cette insouciance et cet avenir ne reviendront.

– Hum… Je me souviens, je devais avoir 35 ans, quand des jeunes se sont mis à m’appeler Monsieur. Je me sentais proche d’eux, mais eux pas du tout de moi.

– Et ça ne fait que s’aggraver ensuite. Ce que je ressens, actuellement, c’est une sorte de suspicion. Passé 45 ans, si vous êtes seul dans un lieu public, même si vous marchez tranquillement dans la rue, on vous regarde comme si vous étiez suspect. « Qu’est-ce qu’il fout, celui-là ? Il file un mauvais coton. »

Ils sourirent à ces petites cruautés de la vie. 

– Une impression similaire, renchérit le médecin. Je croise de temps à autre un confrère cardiologue que j’avais consulté il y a quelques années pour des soucis de cœur. Après différents examens, il m’avait rassuré. Pourtant, dans son regard, je décèle chaque fois une sorte de surprise, comme s’il s’étonnait de me voir encore debout. « Comment ? Pas encore mort ? ».

– Alexandre le Grand mort à 33 ans, Mozart à 35 ans, Pascal à 39 ans, Proust à 49 ans, Napoléon à 52 ans : et on s’inquiète pour sa retraite…

– On vit trop vieux…

– Mourir d’un cancer à 65 ans, c’est une politesse.

– Une crise cardiaque à 64, c’est le comble du savoir-vivre !

– Cette petite vieille derrière la fenêtre, qu’est-ce qu’elle attend pour crever ?

Ils rirent de bon cœur. Ce tragi-comique les détendait.

– Devenir adulte, dit le philosophe, c’est penser un peu moins à soi, un peu plus aux autres. Du moins, cela devrait.

– Ça s’appelait le souci de l’autre, la bonté, le civisme, l’interêt général. Aujourd’hui, le but est de consommer plus, de ne rien lâcher, de défendre…

– L’ordre n’est pas bon : il faudrait être jeune après avoir été vieux.

– Si jeunesse…

– Se regarder dans la glace et ne voir que ça…

– Vient un moment où l’on ne pense plus à bien vivre mais à bien mourir. Imperceptible glissement…

– Une chose est sûre, on peut toujours tomber plus bas.

– Et, si ce n’est remonter plus haut, devenir plus juste dans son regard.

Les hommes en smoking et les femmes en robe de soirée qui entraient ou sortaient regardaient ces trois individus assis dans un coin du lobby, l’un avec sa tunique de moine bouddhiste et son bras nu, le second dégingandé avec un pull et un jean effiloché, le troisième, handicapé physique visiblement, avec un sweat-shirt jaune à capuche. Ils détonaient autant qu’ils déconnaient. On les remarquait non seulement à cause de leurs habits insolites, mais aussi parce qu’il émanait de leurs visages une joie, une bonté, une sérénité qui semblaient presque irréelles. 

– Nous maîtrisons peu de choses, reprit le moine. 

– Le maître du monde est le hasard, précisa le philosophe. Une tuile, un chauffard, un gène, une seconde, un écart, un battement d’ailes, et notre vie bascule, change, s’achève. Alors hein…

– Un peu de modestie s’imposerait, ajouta le médecin.

– Nous sommes si faibles, si pitoyables parfois.

Oui, même des sages à l’esprit aussi affuté que le leur se sentaient fragiles, incertains, petits. C’est précisément parce qu’ils étaient conscients de leurs doutes et de leurs faiblesses qu’ils voyaient juste sur eux-mêmes et la nature humaine.

– Il y a une division assez nette, poursuivit le médecin, entre les moments où le physique ne pose pas de problème et les moments où on a mal. 

Le philosophe réagit aussitôt :

– Un point de bascule incontestable : quand les problèmes de santé se soignent, et quand ils ne se soignent pas, ou plus. Chez les gens qui ont de la chance, je dirai vers 50 ans. Avant 50 ans, on peut soigner ses faiblesses physiques, donc la douleur. Après 50 ans, certaines infirmités ne se guérissent plus et il faut se colter la douleur ; elle s’incruste.

Le moine réfléchit et ajouta :

– Et la solitude, mes amis ? À vous qui me la rendez bien douce, je demande : n’est-elle pas la plus grande douleur ? Certes, il y a plusieurs manières d’être seul.e. Si l’on reste sur notre distinction en fonction des âges, je dirai que plus on avance plus on a conscience de sa solitude. 

– Le choix le plus courant pour y faire face, répondit le philosophe, est de l’affronter à deux. En couple. Dans ce cas, c’est quand ce deuxième meurt que c’est douloureux. On se retrouve seul seul. 

– Comme quand on voit disparaitre un à un tous ceux qui ont compté.

– Bienheureux ceux qui ne perdent leurs amis que quand ils meurent. Mais se retrouver seul.e parce qu’on a été délaissé.e, c’est encore plus terrible.

– C’est pour cela que beaucoup se maquent avec Dieu ; ils se le créent humain, réel et immortel, pour ne pas se retrouver seul. L’espérance.

Le philosophe sourit :

– Nous virons dans le sombre. Je terminerai sur une dernière évolution, plus gaie : avancer en âge nous libère de beaucoup de choses. On est d’une légèreté… Ne la sentez-vous pas ?

Ce disant, le philosophe battait des bras, un peu comme un oiseau. Ses compagnons l’imitèrent et ils rirent. 

Ils se turent un instant. Puis le moine conclut en se levant :

– Mes amis, il est temps d’aller nous coucher. Nos propos de fin de soirée ne sont pas à la hauteur de la conférence que nous avons donnée. Si nous continuons, nous allons nous faire honte. Nous avons besoin de nous reposer.

Ils en convinrent, finirent leur verre et se dirigèrent vers les ascenseurs pour gagner leurs chambres.



17 juin 2022

 

Tant qu'il y aura des boulistes

              (environ 7 minutes de lecture)

Il n’en peut plus. Trop de pression. Trop de vexations. Qui va le tuer en premier ? Son manager, ses clients, sa femme, ses enfants ? Il est si fatigué en sortant de son rendez-vous qu’il n’a même pas la force d’aller jusqu’à sa voiture. Il n’est pourtant que 16 heures. Il doit revenir à la boîte, rédiger son rapport, débriefer son équipe, appeler des clients…

Il avise la place qui prolonge le square de la Poste. Coiffée de quatre platanes magnifiques, cette place semble le paradis des joueurs de pétanque. Il y a du monde, autant de joueurs que de spectateurs, peut-être une cinquantaine en tout, mais il trouve un bout de banc. On est au printemps, il fait déjà chaud. Il s’affale, tend ses jambes écartées, desserre sa cravate, penche la tête en arrière. Mais que va dire son manager ?

Ses yeux se soulent des feuilles et des bouts de ciel qui passent au travers. Bon sang, ces arbres sont gigantesques, quelles futaies ! Pour ne pas se casser la nuque, il redresse la tête ; le sol de terre battue lui apparait, une surface blanche qui avance sur la route et oblige les automobilistes à contourner son bel ovale, saupoudrée de poudre et de cailloux qui craquent sous les pieds. 

Il ferme les yeux, met la main sur son cœur. Que va dire son manager ? Sur fond de circulation urbaine, ses oreilles entendent les voix, les exclamations, les jurons, et les boules, tombant avec un son plus ou moins sourd, selon que le lanceur a choisi la portée, la demi-portée, ou la roulette. Quant au claquement de deux boules quand l’une a été lancée pour éjecter l’autre trop bien placée, il arrête net le passant, que le contact sec des métaux saisit aux oreilles. Si le tireur a été maladroit, il arrive que la ronde capricieuse franchisse la bordure du trottoir et s’aventure sur la chaussée. Alors le conducteur freine, le marcheur s’ébahit, le caniveau rigole. 

Incapable de se concentrer comme de se relever – que va dire son manager ? –, il regarde au-delà de la place. Il remarque le jardin où les jardiniers accomplissent des merveilles, et même un potager à objectif pédagogique ; les maîtresses y amènent les enfants, qui adorent. Deux bouts d’avenue rejoignent la première ceinture. Une autre place s’ouvre après l’avenue de droite. Il ne sait plus laquelle est Thiers, laquelle est Churchill, qui nomme quoi. Après l’avenue de gauche, se dresse une petite halle, bienvenue sur le site de l’ancien foirail. Derrière lui, surélevée, imposante et un rien arrogante, la Poste domine l’ensemble. 

Sur la place des boulistes devant lui, est érigé le monument dédié aux morts de la Grande Guerre (la plus grandement tragique peut-être, la plus absurde). La patine va bien aux Poilus, qui se polissent au fil des saisons et des années, sous l’autorité des drapeaux pendus en haut des mats. Une grille protège le socle fleuri des pipis de chiens et d’ivrognes. Le monument impose le respect : c’est comme si les boulistes qui délimitent leurs terrains autour se mettaient sous sa protection et conservaient grâce à lui le sens des hiérarchies et des priorités. Tout est relatif. Une boule n’est qu’une boule, une balle est une balle. Le but n’est pas l’obus.

Ainsi donc, se dit-il, c’est dans ce décor que se réunissent tous les après-midi des amateurs de pétanque qui forment une, deux, trois ou quatre équipes, au sein desquelles  s’organisent des triplettes, des doublettes ou des tête-à-tête. Que dirait son manager s’il s’adonnait à pareille activité, ne serait-ce qu’une fois par semaine ? 

Ils arrivent l’un après l’autre d’un pas nonchalant, à partir de 13 h 30, jamais le matin. Quand une équipe est complète, « on fait les boules », c’est-à-dire qu’on lance en l’air une boule de chaque joueur : la plus ou moins grande proximité par rapport au cochonnet détermine les partenaires et les adversaires. Une partie se joue en treize. On la pimente parfois (chut…) de quelques euros que versent les perdants de bonne grâce. 

Qui sont-ils, ces boulistes de l’après-midi ? Essentiellement des retraités, anciens des services publics, du commerce et de l’artisanat. De toutes origines : française, arabe, portugaise, turque, espagnole… Ces amoureux de la pétanque ne se prennent pas au sérieux, même si certains ont eu leur moment de gloire. « En 1976, j’ai fait les championnats de France à Annecy ». « Moi, deux ans plus tard à Bourg-en-Bresse ».

Il n’empêche qu’on trouve place Thiers de véritables artistes. Des qui ne loupent jamais un tir, par exemple. Une boule est trop près du bouchon pour qu’on puisse la devancer ? Qu’à cela ne tienne, on va l’enlever. « Bébert, travaille-nous le métal ». Le tireur se place, regarde, évalue, redresse le buste, tend le bras, lance. Paf ! L’importune est écartée, la nouvelle prend sa place, ou à peu près. La seule interrogation qui demeure  avant ces tirs millimétrés est de savoir si le « carreau » sera « sur place » ou pas.

Lors de certains instants décisifs, lorsqu’on approche des 13 points après une partie serrée, lorsque la sueur ruisselle et que les muscles se durcissent, il semble que tout se fige sous les platanes. Les feuilles ne bougent plus, les conversations s’arrêtent, les voitures ralentissent. Adversaires et partenaires tournent les boules dans leurs mains. Les joueurs des autres matchs s’interrompent et jettent un œil. On sait reconnaitre un point fondamental.

La boule s’envole, si vite qu’on ne peut la suivre. À peine est-elle partie qu’elle arrive sur sa cible. Si l’on doutait de la gravitation universelle, la pétanque la confirmerait. Paf ! La délivrance est là. Les sourires réapparaissent, jaunes pour les évincés, larges pour les soulagés. 

Il y a ceux qui s’accroupissent et ceux qui se raidissent. Ceux qui s’embarrassent et ceux qui se débarrassent. Il y a ceux qui soupèsent et ceux qui soulèvent. Ceux qui fument et ceux qui soufflent. Il y a, pour ramasser, ceux qui s’aident d’un aimant au bout d’un fil. Il y a ceux qui ne plaignent pas le chiffon, et ceux qui aiment que la boule soit un peu granuleuse dans leur main. Il y a les casquettes et les dégarnis, les moins jeunes et les plus vieux. Parfois même il y a des femmes, parole.

Le cadre plus dynamique s’est endormi sur son banc. Que dirait son manager ? Il suscite quelques commentaires.

– Ça lui réussit pas les affaires, au garçon ! 

– Qu’est-ce qu’il fait là à c’t’heure ?

– Faut peut-être le réveiller ?

– Laisse-le dormir, il en peut plus.

Il dort, mais des très vieux parlent autour de lui.

– Pourquoi qu’ils vont pas au boulodrome ? 

– Quand il pleut, quelquefois. Mais c’est pas pareil. C’est plus central, ici. Et c’est dehors. 

– La mairie dit rien ?

– Elle tolère. Un bouliste, ça vote. Et ça montre qu’il fait bon vivre dans la ville.

– Moi avant, je jouais dans la rangée de marronniers derrière Sainte-Ursule, près de chez Meynardier, le tailleur. 

– Place du Petit marché, on jouait plutôt à la longue.

– Entre la lyonnaise et la pétanque, c’est le jour et la nuit, comme foot et rugby.

– Maintenant, on ne trouve plus de longue dans le centre, que de la pétanque.

Aucun robinet à pastis ne coule sous les platanes. Chaque chose en son temps. Les bistrots ne sont pas loin et l’on s’y rend après avoir rangé les boules. Pas toujours, pas tout le monde. Plusieurs bars abritent ou abritaient des sociétés de pétanque. 

– Avant, le Café de la Poste et le Zanzi-bar organisaient des concours.

– Et le Cyrano, bien sûr.

Ce dernier, avenue Alsace-Lorraine, a été rebaptisé Le Yearling. Il demeure néanmoins un haut-lieu de la boule dans la ville. Il n’organise plus « le national », mais sert toujours de siège à la « Société de pétanque du Cyrano ». Les boulistes de la place Thiers y passent boire le café après le déjeuner, une bière à 16 h 30 ou l’apéritif en fin d’après-midi. Pas que du pastis, c’est varié.

Sifflement et ronflement s’échappent de la gorge et du nez de l’homme jeune en costume. Les anciens assis à côté le regardent.

– Eh ben, il était fatigué…

– Si c’est pas malheureux…

Le terrain de boules de la place Thiers a tant de charmes, il regorge de tant d’émotions, qu’il attire au-delà des boulistes. Sur les sept bancs disposés sur les côtés, se pressent de nombreux amateurs de platanes. Ils sont anciens boulistes gênés par l’arthrose et les rhumatismes, ils sont curieux et contemplatifs, ils sont sont natifs ou implantés, ils sont timides, grandes gueules, discrets ou volubiles. Tous, ils aiment parler, entendre et regarder, un peu de tout, au gré des places sur les bancs, des performances des joueurs, du temps qu’il fait, même si le temps qui passe compte davantage. Roger, Manoel, Pierrot, Paulo… Ces yeux qui pétillent, ces mains qui expriment, ces accents qui charrient…Combien de mots gorgés de vies s’échangent tandis que les boules roulent ? Mais attention, si l’on s’excite pour un oui ou pour un non, on ne se détache jamais tout à fait d’une partie en cours. Question de respect, et de culture. L’œil reste en état d’alerte.

Mieux vaut s’agacer pour un millimètre entre deux boules que pour un kilomètre entre deux frontières. Les Poilus du monument sont là pour le rappeler. C’est ce qui explique, peut-être, la faculté d’intégration de la place Thiers. On est bienveillants envers les nouveaux venus sur la terre blanche, on trouve toujours quelques mètres pour qu’ils puissent faire leur partie.  

Il en est de même sur les bancs. Un inconnu peut s’y asseoir, il sera bien traité. Comme notre cadre commercial épuisé, qui ouvre les yeux et cligne, ébloui par le bleu entre le vert. Les vieux se poussent du coude.

– Ça va, mon gars ?

Il se redresse, mais dans le calme.

– Je me suis endormi.

– On a vu.

Il regarde sa montre.

– Merde…

– Pourquoi merde ?

– Je vais être en retard.

– En retard pour quoi ?

Il ne trouve pas la réponse.

– Tu veux en taper une petite ?

Un joueur lui tend deux boules. Il les regarde, ébahi.

– Maintenant, non. Mais je reviendrai. Vous m’avez donné envie.

– Avec une partie de pétanque deux ou trois fois par semaine en milieu d’après-midi, crois-moi, mon gars, tu bosserais beaucoup mieux.

– Je vais en parler à mon manager. Ou pas.

Il se lève, apaisé. Il lui semble avoir compris quelque chose.

– À demain, messieurs. Et que les platanes protègent vos parties pour longtemps. 

Oui, tant que des boules rouleront sur la terre battue, tant que des hommes joueront à la pétanque sous les arbres et que d’autres assis sur un banc les accompagneront de leur silence et de leurs commentaires, le mot douceur de vivre signifiera quelque chose. Après… 

 



10 juin 2022

 

Le parc de la mairie

             (environ 5 minutes de lecture)

Monsieur le Maire,

 

Je vous écris à propos du parc de la mairie. Je m’y rends trois fois par mois pour une pause sandwich entre 12 h 35 et 13 h 15 lorsque j’anime une formation pour un organisme situé à 5 km, à l’est de la ville. Lorsque cela est possible, je préfère en effet ne pas déjeuner dans une cafétéria et aller prendre l’air.

Il m’a fallu plus d’un an avant de tomber sur votre parc. J’ai commencé par me garer sur le parking d’une zone commerciale après être passé au Macdrive du coin. C’était peu glamour, mais préférable à un restaurant administratif. Au bout de quelques mois, j’ai osé m’aventurer plus loin, pas trop quand même, mon temps étant compté. Je suis alors tombé sur une boulangerie formidable, pleine de sandwichs de toutes sortes, de wraps, de bagnats, de quiches diverses et délicieuses. De tels trésors méritaient mieux que le parking d’un hypermarché pour être savourés. J’ai alors déniché une rue calme et boisée dont j’ai profité pendant six mois.

Et puis un jour où j’avais dix minutes de plus que d’habitude, j’ai pris une autre route au rond-point après la boulangerie, direction le centre de cette commune de banlieue où je me trouvais. Là, juste avant de parvenir à la mairie, votre siège donc, j’ai découvert le grand parking sur la droite ; et, contigu, le parc splendide qui m’incite à vous adresser ce courrier. 

J’ai commencé par l’appréhender de loin. La première fois que je me suis garé sur le parking, je suis resté dans la voiture. Il pleuvait des cordes. Mais à travers le pare-brise bombardé d’eau, je commençais à prendre la mesure de ce qu’il y avait derrière les grilles : la majesté des arbres, la qualité des massifs, la beauté des pelouses, le dessin des allées.

La deuxième fois, un vent du nord décourageait l’envie de s’éloigner trop d’un abri sûr. Je suis toutefois sorti de la voiture pour déguster mon bagnat et boire mon Ice Tea, me suis approché pour mieux voir, mais n’ai pas été jusqu’à l’entrée, située au niveau de la route, vous le savez, bien sûr.

C’est à la troisième approche que je me suis risqué à l’intérieur du parc, un sandwich à la main. Quel plaisir de sentir le craquement de la terre pilée sous mes pas, tandis que j’avançais lentement vers ce qui semblait un rond-point centré par une fontaine. Un rond-point pour piétons, pour flâneurs, et même pour moi seul, puisque je paraissais l’unique humain de cet éden. La fontaine à double vasque était pleine, vivante, elle crépitait de jets et de cascades, et je me suis assis sur un des bancs qui l’encerclaient pour profiter de son chant. 

Je me suis levé pour m’éloigner encore de la grille et du parking, en direction d’un sous-bois peuplé d’arbres que je qualifiai aussitôt de valeureux. Je n’y connais pas grand-chose en arbres, mais je repérai des acacias, des ifs, un micocoulier, différentes sortes de résineux, et deux séquoias. Ce sont eux, je crois, qui donnaient ce caractère valeureux au bosquet, car sans doute avaient-ils été importés cent cinquante ans plus tôt et ils poussaient hors de leur milieu naturel de l’ouest américain. Mais ils avaient pris leur place ici et, me disais-je, ils tiraient les autres vers le haut. Tous avaient tenu sans déchoir face au béton et au goudron, équilibrant ce coin d’urbanité avec de belles harmonies de vert.

J’ai touché le tronc des séquoias, senti leur moelleux si surprenant pour de tels colosses. J’ai zigzagué entre les arbres, apprécié cette fois sous mes pieds le tapis des aiguilles prises dans la mousse, j’ai souri en repérant des cachettes parfaites pour les enfants dans des racines enchevêtrées, et puis je suis sorti de ces ombres, longeant un mur d’enceinte pas trop haut derrière lequel s’étalaient jardins et pavillons, marchant jusqu’à l’angle opposé. 

Alors j’ai découvert le panorama qui s’étendait devant moi, l’agglomération dans son ensemble, les centaines de milliers de constructions et d’habitants, presque surréalistes depuis ce poumon d’air libre. J’ai regardé, respiré, admiré ; puis je me suis tourné, pour voir la mairie jusque-là dans mon dos. J’ai pu englober le parc, comprendre sa configuration générale, une espèce de rectangle arrondi, les pelouses, les massifs et les bordures au milieu, les arbres que j’ai évoqués au sud, l’esplanade avec vue sur la ville à l’ouest, les grilles et les bancs au nord, à l’est le château de la mairie avec ses tours crénelées.

Je baissai les yeux pour admirer d’incroyables longueurs de tulipes rouges. Combien y en avait-il ? 500 ? 2 000 ? 3 000 ? Comment faites-vous, Monsieur le Maire, pour financer ces fleurs ? Ça ne coûte pas si cher ? C’est magnifique, il est vrai.  Je vis aussi des rhododendrons, un magnolia, des prunus.

J’ai résisté à la tentation de repasser par le centre en direction de la fontaine, mon temps disponible s’achevait. J’ai laissé un autre petit bois dans un angle, avec de beaux feuillus, des hêtres peut-être. J’ai retrouvé la longueur de la grille de fer forgé, au milieu de laquelle se trouvaient deux constructions, des toilettes publiques d’abord – il en faut, vous avez raison – et, juste après, une ancienne maison de gardien sans doute, du temps où la mairie était un château. Quelques siècles plus tôt, Monsieur le Maire, et nous vous aurions appelé Mon Seigneur. 

Arrivé au portail, qu’avisai-je ? Une boîte à livres ! Quelle excellente idée, pensai-je, ici précisément, comme si l’on offrait un cadeau de départ au visiteur. Je soulevai le couvercle en plexiglas, parcourus les tranches et saisis un volume qui pouvait me plaire. Il me sembla que c’était honorer les initiateurs que de prendre ce qu’ils proposaient. Je lirai ce roman si bien offert.

Je me tournai pour embrasser le parc une dernière fois, aperçus encore d’autres arbres, une série de remises là-bas – pour les services techniques ? –, des fleurs encore, des chemins. Comment se fait-il qu’il y ait si peu de monde dans ce parc ? Un tel endroit est un cadeau, surtout en agglomération.

Bravo, Monsieur le Maire. Vous voudrez bien féliciter pour moi les agents chargés des espaces verts. Continuez, je veux dire ne changez rien. C’est bien comme ça. Il est vital que certaines choses demeurent immuables dans notre monde de mouvements permanents.

Pour finir, un aveu : je suis un homme, pas une femme. Je le précise car ce genre de lettre peut paraître plus féminin que masculin (c’est idiot) et mon prénom au bas de cette lettre ne vous permettra pas de déterminer mon sexe. S’il peut émouvoir un mâle comme moi, c’est une preuve de plus que votre parc est un lieu exceptionnel.

Je vous prie de croire, Monsieur le Maire, à l’assurance de ma respectueuse considération.

 

Dominique Sitbon.

 



3 juin 2022

 

Le petit homme et les grandes filles

 

 

 

             (environ 20 minutes de lecture)

C’est un des contremplois les plus étonnants qu’il m’ait été donné d’observer. Daniel Écofier, 1 m 55, présidait le club de basket de la ville, dont l’équipe phare était composée de filles de 16 à 25 ans qui mesuraient toutes entre 1 m 67 et 1 m 85. Cet homme n’avait pas fait de basket dans sa jeunesse et aucun de ses deux enfants n’avaient pratiqué ce sport. Pourtant, pendant dix ans, il avait passé ses week-ends et une bonne partie de ses soirées dans des gymnases, à s’occuper de grandes perches qui le dominaient de la tête et des épaules.

Comme toujours, l’explication principale était le hasard. Daniel Écofier était chef d’une petite entreprise qui vendait différents produits et outils nécessaires aux artisans du bâtiment et des travaux publics. C’était un entrepreneur né. Il avait déjà monté trois sociétés auparavant ; si l’une avait capoté – ce que ne manquait pas de rappeler ceux qui n’avaient jamais pris le moindre risque –, il avait revendu les deux autres avec un joli bénéfice. La GBTP – G pour générale – se développait gentiment et employait une douzaine de personnes.

Daniel Écofier vit un jour débarquer deux filles splendides dans son bureau, qui lui vendirent un encart publicitaire dans la plaquette annuelle du club. Il n’avait pas besoin de cette publicité qui ne lui rapporterait rien ou pas grand-chose, mais il avait du temps et de la trésorerie ce jour-là, il était curieux de nature et sous le charme des athlètes à queue-de-cheval devant lui. 

– Tant qu’à faire, donnez-moi une page entière.

– Waouh ! s’exclama une des filles, peu rompue aux attitudes commerciales.

– Vous préférez la page 2 ou la quatrième de couverture ? interrogea l’autre qui était un peu meilleure. 

– Je vous prends les deux.

– Génial !

Il remplit le chèque et le leur tendit.

– Faudra venir nous voir jouer ! dirent les filles avec un grand sourire.

– Bonne idée.

Daniel Écofier vint les voir jouer une fois avec son épouse, une fois avec des amis, une fois seul, encore une fois avec son épouse… Il prit l’habitude des matchs de Nationale 1 le samedi soir tous les 15 jours. Il aimait l’ambiance sur les gradins, le bruit des chaussures des joueuses qui couinaient sur le sol du terrain, l’écho des rebonds du ballon et des encouragements des supporters entre les tôles du gymnase. Son naturel s’exprimait dans ce cadre comme dans les autres : il sympathisa vite avec les habitués des tribunes et au bout de quelques mois saluait tous les dirigeants du club. Bien entendu, il renouvelait ses publicités quand on le sollicitait. 

Deux ans après son arrivée, le club réunit ses quelques sponsors pour former un « club entreprises ». Logiquement, c’est Daniel Écofier qui fut porté à sa tête, sans qu’il ait sollicité quoi que ce soit. Dès lors, il ne cessa de suggérer, d’organiser, de mettre en relations. Il organisa des repas, des déplacements, des lotos, un spectacle. Il le faisait parce que ça lui paraissait l’évidence et parce qu’il ne pouvait être sans faire, innover, essayer, développer. Ça lui prenait du temps, certes, mais la Générale du Bâtiment et des Travaux Publics était bien lancée. Et à 50 ans passés, il considérait qu’il pouvait mettre une partie de son énergie dans un objectif non lucratif et s’amuser un peu. 

Il fit merveille : en trois ans, le budget sponsoring du club fut multiplié par 4. On n’avait jamais vu ça. Il eut de plus un geste qui lui valut la vénération de toute l’équipe première : il embaucha une recrue dans son entreprise, avec emploi du temps aménagé bien sûr, pour qu’elle puisse quitter son patelin d’origine, à 150 km de là, et venir renforcer l’effectif local. 

Au sein des instances administratives du club, un conflit qui n’éclatait pas entre deux dirigeants plombait l’atmosphère. Les deux hommes, qui avaient chacun leurs soutiens et leurs détracteurs, s’opposaient sur des détails, alors que le problème venait d’une querelle d’egos. Lors d’une assemblée générale, dans le gymnase où l’on avait garni le terrain d’une centaine de chaises, les tribunes étant occupées par les joueurs et joueuses des différentes équipes de jeunes, les tensions atteignirent leur paroxysme au moment du renouvellement du C.A. et du bureau. Les candidats furent amenés à exprimer leurs motivations devant l’assemblée. Les prestations des prétendants furent peu glorieuses. On entendit des sifflets jaillir des tribunes. C’est d’un des gradins qu’une voix sans conteste jeune et féminine lança :

– Pourquoi Monsieur Écofier se présenterait pas ? Le président du club entreprises ferait un bon président tout court !

Il y eut trois secondes de stupeur, puis une moitié d’applaudissements et une moitié de rumeurs, grognements et mouvements de chaises. La femme qui à la tribune dirigeait les débats demanda à Monsieur Écofier s’il souhaitait être candidat. Celui-ci se leva et eut la phrase qui finit de mettre la majorité de son côté :

– Je suis surpris. Pourquoi pas ?… Mais j’ai un doute, que je soumets à votre appréciation : est-ce que je ne suis pas trop petit pour présider un club de basket ? 

Les rires se mêlèrent aux applaudissements et la suite ne fut qu’une formalité.

Daniel Écofier devint alors un dirigeant efficace, dévoué, infatigable. Il était un de ces hommes qui, loin des clubs professionnels où ne comptent que les résultats et l’argent, se battent et se débattent pour que des centaines de jeunes de 5 à 25 ans puissent s’épanouir dans un sport, apprendre l’adversité comme la solidarité, le sens de l’effort, le respect des règles et de l’adversaire. Il était un de ces indispensables bénévoles sans lesquels la société serait à feu et à sang. 

À la fin de sa troisième année de présidence, l’équipe première monta en Ligue féminine 2, soit l’antichambre de l’élite et du professionnalisme. Le président se démena, trouva un deuxième entraîneur, l’équipe tint deux saisons à ce niveau. Mais elle redescendit ensuite, parce que le club ne pouvait pas suivre en termes de recrutement, les sponsors étaient insuffisants, la ville trop petite, d’autant que le foot absorbait la majorité des subventions régionales, départementales et municipales. Daniel Écofier rêvait par moments de monter ses filles tout en haut, même s’il savait au fond que c’était impossible et que sa mission n’était pas celle-là. Oui, c’était bien une mission que menaient les bénévoles de son espèce ; ils avaient pour mission de canaliser la violence, de la transformer en passion partagée, en progression individuelle et collective, en découverte de soi et des autres. C’était fondamental et ces prestidigitateurs méritaient la reconnaissance générale.

C’est alors que survint l’affaire. Elle s’appelait Judith Ermelin. C’était une des figures de l’équipe première. Beau gabarit, belle et grande gueule, un caractère de chien qui l’empêchait d’être capitaine mais qui faisait d’elle une leader. Elle ne s’oubliait pas pour autant : Judith réclamait davantage de temps de jeu, ce qui aurait pu mettre en péril l’équilibre de l’équipe si le coach avait cédé à sa demande. Mais elle savait se faire la porte-parole du groupe, notamment pour les questions financières, dont ne se mêlait pas la capitaine. Les filles n’étaient pas salariées, mais celles qui jouaient en Ligue 2, de même que celles de la réserve et les garçons de Nationale 3, recevaient des primes de matchs, à la fois individuelles et collectives. Judith trouvait ces primes insuffisantes, eu égard ce qui se pratiquait ailleurs.

Le président Écofier n’intervenait jamais dans les choix sportifs. Il faisait confiance aux entraîneurs aussi bien qu’aux dirigeants bénévoles qu’il avait demandé qu’on désignât à tous les niveaux du club. Même quand il recrutait une joueuse potentielle, il s’entourait des coachs et s’en remettait à leur avis, se contentant d’insister sur la prise en compte des valeurs qu’il mettait au-dessus de tout : le sens de l’effort et l’esprit de sacrifice (il tenait à ce mot). Il s’occupait en revanche de tous les problèmes de comportement qui pouvaient émaner des membres du club, et demandait à être informé des difficultés professionnelles, sociales, personnelles qu’ils pouvaient rencontrer. C’est donc chaque fin d’après-midi ou presque qu’on venait le voir pour telle ou telle question d’intégration ou d’organisation.                                          

Pendant quelques semaines, Judith Ermelin abusa de l’écoute du président. Plusieurs fois elle était passée le voir à la fin de l’entraînement du soir, après la douche, alors que tout le monde s’en allait. Là, elle vidait son sac et bien souvent la conversation débordait du cadre du basket. Parfois, Daniel Écofier lui offrait un coup à boire et ils trinquaient. Elle le prenait comme un confident, peut-être comme un père, en tout cas un homme adulte et responsable qui la comprenait et qui comprenait la vie. Il veillait cependant à toujours maintenir une certaine distance, à ne pas tomber dans le piège du « copain » où elle semblait vouloir l’entraîner parfois. Cette fille avait autant de charme que de tempérament, il s’agissait de la manier avec précautions.

Un jour, Judith ne vint plus. Et elle gardait un visage fermé quand ils se croisaient. Daniel Écofier avait assez d’expérience des relations humaines pour remarquer la contrariété de sa joueuse. Elle avait dû estimer qu’on la menait en bateau, réaliser qu’elle ne jouait pas plus et qu’elle n’était pas mieux gratifiée qu’avant. Sans doute était-elle de ces individus qui ne se construisent que par opposition aux autres. Elle avait peut-être en plus des soucis familiaux ou sentimentaux.

Un soir qu’il arrivait comme d’habitude au club à 17 heures, le président remarqua tout de suite les changements d’attitude à son égard : des dirigeants, des parents, des coachs, des joueurs et des joueuses. On le regardait par en dessous et on détournait la tête au bout de deux secondes. Les poignées de mains n’étaient pas franches, les bises semblaient forcées. 

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à la secrétaire, avec qui il faisait le point chaque début de soirée. Pourquoi tout le monde me regarde avec un air suspicieux ?

– Je sais pas…

– Annie, ne me prends pas pour un imbécile.

Elle finit par cracher le morceau :

– C’est Judith. Elle t’accuse… 

– Mais de quoi ?

– Ben… tu comprends pas ?

– Non, je comprends pas. Et je veux comprendre.

– Elle t’accuse d’avoir voulu la violer.

Boum ! Ça y était. Il ne s’y attendait plus, alors que, au début de sa présidence, il avait pensé à ce risque. Il avait eu conscience que, à l’ère de l’étalage, de la délation et de la victimisation, il n’était pas à l’abri d’une accusation de ce type, lui le quinquagénaire s’occupant d’adolescents et adolescentes. Et puis au fil des mois, il avait instauré une atmosphère si chaleureuse et respectueuse dans le club qu’il avait considéré que certaines craintes n’avaient plus lieu d’être. Le club était une famille et en famille on n’avait pas peur, on ne se craignait pas les uns les autres. Mais voilà : il avait baissé sa garde et il était sanctionné.

Le coup était violent, d’autant plus terrible que tout le monde le connaissait déjà, avant que lui-même en ait perçu la douleur.

– Mais comment est-ce qu’elle a dit ça ?

– Sur Facebook.

– Montre-moi.

Annie se connecta et tourna l’écran vers lui. Sur son mur, Judith avait écrit : « Même avec le président de son club, on ne peut plus être tranquille. Halte au harcèlement et aux abus sexuels ».

– Elle est dingue ! s’exclama-t-il. On ne peut pas enlever ça ?

– Non. De toute façon ça servirait à rien, maintenant. Regarde, il y a des partages, des commentaires, des réactions…

Il ne voulait pas voir ça. Il savait de quoi la nature humaine était capable. Il connaissait le tragique de l’histoire et le mal qui habitait nombre d’individus.

– Je descends. Je vais voir les filles de la première qui sont déjà là.

Il en avisa trois, pas encore en tenue – l’entrainement commençait à 17 h 30 – qui discutaient entre elles. Le coach n’était pas loin. Il les rassembla et s’adressa aux quatre :

– Je ne sais pas pourquoi Judith a écrit ça. Jamais je n’ai eu le moindre geste déplacé envers elle, ni envers aucune autre d’entre vous, vous le savez. Demandez-lui de venir me voir quand elle arrive s’il vous plait. Que l’une d’entre vous vienne avec elle, et toi aussi coach.

– Ok, dit le coach.

Les filles baissaient la tête. Pas une marque de soutien, ni même d’étonnement, de stupéfaction. Non. Déjà, elles doutent, se dit-il. Quelques mots infondés, et la connaissance que l’on a de l’accusé, de son honnêteté, de sa personnalité, ne comptent plus. 

Il alla voir la fin de l’entraînement des garçons de moins de 13 ans. Il n’allait pas se cacher, tout de même ! Il trouva là un peu de réconfort, c’est-à-dire qu’on ne s’occupait pas de lui. Il put même discuter avec deux parents, qui ne lui firent pas trop mauvais accueil. Il se dit qu’il ne pouvait espérer plus pour l’instant et finit par remonter dans son bureau. Plus exactement au secrétariat, où il travailla avec la secrétaire, et le trésorier du club, bénévole comme lui, qui venait ce soir-là pour des questions budgétaires.

Le téléphone ne cessait de sonner et Annie était tout le temps dérangée. À la suite d’un appel, elle lui dit :

– C’est le coach. Il dit que Judith ne veut pas venir te voir. 

– Nom de Dieu… grinça-t-il entre ses dents.

Il poussa sa chaise, quitta la pièce et dévala les escaliers. Sur le « parquet », l’entraînement de l’équipe première avait commencé. Elles travaillaient en 3 groupes de 4. Il avisa Judith, marcha droit sur elle. Il se sentait bouillir, trembler. Pourtant, il savait qu’il allait se maitriser, il le fallait. Le ballon s’arrêta de circuler dans le groupe de Judith. Il s’arrêta même de circuler partout. Là, il se sentit petit, tout seul avec son mètre 50, devant ces grande filles, ce coach et la dizaine de personnes autour du terrain qui le fixaient. Quand il fut à un mètre de son interlocutrice, il lança, fort pour que tout le monde l’entende :

– Judith, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu sais très bien que ce que tu as écrit est complètement faux ! Pourquoi tu as fait ça ?

Ses paroles avaient résonné entre les tôles. Il y eut un silence assourdissant, comme si le monde s’était arrêté. Judith le regarda et dit, avec autant de force que de calme :

– Je sais ce que je dis. C’est votre parole contre la mienne. Et la vôtre n’a pas plus de valeur que la mienne.

Ce coup lui fit plus mal encore que la révélation de l’accusation une heure plus tôt. Il tourna la tête, cherchant du secours autour de lui. Mais tous les visages étaient fermés, hostiles peut-être, sa vision était devenue floue. Il ouvrit les bras paumes en l’air dans un signe d’impuissance et dit, plus doucement cette fois :

– Ok. Ok. 

Après coup, il se demanda pourquoi il s’était contenté de ça, des mots approbateurs en plus, qui pouvaient laisser entendre qu’il reconnaissait les propos, donc les faits. Mais il avait le souffle coupé, au sens propre. Aucun mot ne pouvait plus sortir de sa bouche à ce moment, il n’avait plus assez d’énergie pour aspirer puis expirer de l’air.

Il rebroussa chemin, traversant le terrain qui lui parut très grand. Dans son bureau, il dit à la secrétaire et au trésorier :

– Excusez-moi, je vais rentrer à la maison. Je ne sais pas comment réagir à une telle horreur. Et je vois bien que tout le monde est déstabilisé. Je me donne la soirée pour réfléchir.

On ne chercha pas à le retenir. Il n’y avait qu’une explication possible à cette méfiance qu’il suscitait soudain : les accusations de Judith paraissaient plausibles à la plupart des membres du club. Comment était-ce possible ? Il était bon vivant, chaleureux, sensible à la beauté, mais jamais il n’avait eu le moindre comportement déplacé. Ni même un mot grivois. Il détestait les blagues lourdes à connotation sexuelle qu’il fallait parfois supporter dans les repas collectifs. Comment pouvait-on penser qu’il ait été capable d’abuser de son pouvoir et d’une fille de 19 ans ?

La soirée fut interminable. Il dut expliquer à son épouse ce qui lui arrivait et ce ne fut pas drôle, même si elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour l’apaiser. Il passa par plusieurs phases : l’abattement, la colère, le doute, la volonté, le fatalisme. Il reçut quelques appels. Seuls deux lui réchauffèrent le cœur, émanant du responsable des benjamines et de son successeur à la tête du club entreprises : l’un et l’autre ne croyaient pas une seconde à ces « affabulations » et l’exhortaient à « laisser passer l’orage et à tenir bon ». « Je me souviendrai de ces deux-là », pensa-t-il. 

Il se réveilla plutôt combatif. Son épouse l’assura de son amour et de sa totale confiance. C’est quand il s’arrêta au bar-tabac boire un café que ses résolutions vacillèrent. D’emblée, il sentit les regards se tourner vers lui. Quoi, ici aussi on avait eu vent du post de Judith ? D’un air interrogateur, il salua le patron, qui lui indiqua le journal d’un signe de tête. Il n’eut pas besoin de l’ouvrir. En manchette sur la première page, figurait le titre suivant : « Le président du club de basket soupçonné d’attouchements sur une joueuse ». Il n’eut pas besoin non plus de lire la page 3 où figurait l’article correspondant pour comprendre que c’était fini. Que quoi qu’il fasse désormais, le soupçon existerait, pas seulement au club, mais dans toute la ville, tout le département, toute la région. Le mot suffisait. Le discernement et l’intelligence avaient tellement diminué en vingt ans qu’il n’était plus possible d’espérer une appréciation objective des faits de la part des individus. Selon lui, il restait à peine 20 % de personnes avec un cerveau et un cœur en état de marche. 20 % ce n’était pas suffisant pour faire valoir son droit et la vérité. Les 80 % qui voulaient des coupables, de la violence, des têtes, étaient beaucoup plus forts.

Se justifier n’aiderait pas à établir la vérité, encore moins à rétablir une situation qui ne pourrait plus jamais être ce qu’elle avait été. Au contraire. Il était sali, irrémédiablement. Le silence et le départ étaient la seule solution dans ce cas. Avec le temps peut-être, il serait réhabilité. Ce serait trop tard, on vieillissait très vite après 50 ans, mais il pourrait peut-être récupérer son honneur. Pour l’instant, il n’y avait rien à faire. Quand la haine, la bêtise et la calomnie trouvaient une cible, elles ne la lâchaient pas si vite. Elles avaient gagné, il avait perdu. C’était assez simple. Il le savait, d’ailleurs : la vie lui avait appris qu’on perdait tout en quelques minutes. Dans ce cas, il ne fallait pas s’accrocher. Décrocher au contraire, et recommencer autre chose. Le seul poème qu’il aimait et dont il se souvenait était le Si de Kipling : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans un seul mot te mettre à rebâtir… tu seras un homme mon fils ». Oui, il rebâtirait, encore, mais autre chose, ailleurs. Peut-être allait-il vendre son entreprise aussi ; il allait voir comment il serait accueilli par ses employés, ses clients, ses fournisseurs. L’avaient-il déjà catalogué eux aussi ?

Sa lettre de démission du club, adressée au vice-président, remise par porteur en mains propres et contre signature le jour-même, fut ainsi libellée : « Cher Jean-Louis. Tu voudras bien enregistrer ma démission de toutes mes fonctions au sein du club que je présidais depuis 5 ans. Je ne suis pas coupable des actes dont on m’accuse, je n’ai rien à me reprocher, mais le poids d’une telle rumeur est si fort de nos jours qu’elle condamne celui qui en est l’objet. Quand bien même la vérité serait reconnue – et elle le sera un jour, je n’en doute pas –, le mal a gagné, la suspicion effectue son travail de sape, la confiance est perdue et une action efficace n’est plus possible. J’ignore pourquoi Judith a agi de la sorte. J’ai peur qu’elle souffre bientôt autant que moi de sa calomnie. J’ai toujours essayé de l’encourager, de l’écouter, de la valoriser, ni plus ni moins que tous les membres de nos équipes à qui j’ai consacré tant de temps, ce qui restera une joie et une fierté de ma vie. Excuse-moi de vous laisser en plan, mais en de telles circonstances, ma présence à vos côtés vous gênerait plus qu’elle ne vous arrangerait. Assure les administrateurs, les dirigeants, les coachs, les joueurs et les joueuses de toute mon affection. Bien à toi, Daniel ».

 

Six années après cette triste affaire, son assistante à la GBTP, à la tête de laquelle il était finalement resté, lui signala qu’une jeune femme demandait à le voir. 

– Une ancienne joueuse du club de basket.

Tiens, se dit-il, ça faisait longtemps. Il avait gardé quelques contacts, certains lui donnaient des nouvelles, nombre de parents et de dirigeants la saluaient avec chaleur quand ils le croisaient et affirmaient le regretter. Mais il n’avait jamais remis les pieds au gymnase. Il savait que Judith avait changé de club l’année après son départ, ensuite on l’avait perdue de vue, il ne savait pas ce qu’elle était devenue. Peut-être avait-elle arrêté le sport intensif pour se marier et élever des enfants.

– D’accord, fais-la entrer.

Judith ne jouait peut-être plus au basket, mais elle avait toujours belle allure. Et elle se tenait devant lui :

– Bonjour, Président, lui lança-t-elle avec un sourire timide.

Il était si estomaqué qu’il resta un moment assis avant de se lever, accentuant l’écart de taille entre eux deux.

– Bon sang, Judith ! s’exclama-t-il.

Là, aussi incroyable que cela pût paraître, ce n’est pas de la colère qu’il ressentit, mais de la tendresse. Il se leva, contourna le bureau, puis s’arrêta. Il n’osait pas bouger. Et puis que faire ? Il restèrent quelques secondes à se dévisager, puis c’est elle qui s’assit, dans le fauteuil prévu pour les visiteurs. Elle semblait nerveuse, inquiète

– Je veux vous dire… commença-t-elle, non sans trembler. Ce que j’ai fait il y a six ans est horrible… affreux… impardonnable. Je vous ai causé un tort considérable, alors que s’il y a quelqu’un qui a été respectueux avec moi, c’est bien vous. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’étais déboussolée, sous influence, inconsciente… Je viens donc vous dire que j’ai réalisé ce que j’avais fait, je me dis que peut-être ça peut vous soulager un peu d’entendre ça, même si vous savez bien sûr que j’ai menti.

Daniel revint s’asseoir à son tour. Avant qu’il ait eu le temps de trouver les mots adéquats, pour peu qu’il y en eût, Judith reprit :

– Je sais bien que je ne peux pas me contenter de vous demander pardon. Je voudrais payer pour ma faute… Je n’ai trouvé qu’un moyen honnête de le faire, c’est de m’en remettre à vous. C’est à vous que j’ai fait du mal, c’est vous qui devez m’infliger la sanction de votre choix. Demandez-moi ce que vous voulez, je le ferai. N’importe quoi.

Il bougeait sur son fauteuil, ayant du mal à trouver la bonne attitude.

– Mais…

– Je vais être plus claire, le coupa-t-elle : si vous voulez faire l’amour avec moi, c’est d’accord. Dites-moi où et quand j’y serai.

Il commençait à avoir une bonne habitude de l’irrationalité des comportements, des successions invraisemblables de manifestations du meilleur et des manifestations du pire dans la vie, parfois chez la même personne comme ici, mais il était tout de même étonné.

Il se leva.

– Tu veux boire quelque chose ?

– Je veux bien un verre d’eau. 

Il alla jusqu’à la porte de son bureau, sortit, dit un mot à la secrétaire et revint avec deux verres pleins qu’il avait été chercher à la fontaine à eau. Il en posa un sur le bureau devant Judith, garda le deuxième dont il but la moitié, revint s’asseoir à sa place. Il avait repris contenance. Elle ne le ferait pas tomber une deuxième fois. Il parla ainsi :

– Tu es belle Judih, et sans doute désirable aux yeux de beaucoup d’hommes. Mais je ne veux ni te caresser ni t’embrasser. Ça serait te dédouaner trop facilement. Et ça créerait pour toi comme pour moi plus d’amertume que de plaisir. Il faudra que tu te coltines la honte de ton acte jusqu’à ta mort. Ce sera ta punition. La punition a des vertus, tu verras. Comme tu ne pourras pas oublier, tu feras attention à ton comportement et tu seras meilleure. Et puisque tu me dis que je peux te demander ce que je veux, je te demande ceci : deviens quelqu’un de bien. Essaye d’être un exemple d’honnêteté, sois attentive aux autres, fais du bien autour de toi. Prends du temps pour aider ton prochain. Si tu agis ainsi, alors ce que tu m’as infligé n’aura pas été vain.

Elle le regarda, à moitié rassurée :

– C’est ce que vous voulez ?

– Oui. J’ajoute que si tu veux venir de temps en temps me parler de ce que tu fais, je serai heureux de t’entendre et de parler avec toi.

Là, un sourire illumina le visage de la jeune femme :

– Comme au bon vieux temps ?

– Comme au bon vieux temps.

 



27 mai 2022

 

Suila qui me tapé

 

 

 

 

(environ 12 minutes de lecture)

Jai repensé a suila qui me tapé. Quand je suis sortie du foyer, a 18 ans, j’étais jeune majeur, ça veut dire vivre dans un apartement pandan un an, encore payé par la sistance. Pour mabituer a vivre seule et me débrouiller. Au débu, sa alé. J’étais en aprentissage, dabor dans un magasin, le monsieur était genti, vieux, il était pas méchant et le travail était pas tro dur. Après 4 mois, il a plus u besoin de moi, je suis été dans un restaurant, et puis un autre. La, pas bon, je mai engeulé avec le patron, un vrai con qui me faisé toujour des remarques. 

Un peu avant la fin de jeune majeur, jai quité mon apartement pour me mettre avec José. Grosse éreur. Je l’avé conu, parce que son grand copin sorté avec mon amie Mélinda. Ils avé des motos, ils nous emmené en balade, une fois a la mer. C’était mon premier vrai amoureu. Mélinda s’est dabor instalé avec Carlos, et puis après moi avec José. La, ça a comencé l’enfer. Il m’enfermai dans la journée. Cest a cause de lui que jai areté le deuxième restaurant. Quand il rentré du boulo, il falé faire l’amour tout de suite, il prené même pas de douche, il me forcé. Et encore le soir en se couchant. Même quelquefois pandan le dîner, il me sauté dessu, une vraie bête. Et il me tapé. Sa lui prené, souven au diner, quand il avé bu ses pastis. Dabor c’était juste des calotes, et puis elles ont été de plus en plus for, et puis après des cous de poin, dans le ventre, sur les bras, des cous de genous dans les jambes. Mais sur la figure surtou. J’avé une de ses têtes…

Mélinda en a parlé a Carlos, mais Carlos a di qui voulé pas se mêler de la vie de son copin, que chacun faisé come il voulé avec sa femme. Mélinda ma di faut que tu pare, mais je pouvé pas, j’avé pas de sous et plus d’apartement. Un jour, la sistante sociale, quand elle ma vu a poussé un cri et ma emmené a l’hopital. Elle ma di qui falait que je porte plinte, mais jai di non, sa me retombra dessu. Elle ma demandé de lui promettre que si sa recomencé je l’apelré, elle était bien cette femme, elle me laissé pas tombé. Elle ma montré aussi l’endroi ou c’était Violences conjugales, cest pour les femmes qui sont batues par leurs hommes. Elle ma di, tu va la si recomence. Tout de suite. Et après tu m’apel. C’était en 2000, y’avé pas bocou de portables a l’époque, entouca moi j’en avé pas. 

Quand je suis rentrée, il a recomencé, même pire, il disé que je lui manqué de respet, que j’étais une pute, d’autres fois il disé que j’étais un gros ta, que je fouté rien, je lui répondé que je pouvais rien faire parce c lui qui m’enfermé. Il me répondé que si m’enfermé cest qui pouvé pas avoir confiance, que je faisé que des coneries, que j’étais une salope et bone a rien. Il me pincé pour me dire regarde ta dla graisse, il me faisé mal. Et puis après, une tarte, boum, pren ça dans ta geule. Un malade.

Jai fini par me décidé a partir, tanpi je mai di, on verra mais il va finir par me tuer ou me faire handicapé. Quand il était au travail, jai mis mes afaires dans deux sacs plus un sac poubelle, je les ai jeté par la fenêtre et puis après jai sauté. On habité au premier étage. C’était un peu haut, je mai fait mal a la cheville en atérissant, mais ca me faisé moins mal que les cous dans le ventre, dans la tête et sur le nez. Mon nez est toujours resté un peu gros, il faudré que je la face arangé, mais bon. Avec mes sacs, je suis été a Violences conjugales, ou m’avé monré la sistante. Jai été bien akeuyi, on ma pas jugé et jai pu parler avec des femmes qui avé reçu la même chose.

Je suis restée la trois semaines. Après, je devé alé chez une copine de Mélinda. Mais en fait, elle vivé avec un mec, un vrai con suila aussi, ils sont tous come ça ou quoi ? Donc ce mec a pas tardé a dire qui falait que je dégage, et la copine a pas bocou insisté pour me défendre. Alor jai dégagé et la jai fait quelque chose que jai plus jamai refait : jai couché dehor. Enfin pas tout a fait dehor. Dabor dans la gare, pas dans le aule parce que cest interdi, mais au bou du souterin j’avé trouvé un coin ou je me metté la nuit avec mes afaires. Y’avé des courendères. Jai fait trois nuits. La troisième, ya un ga qui ma réveillé, pas un controleur, un ga de chantier avec un gilet fluo. Il me metté sa lampe dans la figure :

– Qu’est-ce que vous faites là ?

– Excusémoi, jai di, cest juste pour deux ou trois nuits, le tan que je retrouve un endroi ou alé. Je gêne personne et après je pare.

– Mais vous avez bien quelque part ou dormir ? Vous connaissez bien quelqu’un ?

– Peutêtre mais en touca jai pas d’endroi ou alé.

– Vous êtes pas d’ici ?

– Si. Enfin presc.

Il hésité, je crois. 

– Vous avez quel âge ?

– 20 ans.

C’était pas vrai, j’avé 18, biento 19. Il hésité encore. 

– Bon, restez la, mais les premiers trains et les voyageurs vont vous réveiller, vers 5 heures. 

– Je sais. Je partiré a ce moment, vous inquiété pas. 

Il est parti, je m’ai retourné et je m’ai rendormi. C’était pas confortable, dur, froi sur le sol, même si j’avé mi un carton que j’avais trouvé et aplati. Et j’avais mi mon anorac. Et mes deux sac me faisé une protection autour de moi. Je suis pas grande et j’étais moins épaisse quaujourdui. 

A 6 heure moins le quart, cest lui qui ma réveillé.

– Eh, faut vous lever ! Je vous ai laissé dormir, mais maintenant mes collègues vont arriver, il faut partir. Déjà, y’a des voyageurs qui ont fait des remarques.

J’étais encore endormie, même si j’avais entendu des trins, juste odessu de ma tête mais ji faisais pas atention. Il me tendé un café.

– Tenez, buvez ça, vous allez prendre froid. Et puis tout à l’heure, allez à la mairie. Expliquez votre problème, il faut qu’ils vous aident.

– Merci. 

Jai bu une gorjé de café. Jai posé le goblé et je mai levé. J’étais engourdi. Jai rangé mes afaires. Des gens passé, ils me regardé. Le ga était toujour a coté de moi. 

– Ça va aller ?

– Oui, merci.

– Buvez votre café. Vous voulez un peu de sous ?

– Non merci, cest très genti.

Il a insisté pour me doné son paquet de cigarettes, presque plin. Jai fini le café et je suis sorti de la gare. Celle ou j’auré pu soné si ça se passé aujourdui, cest Vivi, mais je la conaissé pas bocou a l’époque, et elle habité la campagne, je savé même pas ou. Et Florian, mon frère, il avé disparu come toujour, il était a Limoge ou ailleur, en prison ou pas en prison. Mais il était pas la, il avé oublié sa petite seur, c’était telment triste notre vie a tous les deux, peutêtre il voulé plus y penser, je peu comprendre.

Je pouvé alé voir la mairie come m’avé di le ga de la gare, ou la sistante sociale, ou le foyer, ou même mes parents adoptifs, je pense qu’ils m’auré aidé. Mais je voulé pas. Je me disé il faut que je trouve une solution, il faut que ji arive. On est con quand on est jeune, on croi qu’on peu se débrouillé tout seul, même sans argent, sans travail, sans persone. Bien sur qu’on peu pas, persone peu.

La nuit d’après, jai pas voulu retourné a la gare, parce que j’étais repéré, le ga était genti, mais les autres été surment pas gentis, et peutêtre il travaillé pas de nuit ce soir. Alor je suis un peu sorti de la ville. Je savé un endroit ou se trouvé des jardins pour les ouvriers et j’avais remarqué des cabanes ou ils rangé leurs outis. Je suis été jusquala. Dans une alée, y’avé des jeunes autour de deux voitures avec la musique assez fort, ils buvé de la bière, y’avé des filles. Je di des jeunes parce que aujourdui je suis plus jeune, mais a l’époque je devé être plus jeune qu’eux. Je préféré pas me faire voir alor jai reculé et je suis entré dans les jardins tout de suite, un peu trop près de la route, mais j’avé pas le choix.

 Pour entré dans les jardins, les petites portes en bois avé des cadenas, mais on pouvé passé dessu. Cest ce que jai fait, avec toujour mes deux sacs, toute ma fortune. Il falait faire atention ou je marché, c’était pas éclairé, heuresment la lune était la, pour une fois j’étais content de la voir, pas come quand j’étais petite, quelle me faisé peur et que Sylvain mon frère adoptif me disé quelle alé tamponé la terre. 

La première cabane que jai essayé d’ouvrir, elle était fermée. Ça ma pas surpris je m’en douté, mais je m’ai di que dans le ta y en aura bien une qui sera ouverte. Cest ce qui sest passé, la cinquième que jai essayé était pas fermé, c’était facile de passer d’un jardin a un autre une fois quon était dedans y’avait pas de grille. Je voyé mal mais je faisé bien atention a pas écraser les plantassions. La cabane était pas grande mais ma chance était qu’elle avé un planché en bois. Il falé que je pousse un peu les outis, c’était pas grand mais je pouvé m’assoir et j’avé la place de m’alongé.

Jai mangé ce que j’avé acheté a la fin de l’aprèmidi : un coca, un petit paqué de chips, un sandwich, un yop. C’était encore les francs a l’époque. Et je me souvien qui me resté que 50 francs, sa fait même pas 10 euros. Je m’étais assise et j’avais ouvert la porte juste un peu pour laissé passé un peu de lumière sans me faire voir si quelqu’un passé par la. On été fin septembre, il faisé pas encore tro froid. J’auré bien aimé faire un feu canmême, pour que ça soye plus gai, plus joli.

Après que jai mangé, je suis sorti dans le jardin. Je me suis di sa doit être chouette d’avoir un jardin et même juste une cabane, si on a quelqu’un qui nous aime et qu’on a de quoi mangé. Ça me gêneré pas de faire le jardinié. Jai apri a Blanzey, ça me fait pas peur. Et si je faisé ca a ma manière, et pour des gens que j’aime, ça me plairé. Jai alumé une cigarette, une de celle du ga de la gare, genti suila jai u de la chance cette fois. Je regardé le ciel, pas tro la lune, mais les étoiles j’aime bien, elles sont loin, petites, pas méchantes. Sur le sol, les tijes qui sorté faisé come des status toute maigre, qui marché sur des petites montagnes de terre, bien droites.

Cest drole c’était il y a 20 ans, ça a duré juste quelques minutes, et je me rapel ce moment. Toute seule sans personne sans maison, fumé ma cigarette sous les étoiles, avant d’alé dormir dans la cabane de quelqu’un que je conaissé pas et qui savé pas que j’étais chez lui. Peutêtre que je men rapel si bien parce que je me rapel très bien ce qui sest passé juste après. En fait il sest rien passé, simplement jai entendu les jeunes que j’avé vu qui faisé la fête avec leurs voitures et la musique. Alor tout dun cou jai u mal. Come si on me pincé très fort. Je m’ai di keske je fou la toute seul, caché dans ce potagé, a la sortie de la ville, pourcoi jai pas d’ami et persone qui s’ocupe de moi, keski va pas chez moi pour que jai pas une vie normale ? Avant je regardé les étoiles j’étais bien et cinq minutes après j’étais angoissé a mort, je voulé mourir. Je me souviens, je mai couché sur la terre, et je mai recrocvillé, j’étais come un astico qui se tore et qui veut rentré dans la terre. Je men metté partou mais je men fouté je voulé mourir je men fiché de tout. 

Je suis restée lontan come ça, et puis un momen les jeunes et les voitures sont partis, ils sont passés dans l’alée juste devant le jardin, bien sur ils mon pas vu. Ils chanté, ils rié, ils alé continué la fête. Quand tout a été calme, je mai relevé, jai froté mes vêtements, je mai dirigé vers la petite porte, je suis sortie du jardin et jai traversé le grand parc qui était la. Y’avé un monsieur qui sorté son chien, mais je les évité, il ma pas vu. Je suis été jusqua la rivière qui coulé ici, la même ou on a été l’autre jour avec Morgane, mais un peu plus avant dans la ville, jai décendu au bor, cest sauvage ya pas de mur a cet endroit on peu touché l’eau. Elle est pas très profonde je crois, mais ya du courant, je mai di si je me jette dedan eske je suis sure de mourir ? Peutêtre il faudrait que je prenne un de mes sacs que je mette une pierre dedan et que je l’atache a mon poigné ? Je mai assi, jai regardé l’eau, jai réfléchi. Je me posé la question : eski faut que je reste en vie ou pas ? Si cest que la galère come ça, surment pas, il faut mourir. Mais je me posé une autre question, peutêtre parce que je suis pas courageuse et que j’avé peur de me faire mourir : eske si cest moins la galère, je dois continué a vivre ? Je réfléchissé, je me demandé keski falait faire pour sen sortir, mais je trouvé pas, je voyé pas clair, je savé plus ou jen été.  

Je suis restée lontan les fesses au bor de la rivière a me demandé si je sauté dedan ou pas. Je pleuré, je m’arêté, je pleuré, je m’arêté. Je pensé a ceux qui m’avé fait du mal, a tous les conars et les salopes qui existé, et la je me disé faut pas resté en vie, surtou pas. 

Finalment jai pas sauté. Je mai levé et je suis retournée au potagé. Jai poussé la petite porte, je l’ai refermé come il faut, come si c’était chez moi, mieu même, jai fait atention aux légumes qui resté, jai regardé vite fait la ou je m’étais roulée par terre come un astico, et je suis entrée dans la cabane. Jai mi des vêtements pour faire un matela, jai mi mon anorac a coté de moi parce que je savé que jen auré besoin dans la nuit et je me suis couché. 

Jai mal dormi, je mai réveillé souven, yavait des bruits sur le toi, jai u peur des rats, j’avais des courbatures de mes nuits a la gare et encore mal a des endrois ou José m’avé tapé. Jai fait des cochmars, surtou mon grand cochmar, suila que je fé toujour, quand ma mère nous abandone sur les marches du palé de justisse et que Florian coure après la camionette… 



20 mai 2022

 

La prof et son emploi du temps

 

 

 

        (environ 15 minutes de lecture)

Prof, Carole pensait qu’elle ne pourrait pas exercer un autre métier. Peut-être cette certitude de ne pouvoir être autre chose que ce qu’elle était lui venait-elle du réflexe de tout un chacun qui consiste à accepter son sort quel qu’il soit ; c’est à la fois une défense et une sagesse : on finit toujours par trouver du positif à sa situation. Les déterminismes familiaux, le hasard des études, une certaine volonté à 20 ans, l’avaient amenée à ce métier, elle s’y était habituée. Et, malgré ses récriminations contre les ministres de l’Éducation, les parents et les élèves, elle l’avait aimé chaque année un peu plus.

Mais il n’y avait pas que cela. Prof, c’était la transmission d’un savoir, de savoirs, à des enfants. Elle enseignait l’anglais, mais considérait que la matière était secondaire ; c’était bien et bon de transmettre, d’instruire et d’apprendre à réfléchir. Si par bonheur on pouvait servir un peu à quelque chose en ce bas-monde, cette mission de transmission n’était pas la moins utile. Elle en avait pris conscience avec le temps : plus elle vieillissait, plus elle se rendait compte de l’importance de donner aux plus jeunes les moyens d’affronter l’avenir. Surtout vu l’avenir qui s’annonçait. Dieu du ciel… Il allait en falloir des armes, cognitives, pour affronter les dangers, éviter les apocalypses. Y avait-il autant de menaces quand elle était lycéenne ? Les jeunes insouciants, les adultes inquiets, c’était une constante ? Il lui semblait pourtant que, objectivement, les périls étaient plus grands aujourd’hui. Selon elle, il y avait une cause principale à ces périls, rarement évoquée : quand elle avait 5 ans, la terre comptait 4 milliards d’habitants ; aujourd’hui qu’elle allait en avoir 50, la terre en comptait 8 milliards. 4 milliards de plus en 45 ans ! Une folie. C’était un miracle que ça ne se passe pas plus mal.

Une vocation plus ou moins consciente, un intérêt pour la transmission, mais aussi, elle devait le reconnaître, un emploi du temps fabuleux. Ce n’était pas le rythme hebdomadaire de 16 heures de cours qui était si exceptionnel, car n’importe qui ayant déjà enseigné ou formé savait que chaque cours ou stage devait être préparé en amont, ce qui prenait un temps qu’il convenait de ne pas négliger. Certes, au fil des années, ce temps de préparation se réduisait, il était cependant toujours nécessaire de renouveler, d’ajouter, de mettre à jour. Quoi qu’il en soit, le vendredi à 16 h 30, elle arrêtait tout jusqu’au lundi matin, ce qui lui donnait de longs week-ends. Mais le plus formidable était les 17 semaines de congés annuels, tellement formidable que ces vacances scolaires avaient, en France, tendance à devenir la norme, chaque salarié prenant désormais des vacances en février, à Pâques, en mai, en juillet, en août, à la Toussaint, à Noël et autour du Premier de l’An. Cependant, tout le monde n’arrivait pas à 17 semaines, la moyenne des salariés tournait à 10, les profs avaient encore de bonnes longueurs d’avance.

De ses 17 semaines de vacances, de ses 52 longs week-ends et de ses 11 jours fériés, Carole voulait faire un usage optimal. Vu l’énormité de ce temps disponible, ce n’était pas si simple. Elle n’en eut pas conscience tout de suite, mais très vite son problème principal, et permanent, devint : comment occuper ses journées ? C’était certes le problème de tout un chacun en ce bas monde, mais chez une enseignante française du début XXIe siècle, dans une société qui rejetait le travail et encensait les loisirs, il se posait avec une extrême acuité. Pensant se libérer, les Français se compliquaient la vie et créaient des inégalités, car seuls profitaient de ce temps infini ceux qui en avaient les moyens, financiers, psychologiques et intellectuels. Les autres s’ennuyaient, s’énervaient, s’enivraient. Et encore, même ceux qui étaient assurés de leurs revenus n’y arrivaient plus. Ils ne l’auraient jamais avoué, mais ils étaient des millions à s’emmerder chaque week-end dans la cellule (familiale). Et les vacances revenaient si souvent qu’il fallait une énergie folle pour trouver comment les remplir afin de ne pas déchoir devant les collègues, les amis et la famille (annoncer qu’on n’avait pas bougé n’était pas bien vu, qu’on avait travaillé était impensable).   

Pour Carole, la première manière d’occuper le temps que lui laissait son métier de prof fut celle utilisée par tous les adultes ou presque : trouver un partenaire et fonder une famille. Elle avait déjà des parents, deux frères et une sœur, mais ça ne suffisait pas. Il lui fallait à son tour enfanter. La planète serait un peu plus saturée, un peu plus invivable, mais les humains étaient conçus pour se reproduire ; lorsqu’ils ne le pouvaient pas, la plupart le regrettaient, il leur manquait quelque chose. Et puis les enfants lui semblaient un prolongement logique de la relation amoureuse longue durée. Les enfants, c’était le moyen le plus courant pour s’inventer une utilité qu’on n’avait pas, pour donner un sens qui n’existait pas.

Par chance, elle trouva au bon moment – ni trop tard ni trop tôt – celui qui serait le père de ses enfants. Frédéric avait un physique de joueur de rugby – il avait d’ailleurs joué au rugby – et le cerveau d’un ingénieur – il était ingénieur ; ce mélange lui plaisait. Surtout, il était une bonne pâte ; il ne l’embêterait pas. Elle le sentit tout de suite, Frédéric se satisferait de l’essentiel : « Fais-moi de beaux enfants, assurons socialement pour nos familles, nos boulots, nos amis, créons-nous des cadres de vie agréables. Pour le reste, fais ce que tu veux ». Ce pacte de base, tacite, était une marque d’intelligence et de confiance, deux atouts supplémentaires à mettre au crédit de l’élu de son cœur. 

Ils se marièrent donc et tout se passa comme prévu : 3 enfants naquirent en 9 ans, qui firent des parents respectables et des grands-parents heureux, et qui remplirent correctement le temps non dévolu à l’enseignement. Nuits cassées par les réveils des bébés, attention de tous les instants exigée par les tout petits, sollicitude permanente et hyper-activité des 6–12 ans, accompagnements quotidiens aux activités diverses et variées de chacun : il y avait de quoi faire. Frédéric prenait sa part et une femme de ménage formidable devint bien plus que son statut. Les grands-parents ne mégotaient pas et jouaient leur rôle avec joie, notamment lors des vacances scolaires. Carole bénéficiant elle aussi de ces vacances scolaires, elle pouvait « se reposer ».

Tout cela était bien. À partir de 35 ans pourtant, Carole trouva que la vie de famille avait ses limites, du moins que cela ne pouvait être une occupation exclusive. Elle en vint à culpabiliser : était-elle assez maternelle ? Était-il anormal qu’elle trouve les enfants pesants, et même chiants par moments ? Elle aimait ses enfants, mais quel parent affirmerait le contraire ? Il y avait bien sûr ses cours, qui l’intéressaient et qu’elle donnait volontiers, mais eux non plus ne suffisaient pas à l’occuper ; il faut dire qu’elle ne les renouvelait guère et les préparait toujours au dernier moment, peut-être pour créer une excitation qui avait tendance à diminuer. Autour des cours, il y avait la vie du lycée, les élèves qui l’agaçaient ou qui l’émerveillaient, les relations avec les collègues, dont certain.e.s étaient devenu.e.s des ami.e.s. Tout cela laissait encore du temps, surtout le week-end.

Frédéric se révélait le compagnon parfait qu’elle avait subodoré. Mais il ne pouvait pas tout et ne semblait pas, lui, atteint par cette angoisse du temps vide. Il faut dire qu’il travaillait trois fois plus qu’elle, ceci pouvait expliquer cela.

Elle décida alors de deux engagements associatifs, le premier en lien avec son métier. Elle adhéra au syndicat Sud Éducation, créé après les grèves de novembre-décembre 1995 contre la réforme des  retraites – déjà – appelée « Plan Juppé ». 

– Sud ? s’étonna Frédéric. Pourquoi tu vas pas chez des gens qui utilisent leur raison ? Qui tiennent compte de la réalité ?

– Tu sais, si on veut fait bouger les choses…

– Mais tu crois à ce qu’ils racontent ?

– Je sais pas. On verra.

À Sud, elle pensait non seulement pouvoir se battre pour faire avancer les droits des enseignants (on n’avait jamais assez de droits), mais aussi participer à des mouvements nationaux, avec des revendications plus larges. Carole était de gauche, naturellement : tous les malheurs du monde venaient des Américains, il y avait des inégalités parce que certains se gobergeaient, il fallait faire payer ces salauds de riches, réformer le système et soutenir les chômeurs, les smicards, les petits salaires, les étudiants, les jeunes, les vieux, les habitants des quartiers, les paysans, les réfugiés, les musulmans, les homosexuel.le.s, les transexuel.le.s, les infirmières, les artistes, et les profs. Elle ne voyait pas qu’un artisan, un commerçant, un travailleur indépendant, un professionnel libéral, un petit patron, un cuisinier, un commercial, un livreur, un serveur de restaurant étaient bien moins protégés que les catégories qu’elle considérait mal traitées ; simplement, eux ne demandaient rien, ils travaillaient. Elle ne voulait pas voir que les syndicats ne défendaient que les salariés très avantagés, que ceux qui pouvaient se payer le luxe de faire grève et de manifester. Elle ne se rendait pas compte qu’elle était une privilégiée parmi les privilégiées, tant elle avait besoin pour son équilibre de se trouver du côté des faibles, pas de celui des nantis.

Elle adhéra à une deuxième association, caritative celle-là, par l’intermédiaire d’un collègue de son collège. Il s’agissait de soutenir une école du Burkina Faso. L’objectif était louable, la mission était belle. Elle mobilisa ses élèves, des parents, on créa un échange, on envoya des livres, des cahiers et des stylos. Elle se rendit sur place avec le collègue et quelques bénévoles ; ce fut un séjour éclairant, à tous points de vue. Mieux encore, ils purent faire venir 10 élèves burkinabés pendant 10 jours et ce fut une formidable expérience. Qui fut renouvelée 3 années de suite. Tout, malheureusement, finit par lasser et elle se lassa. Il faut dire que le collègue partit sous d’autres cieux et que l’association perdit son âme. Elle aurait pu reprendre le flambeau, mais elle n’avait pas envie de se coller toute la gestion et la dynamisation de l’association. Elle prit du recul. À d’autres de prendre le relai maintenant, pensait-elle pour se rassurer.

Ses 40 ans lui mirent un coup. Mince alors ! Déjà ? Elle n’était plus jeune ? Il fallait donc s’efforcer de le paraitre. Ou du moins ne pas vieillir trop vite. Jusque-là, elle avait été plutôt culture que sport. En tant qu’angliciste, elle vénérait Shakespeare, Jane Austen et Virginia Woolf, et elle en faisait souper ses élèves. Elle adorait les films de Ken Loach sur la misère sociale et la brutalité du capitalisme. Elle se prenait de passion pour des chanteuses engagées de la scène londonienne qui se souciaient davantage de crier des slogans que de découvrir des harmonies. Elle n’allait pas lâcher ces nourritures indispensables. 

Mais elle allait se mettre au sport. Sérieusement. Elle avait toujours marché, couru, nagé, un peu. Elle allait marcher, courir, nager, beaucoup. Les enfants, adolescents, étaient plus autonomes, Frédéric, égal à lui-même, demeurait fidèle à sa promesse d’assurer tout en la laissant libre. Un objectif s’imposa dans sa tête, sans qu’elle y ait réfléchi : un marathon, 42 km, pour ses 42 ans. Elle avait 18 mois pour se préparer. Fine, élancée, elle avait le gabarit pour. Les femmes avec une grosse poitrine ne peuvent pas pratiquer la course à pied. Elle s’inscrivit dans un club pour acquérir quelques notions de base – gestion de l’effort, progression de l’entrainement, hydratation, alimentation… – et trouver des partenaires avec qui « s’entrainer », car elle ne voulait pas que son challenge passe par la solitude et l’austérité, deux notions qu’elle détestait. 

Elle fut servie au-delà de ses espérances. Dans ce club qui ne payait pas de mine, elle se fit vite 5 copines avec qui elle forma très vite une bande. Toutes décidèrent de préparer la même course, elles couraient toutes les 6 le dimanche, dinaient ensemble après les entraînements du mercredi, se voyaient à deux, à trois, à quatre, à cinq ou à six quand des occasions se présentaient ou quand l’envie leur prenait. Carole ne plaignit pas son temps – remplir, c’était le but – pour faire fructifier cette amitié et animer ce groupe, dont elle devint plus ou moins la leader. 2 sur les 4 durent constater qu’elles n’arriveraient pas à parcourir les 42 km en courant, mais continuèrent à participer aux entraînements communs et à soutenir les copines. 

Quand vint le jour de la course, elles se rendirent toutes les 6 sur les lieux. 4 prirent le départ, et 3 arrivèrent au bout, dont Carole, qui réalisa le temps de 4 h 42 minutes. 42, c’était parfait, l’objectif était atteint, bien atteint. Ses enfants étaient fiers – « Elle assure, Maman » –, Frédéric plus amoureux que jamais – « Je savais que tu y arriverais » –, ses parents et frères et sœur admiratifs – « Elle va vite, la petite ». En classe, elle acquit un regain d’autorité auprès de ses élèves, ce qui n’était pas une mauvaise chose, car l’irrespect et l’indiscipline menaçaient jusqu’à la possibilité même de l’enseignement.  

Elle ne recommença pas un marathon chaque année, ni même tous les deux ans, mais ne cessa de courir et de courir beaucoup. C’était une bonne manière d’occuper le temps et même d’oublier qu’il existait. Elle avait aussi pris goût à la piscine, où elle se rendait deux voire trois fois par semaine, le plus souvent entre midi et deux. Elle devint vite accro aux longueurs dans l’eau et aux kilomètres sur terre. Était-ce le fameux effet des endorphines sécrétées au bout d’une trentaine de minutes d’effort physique ? Peut-être. « J’en ai besoin, pensait-elle, c’est vital ».

Ce qui pouvait laisser penser à une addiction – un bien surconsommé qui du coup devient un mal – était les horaires auxquelles elle s’adonnait à ces activités. Il lui arrivait de partir courir à 22 heures, pour deux heures. Frédéric s’étonnait un peu, mais ne condamnait pas. Il demandait juste qu’elle n’y aille pas seule, et toujours une copine l’accompagnait. Elle pouvait aller nager à 6 h 30, soudoyant le gardien pour qu’il la laisse entrer, et plonger, une demi-heure avant l’ouverture officielle du stade nautique. Elle avait toujours eu un problème de gestion du temps, peut-être lié à sa peur du vide et de l’ennui. Sa manie de tout faire à la dernière minute participait de cette phobie. Ce n’était pas elle qui houspillait ses enfants pour qu’ils ne soient pas en retard, mais l’inverse. Le retard était sans doute le symptôme le plus marquant de son déséquilibre, ou plutôt de sa volonté de déséquilibre. Il fallait qu’elle soit en retard. Si elle avait un rendez-vous à 11 heures, elle en ajoutait un à 10 h 45. Quand elle devait déjeuner avec une amie, elle en appelait une autre pour lui dire qu’elle passait la voir vers midi. Peur de l’immobilisme. « Si je m’arrête, je tombe ».

Ça ne suffisait toujours pas. Il y avait encore du temps à remplir, des vides à combler. Elle connaissait le proverbe de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Elle n’était pas capable de rester dans sa chambre, sûr.

C’est à 45 ans, à l’issue d’une discussion avec une copine, qu’elle prit conscience d’une réalité qu’elle avait à peu près réussi à évacuer jusque-là. Elle n’avait plus, et elle n’aurait plus, d’aventure sentimentale. « Tu es mariée, banane, se morigénait-elle, tu as choisi ». Justement. « Le mariage, ça empêche plein de choses », avait dit la copine, elle aussi mariée, qui ne rigolait qu’à moitié. Pourquoi cette prise de conscience tout à coup, cette angoisse ? Le démon de midi, chez les femmes également ? L’entente avec son Fred était parfaite et pour rien au monde elle n’aurait voulu le perdre. Quoi, alors ? Toujours la même chose : la peur du vide, le temps à remplir. Son démon de midi était un démon de l’ennui. Les deux ainés ne vivaient déjà plus à la maison, le troisième partirait bientôt. C’était une perspective effrayante. Une situation déjà critique. 

Comme la plupart des femmes et des hommes, Carole ne répugnait pas au sexe, sans pour autant qu’il soit l’alpha et l’oméga de son existence. Elle avait eu ses « expériences » avant le mariage, Fred était un mari distrayant et appliqué, et elle avait cédé à un désir aussi violent que soudain avec son collègue responsable de l’association humanitaire où elle avait sévi quelques années. Si on lui avait dit qu’elle tromperait son Fred pour la première fois dans une case d’un village africain, elle n’y aurait pas cru. Ainsi allait la vie. Elle n’avait d’ailleurs pas l’impression d’avoir trompé son mari, et faillit lui avouer sa coucherie à plusieurs reprises. Il était capable de l’entendre et elle ne voulait pas lui mentir. Mais comme le rapport n’avait pas eu de suite, elle garda pour elle ce souvenir. Jamais son époux n’avait montré la moindre jalousie ; il n’était pas indifférent pour autant. Elle était quand même tombé sur une sacrée perle. Quand elle voyait les connards avec lesquels se débattaient ses copines… Mais peut-être chaque épouse pensait-elle que son mari était moins pire que les autres ?

Elle voulait donc vivre une ou deux nouvelles expériences sentimentales. Il lui suffit de changer légèrement d’attitude – de remettre des robes, d’appuyer un peu plus les regards, de quitter un lieu un peu moins vite – pour qu’aussitôt apparaissent des opportunités. Elle ne se souvenait pas que c’était si facile. Elle jeta son dévolu sur un autre collègue – elle manquait d’originalité pour le coup – dont le brun ténébreux lui donnait des allures de philosophe parisien habitué des plateaux télés. Malheureusement, le contenu n’était pas à la hauteur de l’enveloppe, et elle mit fin assez vite à cette liaison, qui ne lui apporta rien et qu’elle regretta (ce prétentieux baisait mal, en plus, ça n’arrangeait rien). Néanmoins, pendant quelques mois, elle avait senti sa vie s’accélérer, s’augmenter d’une expérience singulière, et c’est ce qu’elle recherchait.   

Elle fut plus convaincue avec le père d’un élève, divorcé mais très présent pour son fils, avec qui elle avait fini par accepter de « prendre un pot », avant, une semaine plus tard, de se retrouver chez lui, pour tout dire dans son lit. Le type était attentionné, charmant et charmé. Mais il était très sensible et visiblement très amoureux. Trop. Il commença à lui faire peur quand il se mit à imaginer tout haut combien la vie serait merveilleuse s’il pouvait se remettre en couple, avec la prof de Bastien qui plus est, ce qui aiderait sans doute le garçon à retrouver un équilibre qui lui faisait défaut. Elle ne lui laissa jamais le moindre espoir d’une vie commune, mais les fous n’entendent pas. Elle décida d’arrêter les frais avant que cela dégénère, ce qui faillit arriver quand le malheureux jura qu’il allait parler à Frédéric et le convaincre de laisser partir sa femme. Elle dut lui céder quelques semaines supplémentaires pour éviter un scandale avant de pouvoir clore cette affaire.

De ces deux expériences, et de ce qu’elle entendait dans son entourage, elle acquit une conviction : on ne couche pas impunément. Jamais. Ça laisse des traces.

Elle aurait bientôt 50 ans. Elle avait testé successivement différentes occupations : la famille, le boulot, l’amitié, les sorties culturelles, le sport, la relation sentimentale. Elle ne souhaitait renoncer à aucune, mais au contraire les mener en même temps. Certes, cela allait l’obliger à mieux gérer son temps. Mais elle était persuadée qu’elle était une femme organisée et que cette capacité à faire beaucoup de choses en une journée l’aiderait à être plus prolifique encore.

D’autant qu’était apparu un outil exceptionnel qui permettait de combiner, de conjuguer et de communiquer comme jamais : le smartphone et ses applications. Notamment Whatsapp, Instagram et les SMS. Ce cerveau bis des humains, qui était en train de prendre la place du premier, était si puissant qu’il devenait une drogue. Elle fut stupéfaite un jour où, alors qu’elle réprimandait un élève qui trainait à éteindre son portable en début de cours, celui-ci rétorqua :

– Oui, Madame. Mais j’ai l’impression que vous aussi, vous êtes carrément accro, non ? 

Elle se contenta de rire avec la classe sur le moment, mais en analysant ses pratiques, elle dut reconnaitre qu’elle ne pouvait pas passer plus d’une heure sans regarder son écran, quand bien même elle n’avait reçu aucune alerte. Elle emmenait son téléphone à la piscine, elle courait avec, elle le consultait pendant les repas, elle l’utilisait dans son lit. Elle était moins que jamais capable de ne rien faire, ne serait-ce que de penser seule. S’abêtissait-elle ?

Elle se demandait parfois si elle aurait été plus adaptée à d’autres lieux et d’autres époques : l’Italie du Quattrocento, la France des Lumières, l’Angleterre victorienne ? S’avisant de l’absurdité de la question, elle se ravisait : si elle était d’un autre lieu et d’une autre époque, elle serait alors différente et ses préoccupations ne seraient pas les mêmes. 

Non, elle était qui elle était, et c’était bien comme ça. Elle voulait vivre au mieux avec ce qu’elle était et ce qu’il y avait autour d’elle. Certes, elle se compliquait souvent la vie, mais tous les humains procédaient de même. Quand bien même l’objectif était de la simplifier, la vie, chacun s’évertuait à la compliquer. Pour combler le vide, remplir le temps, on en revenait toujours au même point.

Au moins, Carole était-elle vivante et avait-elle le souci constant de bien utiliser le souffle que ses parents lui avaient donné. Tant de gens, dès que l’argent tombait naturellement dans leur poche, se repliaient sur leur état domestique, mettaient des œillères, dressaient des murs. Carole sentait que l’humanité d’un être tenait à sa capacité à aller vers et à recevoir l’autre, à ces contacts permanents du cœur, du corps et du cerveau, sorte de flux et de reflux indispensables à l’épanouissement et à la marche du monde. Elle était généreuse, et courageuse. Heureuse ? Pas plus que d’autres, elle ne savait répondre à cette question impossible.

 



13 mai 2022

 

Des draps qui séchaient dans le vent

 

 

 

         (environ 5 minutes de lecture)

Le petit garçon ne se réjouissait pas de ce week-end chez des « amis », plus exactement chez des amis de ses parents qui avaient des enfants. On lui avait présenté ce déplacement comme une opportunité qu’il ne fallait pas manquer, mais il n’était qu’à moitié convaincu. Il ne les connaissait pas bien, ces gens. Les deux garçons, un de son âge et un plus grand, ne lui étaient jamais apparus comme des copains. La mère n’était pas méchante, mais elle parlait fort et riait tout le temps. Quant au père, il ne se souvenait pas de l’avoir vu ; quoi qu’il en soit, c’était un père.

Il avait été convenu qu’ils le prendraient samedi à 11 h 30 à la sortie de l’école, que l’on « monterait » à la campagne et que ses parents viendraient déjeuner le dimanche midi avant de le ramener le dimanche vers 17 heures. Ces 24 heures entre samedi midi et dimanche midi sans ses parents chez des étrangers, dans un lieu inconnu, étaient angoissantes : que ferait-on ? Qu’allait-on manger ? Où dormirait-on ? Il ne savait rien de tout ça, on ne lui avait donné aucune information. Et il sentait bien qu’une fois là-bas, il ne serait pas en mesure de décider. Il dépendrait totalement de personnes qu’il ne connaissait pas ; une situation très dangereuse.

Le trajet ne se passa pas trop mal. Il était assis à l’arrière avec les deux enfants, les parents devant. On lui avait laissé une fenêtre. La mère le questionna un peu, pas trop. De là où il était, il pouvait rougir sans qu’on le voie. 

La maison ne lui parut pas très jolie. Un vilain crépi gris recouvrait les murs et l’herbe autour était haute. Son « copain » lui fit visiter, l’extérieur d’abord, l’intérieur ensuite. Ils dormiraient dans la même chambre, qui contenait deux lits.

– T’as qu’à poser ton sac ici.

Ils redescendirent. Ils commencèrent par aller au hameau voisin, juste Vincent et lui. Un chien les embêta, du moins l’embêta lui, pas Vincent qui semblait le connaître et qui n’avait pas peur. Ils se dirigèrent ensuite vers une mare. Vincent allait d’un point à un autre, lui montrait des tas de choses qu’il ne voyait pas, lui parlait de grenouilles, de têtards et de nénuphars ; il avait du mal à suivre. Ils montèrent sur une sorte de colline ensuite, le passage dans les bois ne lui déplut pas, il aimait les arbres.

Ils revinrent à la maison pour le goûter, après lequel ils jouèrent au ballon, à 5, et même à 7 quand des voisins, père et fils, se joignirent à eux. Le père de Vincent jouait comme un enfant, mais avec une force d’adulte. Le petit garçon n’osait pas contrer ses tirs ou compliquer ses dribbles. Ce fut quand même un bon moment, parce qu’il n’était pas trop maladroit avec un ballon.

Le dîner fut plus délicat. Il y avait du poisson, avec des arêtes, et il n’aimait pas le poisson. Il réussit à en manger une partie et on ne l’obligea pas à finir. Il avait quand même un peu mal au ventre et il dut aller aux toilettes sitôt sorti de table.

Le soir, sur la grande table en bois de la salle à manger réchauffée par un feu qu’on avait allumé, ils jouèrent à un jeu de société. Il était moins enthousiaste que ses hôtes, visiblement habitués à ce type de parties auxquelles ils associaient de bons souvenirs. Mais enfin c’était pas mal et il se comporta honorablement. 

Il fallut aller se coucher, du moins eux deux, les petits, qui n’avaient que 10 ans, mais d’abord se doucher et se brosser les dents. On le fit passer le premier dans l’unique salle de bains.

En sortant, il se rendit compte que la disposition des pièces à l’étage était biscornue. Il fallait passer par la salle de bains pour aller aux toilettes et par la chambre des parents pour se rendre dans la chambre de Vincent, où il allait devoir dormir cette nuit-là. Le frère aîné de Vincent, Benoît, avait sa chambre à lui, au bout du couloir.

Les deux garçons se couchèrent. Ils ne se parlèrent pas. Quel contraste avec les soirées chez les cousins, où l’on ne pouvait pas s’arrêter de parler, même après que les parents fussent intervenus pour calmer les troupes ! On parlait encore quand le sommeil finissait par vous prendre. Là, Vincent et lui ne trouvaient rien à se dire. Il le savait, ce n’était pas un copain.

Malgré le silence entre eux, il mit beaucoup de temps à s’endormir. Il entendit les parents monter, s’installer et chuchoter dans la chambre contiguë, juste derrière la porte.  C’était désagréable. Il avait l’impression d’être épié, et de pouvoir les épier. 

Il se réveilla en pleine nuit. Était-il 2 heures ou 4 heures ? Il n’aurait su le dire. Le problème est qu’il avait très envie de faire pipi. Le problème sur le problème était que pour aller faire pipi il fallait passer par la chambre des parents. Ce qui était impossible. Cela ne se faisait pas, surtout quand ces parents n’étaient pas les vôtres. Non, impossible.

Il devait se retenir. D’où venait ce besoin urgent ? Cela ne lui arrivait jamais. Chez lui, il dormait sans se soucier de quoi que ce soit. Que se passait-il, ici ? Il le savait, il ne fallait pas venir, ce week-end était une erreur qu’on l’avait obligé à commettre, cette maison était maudite et il n’avait rien de commun avec ces gens.

L’envie était pressante, très pressante. Il n’allait pas tenir. Il s’agita, fit un peu de bruit, dans l’espoir plus ou moins conscient de réveiller Vincent, qui peut-être trouverait une solution. Ou peut-être pourraient-ils se lever tôt tous les deux, et alors le problème serait réglé ? 

Vincent ne se réveilla pas. Et lui, il allait exploser. Il fixait la porte qui reliait les deux chambres. Derrière, il y avait les parents. Non, il ne pouvait pas ouvrir cette porte et traverser leur chambre, c’était impossible. Mais qui avait pu concevoir une maison avec une aberration pareille ? Au désespoir, il se tortillait en tous sens.

Il crut trouver une solution, qui n’en était pas une, mais qui permettrait de limiter les dégâts. Il tira le dessus de lit en velours et le mit en boule. Il se mit à genoux sur le lit, baissa son bas de pyjama, ramena la boule de tissu vers lui et, bien au milieu, avec une bonne épaisseur dessous, il se soulagea enfin, vidant sa vessie pour échapper à la torture qu’elle lui infligeait. 

La besogne accomplie, il « referma » la boule, qu’il plaça dans le coin du lit en bas à gauche. Il se rendormit aussitôt. 

Quand il se réveilla, Vincent le regardait. Surtout, Vincent grimaçait en tordant le nez. Le petit garçon regarda Vincent, vit le dessus de lit en boule, se souvint, et comprit que Vincent avait compris. Ni l’un ni l’autre n’évoquèrent quoi que ce soit. 

– On se lève ? finit par dire Vincent.

Ils se levèrent, s’habillèrent. Par bonheur, les parents étaient déjà descendus, les enfants traversèrent leur chambre sans difficultés. Il se remémora la peur que lui avait causée cette chambre au cours de la nuit. 

Il eut l’impression d’être dans un brouillard toute la matinée. Le petit-déjeuner, le ping-pong, la corvée de bois, la voiture, le marché, la pâtisserie, la préparation de la table dehors pour le repas de midi… Il suivait de loin, il était long à réagir, il ne s’impliquait pas. Il se sentait en faute, faute qu’il avait commise parce qu’il était prisonnier, non pas l’inverse.

La sensation du matin n’était pourtant rien à côté de l’opprobre qui s’abattit sur lui quand ses parents arrivèrent. La conscience de sa faute l’empêcha d’apprécier les retrouvailles, il n’y eut pas d’effusions. Les parents de Vincent firent faire le tour de  la maison à ses parents à lui, qui demandèrent :

– Alors, tout s’est bien passé ?

La mère de Vincent répondit :

– Très bien. Il y a juste eu un petit accident cette nuit, mais il est charmant.

À ce moment-là, alors qu’ils contournaient la maison par l’arrière, apparut l’étendage à linge, sorte de portique vert sombre plus long que haut. Là, sur chacun des quatre fils tendus entre les supports, se trouvaient non seulement le dessus de lit dans lequel il s’était soulagé, mais aussi le drap du dessus, la drap du dessous, la couverture et la taie d’oreiller. La mère avait tout lavé. La concomitance des mots « petit accident cette nuit » et de ces draps qui séchaient au vent le frappèrent comme un coup au cœur. Maintenant, tout le monde savait, y compris ceux qui n’auraient jamais dû savoir : ses parents.

Pour eux comme pour les amis, pour les adultes comme pour les enfants, il était celui qui pissait au lit. Et il le resterait. Il n’était pas sûr de pouvoir s’en remettre un jour.

 



6 mai 2022

 

Conseil de Défense (nucléaire)

 

 

 

(environ 16 minutes de lecture)

Le ministre était inquiet. Le président avait convoqué ce nouveau Conseil de Défense et de Sécurité nationale sans indiquer l’ordre du jour et dans un délai très bref. Il n’y avait qu’une explication possible : il détenait une information majeure pour la sécurité du pays et il voulait en discuter. Si lui Ministre des Affaires Étrangères n’en avait pas connaissance, de cette info, cela signifiait qu’elle émanait d’un autre chef d’État, à la rigueur d’un service de renseignements qui aurait utilisé une procédure spéciale pour transmettre une note directement au Président. Quoi qu’il en soit, cela ne lui disait rien qui vaille.

Il n’était pas en avance en arrivant à l’Élysée, car il était rentré la veille au soir d’un déplacement au Canada et il avait dû repasser au Quai d’Orsay à l’aube pour faire le point avec son directeur de cabinet, donner les décisions et les signatures qu’on attendait de lui. Il était 8 h 35 et le Conseil était censé commencer à 8 h 30. Ce Président imposait rythme fou, pour la simple et bonne raison que quatre heures de sommeil par nuit lui suffisaient. Jupiter oubliait, ou ne voulait pas savoir, que le commun des mortels avait un besoin incompressible de 8 heures de dodo par nuit en moyenne. Résultat : il épuisait tout le monde. Quand on était en voyage officiel et qu’on sortait d’un dîner protocolaire vers 23 heures après une journée éreintante, il fallait encore marcher plus d’une heure à la fraîche, parce que le Président voulait échanger en prenant la température de l’endroit. Un sadique.

La voiture entra dans la cour de l’Élysée, accomplit un quart de cercle parfait sur le gravier blanc et se gara au bas du perron. Le chauffeur sortit aussitôt et vint ouvrir la portière à son patron, qui grimpa les marches dossier en main. Les portes en verre s’ouvrirent à leur tour.

– Mes respects, Monsieur le Ministre. Le Conseil aura lieu dans le bunker, je vous précède. 

Cette indication de l’huissier confirma ses craintes. Depuis la réforme de 2009 qui avait redéfini les missions du Conseil de Défense, l’instance s’était d’abord réunie dans le Salon vert, juste à côté du bureau présidentiel, ensuite dans le bunker du PC Jupiter au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, puis dans le salon Murat, celui du Conseil des Ministres, qui généralement suivait le Conseil de Défense. Ce retour au bunker, 70 mètres sous terre, montrait l’anormalité du moment. Il est vrai que la guerre en Ukraine et la mégalomanie destructrice de Poutine déstabilisaient le monde entier.

Quand, pénétrant dans la salle, le Ministre aperçut, outre le Président, le Premier Ministre, ses collègues de la Défense, de l’Intérieur et de l’Économie, le chef d’état-major des armées, le délégué général pour l’armement et le directeur des applications militaires du Commissariat à l’Énergie Atomique, il comprit qu’il s’agissait d’une affaire stratégique touchant aux intérêts vitaux de la nation.

– Ah, Jean-Yves ! lança le Président. Nous n’attendions plus que vous. Ça a été au Canada ?

– Le mieux possible, Monsieur le Président. Nos amis comprennent les réticences à l’accord de libre-échange Canada-UE, mais insistent sur les contreparties qu’ils offrent et constatent que nous faisons le maximum pour faire ratifier le texte. 

– Oui, c’est encore ce que j’ai dit à Justin la semaine passée. Allez, passons au sujet du jour. Je vous ai demandé de venir pour que nous réfléchissions à la réponse à donner à une question que je n’aurais jamais cru devoir vous poser ou me poser un jour : que faisons-nous si Vladimir Poutine envoie une bombe nucléaire sur Paris ?

Le silence se fit dans la salle sans fenêtres. Les lunettes de Jean Casteix s’embuèrent, Bruno Le Maire tordit la bouche, Gérald Darmanin haussa les épaules comme jadis son maître Sarkozy, Florence Parly rajusta la broche sur son tailleur. Même les deux agents du SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) qui assuraient la logistique de la réunion se figèrent (tout ce qui était dit et écrit au cours d’un Conseil de Défense était classé secret-défense ; la plupart des notes étaient brûlées à l’issue de la réunion, certains documents pouvaient être archivés, mais toujours sous le couvert du secret-défense).

– Je vous propose une réflexion en deux temps : 1) que peut-il se passer ? 2) quelles sont les options à notre disposition ? Sachant que l’examen des options implique bien sûr l’examen de leurs conséquences. J’ai bien conscience que nous n’épuiserons pas le sujet en une heure. Mais il serait irresponsable de ne pas envisager la possibilité d’une attaque nucléaire alors que le monstre de Moscou ne cesse de montrer qu’il est capable du pire. 

Le président braqua son regard sur le délégué général pour l’armement et le directeur des applications militaires du Commissariat à l’Énergie Atomique.

– J’aimerais, Messieurs les techniciens, que vous commenciez par nous expliquer ce qui peut nous tomber sur la tête et quels dégâts cela causerait. 

Les deux hommes se regardèrent, se firent des politesses, puis l’homme du CEA prit la parole :

– Nous pouvons partir du seul élément historique existant : les bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Prenons celle d’Hiroshima, baptisée du nom étonnant de Little boy. Les chiffres américains et japonais divergent, mais les historiens sont aujourd’hui d’accord sur 75 000 morts au moment de l’explosion, 50 000 dans les 3 mois qui ont suivi, 100 000 par la suite en raison d’un cancer ou d’une autre pathologie liée à la bombe. Donc un peu plus de 200 000 morts.

Grâce à un simulateur baptisé Nukemap, on peut mesurer l’impact d’une bombe. Avec une bombe du type de celle d’Hiroshima, équivalente à 15 kilotonnes de TNT, tout ce qui se trouve dans un rayon de 340 mètres (un rayon pas un diamètre) serait anéanti (constructions et vies humaines), en distinguant dans cette première zone le « fireball radius » ou périmètre de la boule de feu, et le « heavy blast damage radius » (entre 180 et 340 mètres du point d’impact). La zone de radiation, « radiation radius », sur 1,2 kilomètre de rayon, ne laisserait elle aussi aucune chance de survie. Trois zones se succèdent ensuite, comme des cercles concentriques qui s’éloignent du centre : la « moderate blate damage radius » dans laquelle la plupart des bâtiments seraient détruits, avec les conséquences sur ceux qui les occupent, la « thermal radiation radius » dans laquelle les habitants seraient brûlés au 3e degré, et la « light blast damage radius », jusqu’à 4,5 km du point d’impact, où le nombre de morts et de blessés seraient encore considérable. Ce qui veut dire que la bombe d’Hiroshima explosant sur Paris causerait, vu la densité de la ville, environ 580 000 morts et plus d’1 000 000 de blessés.

Les visages étaient graves. C’était une chose de savoir que le nucléaire était fatal, d’où son utilisation depuis la fin de la Seconde Guerre comme instrument de dissuasion, c’en était une autre de mettre des chiffres de victimes humaines sur ses effets, surtout quand on ferait très probablement partie des victimes. Pourtant les présents dans le bunker de l’Élysée savaient que les chiffres étaient à remettre à jour et que d’autres bien pires étaient à venir.

Le directeur au CEA reprit :

– Dès 1961, les Russes ont testé dans le ciel de Novaya Zemlya une bombe plus moderne, la « Tsar Bomba », 3000 fois plus puissante que celle d’Hiroshima, l’équivalent de 50 mégatonnes de TNT. Elle a tout détruit dans un rayon de… 35 kilomètres. Et elle a provoqué un tremblement de terre de niveau 5 sur l’échelle de Richter… C’est la plus forte charge nucléaire jamais testée, de loin. Si on place cette bombe au centre de Paris, le simulateur Nukemap indique que ses effets atteindraient Chartres, Beauvais, Compiègne… Elle causerait au moins 6 millions de morts et décimerait toute l’Île-de-France. 

– Et cette bombe date de 1961… ponctua la Ministre de la Défense.

– Jusqu’à récemment, enchaîna le délégué général à l’armement, les missiles longue portée russes, les R-36 M, capables de voler entre 11 200 et 16 000 km,  étaient conçus pour emporter soit 10 têtes nucléaires de 0,8 mégatonne, soit une tête unique de 20 mégatonnes. Ce qui est amplement suffisant pour détruire Paris et ses 2 millions d’habitants. Mais, vous avez entendu parler comme moi il y a quinze jours du RS-28 Sarmat, surnommé Satan 2 par l’OTAN, le missile russe nouvelle génération, développé par le bureau d’études Makeïev, susceptible de transporter 12 têtes nucléaires d’une puissance totale de 50 mégatonnes, l’équivalent de la Tsar Bomba. La grande différence, c’est qu’à l’époque on ne savait pas faire voler et guider cette bombe ; aujourd’hui, Sarmat-Satan peut parcourir 10 000 ou 15000 km avec une vitesse de 7 km/seconde. Ce qui veut dire que si ce missile est tiré depuis Moscou, il frappe Paris ou Londres en 6,30 minutes à peu près, New York en 12-13 minutes.

Bruno Le Maire intervint :

– Oui, il a brandi cette menace, Poutine, car son armée patine…

Il guetta les réactions à son jeu de mots ; il n’y en avait pas.

– … Parce que ses forces conventionnelles n’avancent pas comme il le souhaite en Ukraine, reformula Le Drian, il nous ressort le coup du nucléaire. Mais nous savons que depuis 40 ans maintenant, les Russes, les Américains, les Chinois, les Anglais, et nous-mêmes chers amis, avons les moyens de toucher et de détruire n’importe quelle capitale en quelques minutes. Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil. On peut certes augmenter la vitesse du missile et la puissance de la charge nucléaire, ça ne changera pas la nature du problème : une arme nucléaire, c’est l’apocalypse, surtout si elle entraine la riposte du pays attaqué. Mais si je vous ai bien compris, Président, c’est pour évoquer ou évaluer une éventuelle riposte que nous sommes là ce matin. 

À ce propos, reprit le Ministre, si vous pouviez faire monter, plutôt descendre, du café, du jus d’orange et des croissants ce ne serait pas de refus, parce que je n’ai pas votre âge, que je n’ai pas vos capacités de récupération et que je me suis tapé hier une traversée transatlantique qui n’a pas duré 7 minutes mais 7 heures ! 

Cette sortie osée détendit l’atmosphère. Seul Jean-Yves Le Drian, vieux routard de la politique, qui se prenait moins au sérieux que les autres et qui aurait pu être le père du Président, pouvait se permettre une telle remarque. Jupiter sourit, appuya sur une sonnette, et ordonna au major d’homme qui entrait dans la pièce d’apporter des boissons chaudes et fraîches et des viennoiseries. 

Après quoi il reprit :

– Ok. La puissance des bombes ne semble malheureusement pas faire de discussion. Mais avant de passer à notre riposte, j’aimerais une précision. Comment sont guidés ces missiles ? Est-ce qu’ils sont précis ? Je vais être clair : si au Kremlin on programme l’Élysée, est-ce que ça tombe sur l’Élysée ou quelque part dans le VIIIe arrondissement, ou dans le VIIe ? J’ai bien compris que toute la ville y passerait, mais tout de même, c’est important cette question de la précision.

Le responsable du CEA répondit :

– Dans un missile balistique classique, si l’on peut dire, il y a trois phases : une propulsion par un moteur-fusée d’une durée de 3 minutes. Une fois lancée et dotée d’une vitesse suffisante, l’arme entame un parcours balistique, c’est-à-dire uniquement qu’elle est guidée par la gravité de la terre. Ce parcours dure entre deux et trente minutes, selon la force de la poussée dans la phase précédente. À ce moment, le missile est dans l’espace, entre 500 et 3000 km d’altitude. Une troisième phase commence quand il descend et entre dans l’atmosphère. Comme il a alors une vitesse d’environ 30 000 km/h, il ne lui faut que quelques secondes pour toucher la terre. Sa précision est aujourd’hui de l’ordre d’une centaine de mètres. Après des milliers de kilomètres parcourus, ce n’est pas si mal.

– Oui, mais ça, c’est la préhistoire, sourit le chef d’état-major des armées.

– En effet, Général. On peut maintenant guider les vecteurs sur presque toute la longueur du trajet, ce qui les rend plus précis et ce qui permet de modifier leur trajectoire. Le premier progrès a été celui des bombes guidées, que les Américains résument ainsi : « Durant la Seconde Guerre mondiale, il fallait 9000 bombes pour toucher une cible de la taille d’un abri pour avions. Au Vietnam, 300. Aujourd’hui, nous pouvons le faire avec une munition guidée par laser tirée depuis un F-117 ».

Le système de guidage d’un missile est constitué de deux éléments : le détecteur, qui permet de déterminer l’angle et la distance par rapport à la cible, et l’élaborateur d’ordres, qui calcule les commandes à transmettre à la chaîne de pilotage. À partir de ces fondamentaux, on distingue deux systèmes : le téléguidage, qui permet de garder la main assez longtemps, et l’autoguidage, qui permet au missile de se déplacer sans opérateur. Je ne vais pas entrer dans les détails, c’est technique et mathématique.

Les missiles utilisés de nos jours sont dits hypersoniques, ils volent à des vitesses supérieures à Mach 5. Ils sont soit de croisière, c’est-à-dire qu’ils volent assez bas, soit des planeurs, lancés pour être libérés dans la haute atmosphère et planer vers leur cible en suivant une trajectoire qui épouse la courbure de la terre. Ils sont beaucoup moins faciles à intercepter que les missiles balistiques. Il est considéré comme acquis que si les Chinois ou les Russes utilisaient de telles armes, elles atteindraient leurs cibles. Donc pour répondre à votre question, Président, avec de tels vecteurs, oui, si le Kremlin vise l’Élysée il atteindra l’Élysée.

– Et nos systèmes antimissiles ne pourraient pas l’intercepter ?

– Si c’est un missile hypersonique, non. Même les Américains ne le pourraient pas. J’ajoute, c’est une maigre consolation, que nous sommes nous aussi capables d’atteindre Moscou sans être interceptés.  

– La fameuse dissuasion…

Florence Parly, Ministre de la Défense, qui s’était peu exprimée jusque-là, prit la parole :

– La dissuasion consiste à dire si tu me détruis, tu es détruit, donc ne m’attaque pas. Pour que cela fonctionne, et ça a fonctionné jusque-là, cela implique deux choses : d’abord, des individus avec un cerveau, capables de raison. Ensuite, des individus qui préfèrent la vie à la mort, pour eux comme pour leurs semblables. Or, ces deux conditions ont dangereusement diminué depuis quelques années : le décervelage est à l’œuvre – à cause de l’addiction aux écrans principalement – et le goût de la mort, porté notamment par le terrorisme islamique, est en plein essor également. Dès lors, la dissuasion peut-elle encore jouer ? Vu le point de non-retour atteint par Poutine – il paiera, et il paie déjà, pour les atrocités commises sous ses ordres – est-ce qu’il lui importe de sauver sa vie et celle de son peuple ? Difficile de lire dans les pensées d’un psychopathe, et quand bien même, il faudrait qu’il y ait cohérence entre actes et pensées… Bref, notre concept de dissuasion, ce triste mais efficace « équilibre de la terreur », a du plomb dans l’aile…

Chacun autour de la table du bunker médita ces paroles. Le Drian dévorait un troisième croissant. Le Président reprit la parole :

– Florence, Madame la Ministre, vous avez parfaitement résumé le dilemme dans lequel nous nous trouvons. Il est probable que la dissuasion ne marche plus avec Poutine. Ses menaces de nucléariser le conflit ne sont peut-être pas que des menaces. Je ne parle pas ici du nucléaire tactique, de courte portée, qui pourrait être utilisé en Ukraine, c’est un autre problème, mais bien du stratégique, d’un pays voire d’un continent à un autre. Revenons à l’objet de notre discussion. Maintenant que nous avons posé quelques bases, je rappelle la question : que faisons-nous si nous apprenons que Poutine vient de tirer un missile équivalent à 3000 Hiroshima sur Paris ? Nous avons 6 minutes 30.

Malgré le ton relativement léger du Président, chacun sentait qu’on ne jouait pas,  parce que la donne avait changé depuis le 24 février 2022, parce que la violence progressait tandis que la raison diminuait, parce qu’on se trouvait dans le PC Jupiter d’une puissance de l’OTAN qu’un malade bouffi d’orgueil doté de pouvoirs maléfiques rêvait d’anéantir.

– Je propose à ceux qui le souhaitent de s’exprimer. Quelqu’un commence, un autre réagit, nuance, complète, ainsi de suite. Je ne vous demande pas une opinion définitive bien sûr, mais réfléchissons tout haut, cela nous aidera à y voir clair. Je ne suis pas toujours d’accord avec le proverbe affirmant qu’on serait plus intelligents à plusieurs que seul, mais vu l’inédit et la complexité de la situation, il me semble que pour le coup l’intelligence collective peut fonctionner. 

Merde, se dit Bruno le Maire, qui s’attendait à un truc casse-gueule ; il était servi. Depuis qu’il s’était fait taper sur les doigts après avoir dit sur une radio qu’il fallait provoquer l’effondrement de l’économie russe – c’est pourtant ce que tous les alliés de l’Ukraine s’efforçaient de faire –, il faisait gaffe. Et même dans le bunker, même en mode confidentiel défense, il y avait intérêt à mesurer ses propos à l’heure de la transparence généralisée. Tous les téléphones étaient restés à l’extérieur de la salle, mais qui sait si un des participants n’allait pas cafter un jour à un journaliste ou publier un verbatim sur Twitter ? Il suffisait d’un mot, d’une présentation hors contexte, d’un amalgame, et hop l’opinion s’indignait, votre image était détruite. Tous ces cons qui s’indignaient pour un rien, qui voulaient que vous ayez la solution à tout tout de suite, qui refusaient la réflexion, le doute, l’hésitation, qui savaient mieux que les plus grands spécialistes d’un domaine…   

– Monsieur le Premier Ministre…

Ah, le Président obligeait Casteix à s’exprimer. Ouf ! Après tout, si le chef de l’État était bien le « chef des armées », le chef du gouvernement était « responsable de la défense nationale », selon l’article 21 de la constitution.  

– C’est, je crois, la question la plus difficile que l’on m’a jamais posée, répondit le Premier Ministre. Pourvu, pourvu que nous n’ayons jamais à mettre en œuvre la réponse, quelle que soit celle que vous déciderez, Monsieur le Président…

Chacun trouva que c’était un bon début et commença à réfléchir à ce qu’il allait dire.

– La base d’une menace, d’un ultimatum, d’une dissuasion, appelons-la comme on veut, c’est de la mettre à exécution si l’ennemi a enclenché le premier mouvement. Sans quoi on perd tout crédit. Mais dans le cas présent, qui dieu merci ne s’est jamais présenté, ce raisonnement ne tient qu’à moitié puisque nous n’existerons plus après la frappe du missile russe ; dès lors, que l’on garde du crédit ou pas n’a pas grande importance. 

– Ça peut en avoir pour nos partenaires, les autres pays de l’OTAN en l’occurrence, souligna Florence Parly.

– Oui, c’est pour ça que je disais que le raisonnement tient à moitié quand même.

– Admettons, enchaina Darmanin, qui donnait toujours l’impression d’avoir plus d’énergie qu’il n’en pouvait contenir. On riposte. Vu ce qu’on sait de Poutine, avant de mourir ou de se terrer quelque part en Sibérie, il donnera l’ordre d’envoyer un autre missile ici ou là. Et ce sera la réaction en chaîne… 

– C’est le cas de le dire, tenta Le Maire.

– Pourtant, reprit le Ministre de l’Intérieur, on peut espérer qu’après quelques échanges, tout le monde se calme. 

Le directeur des applications militaires du CEA leva un doigt et le Président donna son assentiment :

– Au moment de la guerre froide, différents scénarios avaient été imaginés. Le plus probable était que l’agresseur frapperait les centres de production et de commandement dans le but d’empêcher toute frappe en retour. S’il conserve malgré tout des capacités de riposte, le défenseur viserait lui plutôt la capitale, ou un foyer de population, afin de sidérer, de provoquer l’effroi. À la suite de quoi, soit un accord de paix serait trouvé, soit s’en suivrait une guerre conventionnelle.

Le chef d’état-major des armées osa, avec plus de hauteur qu’on ne pouvait l’imaginer :

– Il est pourtant difficile de prévoir comment réagiront des gens qui auront vu des millions de leurs concitoyens mourir en quelques minutes tandis que d’autres millions erreront dans des débris hautement radioactifs. Sera-ce l’abattement, la folie, la lutte pour la survie ?… D’autant que si plusieurs bombes de plusieurs mégatonnes explosent, les poussières dans l’atmosphère empêcheront les rayons du soleil d’atteindre la terre et que le climat va dangereusement se refroidir…

– La voilà, la solution au réchauffement climatique ! s’exclama Le Maire.   

Mais il n’amusa personne et ravala son rire qui sonna faux. « J’ai encore merdé », pensa-t-il.

– Une chose à prendre en compte est l’impossibilité dans laquelle on se trouvera de porter secours aux personnes vivant dans les zones irradiées, ajouta le délégué général à l’armement. On mesure l’irradiation en sievert. À plus de 1000 sievert, donc les trois premières zones autour du point d’impact, un sauveteur qui resterait une heure sur place souffrirait automatiquement du syndrome d’irradiation aigüe, ce qui se terminerait par un décès à plus ou moins court terme. Il est donc peu probable qu’on trouve beaucoup de volontaires pour aller à la mort afin de sauver quelques humains blessés et irradiés. 

– Les protections de type masques et combinaisons ne seraient pas opérantes ?

– À la marge. Au-delà d’un certain stade, il n’y a rien d’efficace, d’autant que tout est brûlant, que l’eau est polluée, que l’air est irrespirable…

Ils virent vite qu’ils tournaient en rond. Face à l’apocalypse, il n’y avait pas grand-chose à faire. Il fallait donc absolument éviter que cela n’arrive. C’est bien ce qu’on fait, pensa le Président… Bon sang, le temps perdu depuis février, à cause d’un petit salopard frustré atteint de la folie des grandeurs… Et l’argent… Des milliards partis en fumée.  Et les vies humaines… Puissent au moins les martyrs de l’Ukraine nous faire comprendre combien nous devons chérir la démocratie, la construction européenne et la liberté…

– Bon, si je ne me trompe pas, dit le Président tout haut cette fois, notre force de dissuasion, nos missiles, sont tous mobiles, puisqu’ils sont portées par des avions, des sous-marins ou des camions. C’est bien cela ?

– Oui, Monsieur le Président, répondit le chef d’état-major. Il n’y a plus rien dans le sous-sol du plateau d’Albion depuis 1993. 

– Et le commandement ? Si ce PC est détruit, qu’aucun de nous n’est plus en vie, que se passe-t-il ?

– Ce PC ne sera pas détruit, en revanche tout ce qu’il y aura au-dessus et à côté le sera, ce qui reviendra presqu’au même. Mais il s’agira de sauver la ressource humaine, de sécuriser les responsables, d’évacuer avant l’impact. 

– En 6 minutes 30 ?

– Il faudra anticiper, se disperser. Des protocoles sont établis en cas de menace vitale. 

– Oui, vous me les avez expliqués. Mais comment organiser quoi que ce soit si Paris est détruit… 

– Si je vous ai bien compris, nous sommes là pour envisager les pires scénarios

– C’est la difficulté de notre discussion, dit Jean Casteix : nous tâchons d’imaginer l’inimaginable.

– Qu’il faut pourtant imaginer.

– Oui.

On avait l’impression que l’air s’opacifiait. On aurait bien ouvert les fenêtres, mais il n’y en avait pas. Une tenture griffée des armes de la Présidence de la République recouvrait les murs du bunker.

– Excusez-moi, lança Darmanin, mais nous devons pousser notre réflexion jusqu’au bout : si la guerre nucléaire, c’est l’apocalypse, si Poutine nous en menace et que nous pouvons constater qu’il met généralement à exécution ses menaces, est-ce qu’il ne faut pas l’en empêcher à tout prix ? Je veux dire : n’est-il pas urgent de le neutraliser ?

« Neutraliser » : c’était le terme employé par le RAID et le GIGN pour signifier qu’ils avaient tué un terroriste ou un forcené. Comme personne ne se pressait pour répondre, le Ministre de l’Intérieur poursuivit :

– J’ai souvent entendu : « Ah, si quelqu’un avait eu le courage d’assassiner Hitler en 1939… » Nous n’avons pas assassiné Poutine en 1999, dommage pour les Tchétchènes, les Géorgiens, les Syriens, les Ukrainiens, et les Russes, mais nous pouvons peut-être l’assassiner en 2022 pour éviter un nombre de victimes plus considérable encore. Non seulement des agents de tous les pays occidentaux sont sur place, mais un missile quasi-furtif du type de ceux que nous avons évoqués, sans charge nucléaire mais suffisamment puissant, pourrait détruire le Kremlin ou tout autre lieu où l’on aura localisé le monstre.

C’est le Premier Ministre qui réagit le premier :

– Oui, mais quelles conséquences ?…

– Après un moment de flottement, des luttes internes, peut-être une réaction militaire du même type – un missile conventionnel sur une capitale occidentale – le système s’effondrera et on aura évité le pire, cette fameuse troisième guerre mondiale, pour peu que le terme veuille encore dire quelque chose.

– Et si on le manque ?

– Ce genre d’opération ne se déclenche que lorsqu’on a tout vérifié avant, comme les Américains l’ont fait avec Ben Laden. Malgré une invraisemblable panne technique d’un hélicoptère, l’opération a pu être menée à bien car elle était parfaitement préparée et sécurisée. Mais admettons qu’on le manque : il nous renverra la pareille. 

– Et alors : tu accepterais de mourir pour Poutine ?

– Parce que j’ai la chance de vivre dans un pays puissant qui a de fortes capacités de défense, oui, je crois que j’accepterais de prendre le risque d’être bombardé si ça pouvait éviter des milliers de morts supplémentaires.

Le silence se fit. Une frappe préventive ? Ne pas attendre ? La meilleure défense c’est l’attaque ? C’était là une autre approche du problème, ce que le Président nota :

– Gérald, merci de nous avoir rappelé que nous avions aussi cette option. Nous en reparlerons. L’OTAN y travaille bien entendu, vous le savez, vous avez les mêmes informations que moi. Pour l’heure, terminons notre réflexion en cas d’attaque.

La Ministre de la Défense sollicita la parole d’un regard, que le Président lui accord d’un autre regard.

– Vous nous avez dit, Messieurs les techniciens, que les missiles hypersoniques de dernière génération pouvaient être guidés quasiment jusqu’à la fin de leur trajectoire ?

– Exact, confirmèrent les deux ingénieurs.

– Est-ce qu’on peut alors imaginer une négociation au téléphone entre le moment où le missile est parti, ou plutôt détecté par les satellites, ce qui peut nous faire perdre de précieuses secondes, et le moment où il nous atteindra ?

– On peut. Mais si le président français arrive à convaincre le président russe de détourner son missile, pour le faire exploser au Pôle nord par exemple, il faut que Poutine soit en ligne avec le centre de commandement, qu’il ait la main dessus à l’instant t. 

Le Président phosphorait :

– Est-ce que Poutine ne risque pas d’utiliser cette possibilité de détournement de dernière minute précisément pour mettre sa menace à exécution ? Il pourrait envoyer un missile pour montrer sa détermination, tout en nous disant qu’il est prêt à le détourner si nous acceptons ses conditions, l’arrêt d’envoi d’armes à l’Ukraine par exemple ?

– C’est une possibilité, affirma le général. Dangereuse, pour ne pas dire plus, mais cet homme est incontestablement dangereux.

– Et, autre possibilité, pourrait-il tirer un missile sans le détourner, mais sans le charger de bombe nucléaire, juste pour impressionner l’opinion ? 

– C’est sûr que si un missile russe tombait sur l’Élysée ou sur la Maison Blanche, même avec rien dedans, ça ferait son petit effet !…

Le Maire avait l’air content de sa tirade, mais il était le seul… « Quoi ? pensa-t-il, j’ai encore merdé ? ».

Ils en étaient là de leur discussion quand le téléphone rouge accroché au mur, un téléphone à l’ancienne, sonna. Le président se leva pour aller décrocher, car lui seul était habilité à le faire. C’était Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée, le plus proche collaborateur du Président :

– Un missile RS-28 Sarmat vient d’être tiré en direction des États-Unis. S’il n’est pas intercepté, il atteindra sa cible dans 10 minutes. 



29 avril 2022

 

La femme qui lisait un roman de Philippe Djian

 

 

(environ 8 minutes de lecture)

Je venais d’arriver en Auvergne et, le dimanche après-midi, je commençais à parcourir les innombrables sites naturels de la région. Je m’étais fixé un objectif : gravir tous les volcans de la chaîne des Puys les uns après les autres. Lassolas, la Vache, les Goulles, le Pariou, le Dôme… j’enchaînais les sommets arrondis qui faisaient des balades ni trop courtes ni trop longues, ni trop faciles ni trop difficiles.

Ce dimanche de la mi-avril, qui était un lundi, le lundi de Pâques, j’avais délaissé les volcans pour un lac, le lac d’Aydat, néanmoins formé à la suite d’une coulée de lave qui avait barré la rivière Veyre, quelque 8500 ans plus tôt. Présenté comme le plus grand lac d’Auvergne et un must touristique des environs de Clermont, je le trouvai moins grand, moins sauvage, et pour tout dire moins beau que le lac du Causse en Corrèze, qui avait constitué un de mes jardins pendant près de trente ans. Je ne boudai pas mon plaisir pour autant, découvrant les contours, la plage et les pédalos, les maisons contemporaines face au soleil, les chemins sous les pins, la zone humide et l’église du village en bout de lac.

Ma promenade n’ayant pas duré plus d’1 h 30, je me sentais encore des envies de marcher. Je repris la voiture pour rejoindre un autre lac tout proche, issu de la même coulée de lave, le lac de la Cassière, plus modeste et réservé à la pêche. Je me garai sur un petit parking devant un plan herbeux plus ou moins aménagé, où se tenaient assis quelques flâneurs. N’ayant pas retiré mes chaussures de marche, je fus vite prêt. Saisissant mon petit sac à dos et mon bâton, j’allais entreprendre le tour du plan d’eau, sans carte Visorando puisque je n’avais pas prévu cet arrêt. Néanmoins, je ne risquais pas de me perdre, d’autant que les sentiers dans le Puy-de-Dôme m’apparaissaient très bien balisés. Dernier point de cadrage : on était à 850 mètres d’altitude, à peine sortis de l’hiver et il faisait… 20 degrés. Déréglé, le climat. Les neiges du Sancy que j’avais aperçues depuis la route semblaient un Himalaya éloigné.

Je n’avais pas fait 20 pas quand mon attention fut attirée par une femme à l’écart des autres, entre une barrière en bois et le bord de l’eau, allongée sur le dos, tenant un livre ouvert au-dessus d’elle. L’image était paisible et pas si originale, et je l’aurais simplement accueillie comme un élément supplémentaire du décor de cette après-midi si je n’avais pas tout de suite remarqué le titre et l’auteur du livre, et même reconnu sa couverture. Incidences, de Philippe Djian, avec une belle jaquette comme Gallimard en avait enrobé ses ouvrages pendant quelque temps.

Mince alors, pensai-je, Philippe Djian, mon maître ! L’écrivain qui m’avait fait aimer la lecture, qui m’avait appris la vie et encouragé à écrire. J’étais devenu romancier, moi aussi, et j’avais même publié une étude sur son œuvre, en 2014. Culte pour toute une partie de ma génération, Djian était de moins en moins lu. Logique, me direz-vous, il vieillissait, ses lecteurs aussi. Cela m’attristait néanmoins, ses derniers livres n’avaient pas dû passer les 15 000 exemplaires. Il faut dire qu’il devenait paresseux, – il avait le droit – du moins c’était mon humble avis. Bien sûr, dans son parcours d’écrivain, sa manière d’écrire correspondait à un choix et une évolution, mais je regrettais la force des personnages, des formules et des histoires qui m’avaient émerveillé pendant 30 ans, entre 1985 et 2015.

J’eus aussitôt envie d’aborder la lectrice. Il me faut là tenter d’être honnête : aurais-je eu envie de l’aborder si elle avait été… un homme ? Si son pantalon, ses baskets et son tee-shirt, la couleur et la coupe de ses cheveux ne montraient pas une femme qui prenait soin d’elle sans se prendre au sérieux ? Ou si, inversement, elle avait été une fille magnifique beaucoup plus jeune que moi ? Je crois, oui. Savoir qui lisait Djian au bord d’un lac auvergnat en 2022 suffisait à ma curiosité. Il reste que je ne pus m’empêcher de noter que nous devions avoir des âges équivalents, des look compatibles et des sexes complémentaires.

Malgré tout, imbécile – qu’est-ce que je risquais ? –, lucide – la drague maladroite était évidente –, peu confiant en des capacités de séduction qui n’existaient pas ou plus, je n’osai pas l’interpeller et démarrai mon tour du lac. Pour ne pas trop me maudire, je me consentais une promesse de lâche : si elle est encore là à mon retour, je la branche.

La nouveauté de ma promenade me permit d’oublier la liseuse et mon maître. Je me laissai prendre par le chemin qui parfois s’approchait, parfois s’éloignait de l’eau. J’aimais le craquement des aiguilles, des pommes de pins et des glands sous les semelles de mes chaussures de marche. Je respirais à fond. Il y avait quelque chose de méditerranéen dans ces sous-bois résineux, comme si la simple présence de l’eau suffisait à modifier le climat. 

Je m’arrêtai un moment dans une crique d’où je contemplai des rochers basaltiques émergeant des eaux du lac : on aurait dit des hippopotames se désaltérant à la tombée du soir. J’aperçus le petit parking et l’autre berge en face ; j’étais trop loin pour voir si la liseuse était toujours allongée.

Je continuai mon chemin, moins net après la crique : les embranchements et ramifications se mélangeaient sans qu’aucune piste ne s’impose par rapport aux autres, d’autant que le balisage, une fois n’est pas coutume, était aléatoire. Je me guidai à la forme du lac. Je le perdis de vue pendant un quart d’heure, même si je le savais tout proche. Je croisai un couple, un enfant courant au-devant. Était-il le fils ou le petit-fils de cet homme et de cette femme ? Cette incertitude m’interrogea : la place de l’enfant, l’âge pour en avoir, le pari fou que cela constituait de mettre au monde un inexistant… 

Les humains me croisèrent, s’éloignèrent et disparurent. Je retrouvai les arbres. Ils étaient moins serrés contre moi, le chemin s’élargissait, longeait même un pré. Une vache me considéra, dubitative. Le lac réapparut, j’allais atteindre le dernier angle avant de revenir au milieu du côté d’où j’étais parti. 

Je pénétrai dans un hameau et le goudron apparut. Un homme lavait sa voiture devant une maison, un autre remettait un portail sur ses gonds, deux enfants jouaient autour d’une balançoire, une femme se penchait sur des fleurs. Après ces maisons récentes, je traversai une ruelle aux logements plus anciens. J’espérais voir une mamie ou un pépé sur un seuil, il n’y en avait pas. 

Je sortis du hameau et me retrouvai au bord du lac. Mon point de départ était à 200 mètres, ma liseuse, si elle n’était pas partie, à 230. Le doute et la timidité me reprirent. Tout de même, la déranger, sous ce prétexte incertain… Avais-je bien conscience de ma gueule et de mon âge ? De mon air con avec mon petit sac et mon bâton ? J’avançai, fébrile. Je passai le parking, ma voiture. Encore quelques mètres… Elle était là. Dans la même position que 50 minutes plus tôt. À plat dos, jambes repliées, bras tendus, le livre ouvert au-dessus d’elle.

Sur la petite route en surplomb, je la dépassai, me tournai de l’autre côté, comme si je scrutais la colline. J’hésitais. Je rebroussai, m’arrêtai au-dessus d’elle, espérant qu’elle me regarderait et ferait le premier pas. D’ailleurs, n’avait-elle pas réalisé mon manège ?

Enfin, je me décidai. Je franchis la petite barrière de bois et commençai à descendre la légère pente herbeuse qui menait au lac. À 3 mètres d’elle, je lançai :

– Excusez-moi, Madame ?

Ce Madame n’était pas prémédité, le Excusez-moi non plus.

Elle se dressa et se tourna aussitôt :

– Oui ?

Ce mot, la tonalité avec laquelle elle l’avait prononcé, me mirent en confiance. C’était la réaction d’une femme qui ne se sentait pas agressée, qui n’était pas hostile, mais prête à répondre pour aider son prochain.

– Je me permets de vous interpeler parce que je vois que vous lisez un livre de Philippe Djian. C’est rare de nos jours, surtout dans un endroit pareil, ça me surprend.

– Ah oui ? C’est vrai, il n’est plus beaucoup lu. C’est un auteur de ma génération…

– De la mienne aussi…

– J’ai pris ce livre à la bibliothèque, je veux me remettre à lire. Le nom que je connaissais m’a attiré.

– C’est l’histoire du prof avec l’étudiante qui disparait ? Le prof vit à la montagne avec sa sœur ?

– C’est ça. Je n’en suis qu’au début.

– Il y a eu un film tiré de ce livre, qui a un autre nom que le titre. Plutôt bon, alors que les films tirés des livres de Djian ne sont pas bons, sauf 37°2. Dans ce film, les acteurs principaux sont Mathieu Amalric et Karine Viard.

– J’aime bien Karine Viard.

Elle était assise et moi debout, ce qui me gênait et devait la gêner, d’autant qu’elle semblait avoir le soleil dans les yeux. Je n’osais pas m’asseoir à côté d’elle pour autant. Je m’accroupis.

– C’est Philippe Djian qui m’a fait aimer la lecture. C’est lui qui m’a montré que la littérature pouvait être moderne et en prise avec la vie, qu’elle n’était pas incompatible avec les filles, la bière et le rock. C’est sans doute en partie grâce à lui que je suis devenu écrivain à mon tour. À tel point que j’ai écrit un livre sur l’œuvre de Philippe Djian, paru en 2014, en essayant de montrer pourquoi il était important.

J’avais conscience de parler de moi et de me mettre en valeur, ce qui pouvait passer pour de la vanité. Mais il fallait bien que je justifie mon interpellation. Mon interlocutrice était heureusement une femme civilisée, qui n’avait pas basculé dans la post-humanité, elle savait donc accueillir une parole extérieure et se mettre à la place d’autrui. Elle savait même encore poser des questions :

– Vous écrivez des romans ?

– Oui. J’écris aussi beaucoup de biographies, enfin des récits de vie, c’est une bonne partie de mon activité, j’aide les gens à écrire.  

– Ah oui ?

– Et maintenant j’écris des nouvelles, que je publie dans un journal régional et sur un blog conçu à cet effet.

– Vous pouvez me dire votre nom ?

– Je vais vous donner une carte.

J’ouvris une poche de mon sac car je savais qu’il y restait de grandes cartes de visite présentant mes services d’aide à l’écriture.

– Vous avez tout là-dessus : mon site professionnel et le blog consacré aux nouvelles. 

– Je regarderai, merci.

Je commençais à avoir mal aux genoux plié comme j’étais mais je voulais en savoir un peu plus sur elle :

– Et vous, vous faites quoi ?

– Oh, rien à voir avec la littérature. Je suis praticienne de santé.

Je ne connaissais pas la signification précise du terme, et me demandai si elle était médecin ou infirmière. Je n’osai pas l’interroger à ce sujet, de peur qu’elle se sente rabaissée si elle était infirmière, alors que je mettais les infirmières au même niveau que les médecins, si ce n’est plus haut.

Je creusai par une autre voie :

– Vous travaillez à l’hôpital ?

– Je suis en libéral.

– C’est bien ça, en libéral ! Moi aussi, je travaille en libéral. Le libéralisme se porte mal en France, mais on a besoin de libéraux !

Je ne sais pas ce qui me prenait de m’exciter sur le libéralisme. Si, en fait, je savais : quand on n’est pas sûr de soi, on rebondit trop rapidement sur les mots qui passent à notre portée, on a peur du silence et du malaise qu’il pourrait entraîner. J’étais heureusement en face d’une femme bien, qui souriait, réagissait. 

Elle était toujours assise, tournée de trois quarts. Son pantalon et son tee-shirt étaient bleu marine, sa chevelure était blonde coupée au carré, elle semblait avoir une jolie silhouette. Je n’osais pas la détailler, et n’aurais su déterminer la couleur de ses yeux, de sa peau, de ses pieds. Il faut dire que ce n’est pas cela qui m’importait. Je voulais savoir qui était cette femme qui lisait Djian parce que je pressentais qu’une lectrice d’un roman de Djian au bord d’un lac d’Auvergne en 2022 était quelqu’un d’intéressant. Nos 5 minutes d’échange me laissaient croire que je ne m’étais pas trompé.

Je pris alors une mauvaise décision, comme souvent en pareille circonstance. Au lieu de prolonger la conversation à partir de cette bonne base de départ, je jugeai qu’il était temps de m’en aller. J’avais accompli la mission que je m’étais assigné, j’allais indisposer la belle si je poursuivais ici.

Je fermai mon sac et me relevai :

– Je ne vous embête pas plus longtemps. J’espère que vous m’enverrez un message et que nous pourrons continuer cette discussion.

– Oui, avec plaisir.

J’ai dû baragouiner autre chose, mais je ne m’en souviens plus. Peut-être :

– A bientôt, j’espère. Au revoir.

– Au revoir.

Je remontais jusqu’à la route, pour rejoindre ma voiture, con et content. Content parce que j’avais osé parler à cette femme, que c’était une femme bien et qu’elle allait sans doute m’envoyer un mail après avoir repéré mon essai sur Djian dans une librairie en ligne ou un texto après avoir lu une de mes nouvelles. Con, parce que, dans un mélange étonnant de politesse et de confiance en moi, je ne lui avais pas demandé son mail ou son 06. L’élégance qui consistait à lui laisser le choix de provoquer un second contact ou pas risquait de se retourner contre moi. Je n’avais peut-être pas assez assuré ma prise, j’étais parti trop vite, et elle pouvait avoir pris la brièveté de notre échange comme de la désinvolture de ma part. Moyennant quoi elle pouvait très bien m’oublier dès le lendemain. D’autant qu’elle était peut-être déjà pourvue en hommes, en amis et en livres, et n’avait que faire d’un olibrius emphatique et pathétique.

Les jours qui suivirent, hélas, confirmèrent ces craintes ; le con l’emportait sur le content. Pas la moindre nouvelle de la femme à qui, toujours dans le souci de ne pas me placer sur un terrain qui pouvait la rebuter, je n’avais même pas demandé son prénom.  De peur d’en faire trop, je n’en avais pas fait assez. Ce n’était pas dramatique, mais je regrettais de ne pas avoir assez signifié que je souhaitais une revoyure. Les occasions d’attirance réciproque sont rares et c’est une erreur de les gâcher.

Je n’y pensais plus quand, quinze jours après notre rencontre, un texto arriva en provenance d’un numéro qui ne figurait pas dans mon répertoire. Il était ainsi libellé :

– J’ai commandé votre essai sur Philippe Djian. Je l’ai lu et apprécié. Vous accepteriez de me le dédicacer ? 

C’était signé :

– La femme qui lisait un roman de Philippe Djian au bord du lac de La Cassière.

 



22 avril 2022

 

My body your money (Ellia et ses NFT)

 

       

 (environ 22 minutes de lecture)

Il fallait absolument qu’elle trouve un moyen de continuer à attirer l’attention. Question de vie ou de mort. Si elle demeurait plus de quelques semaines sans faire le buzz sur les rézos et dans les médias, c’en serait fini pour elle. On ne la verrait plus, on l’oublierait, elle disparaitrait. Et elle ne pourrait pas le supporter.

Désormais il ne suffisait plus d’avoir été pour être. Du moins à sa génération. Il restait quelques géant.e.s à la gloire éternelle, mais ils-elles avaient pu marquer leur art durant des décennies, quand le public avait encore une capacité d’attention, parce que les artistes n’étaient pas si nombreux, parce que leurs productions (disques, films, expos, pièces…) constituaient un événement, c’est-à-dire un moment rare qui sortait de l’ordinaire dans une société studieuse et laborieuse. « J’aurais aimé vivre à cette époque », pensait Ellia en se rêvant Marilyn. 

Mais deux ruptures s’étaient produites en Occident. La première dans les années 1980, avec l’avènement de l’assistance et de l’abondance : le risque avait disparu, la fête était devenue la norme et les loisirs avaient pris la place du travail. La seconde dans les années 2000 : internet et les outils numériques avaient enseveli les gens sous une avalanche continue de stimulations, de sollicitations et d’informations. Il n’avait pas fallu vingt ans pour que les humains deviennent addicts aux écrans, drogués à la bêtise, abrutis d’insignifiances et accrocs à ces dépendances insanes qu’ils entretenaient chaque minute.   

C’était ces dépossédés qui constituaient le public désormais, eux qu’elle devait capter. Mais pouvait-on parler de public ? Ce mot avait-il encore un sens ? Il n’y avait que de petits égoïstes minables et névrotiques enchaînés à leur smartphone qu’il fallait essayer d’agréger un temps autour de son nom. L’heure était à la communauté, il convenait donc de se constituer une communauté de fans, temporaire bien sûr, éphémère, qui ne durerait que le temps d’un engouement, passager, improbable et hasardeux.   

Ça avait bien marché pour elle au début, quand elle était arrivée à Paris et que, mue par sa passion pour le cinéma, si ce n’est pour la célébrité, elle avait pu s’inscrire dans une école d’art dramatique. Elle avait passé des castings, tourné dans quelques pubs, décroché un rôle dans un court métrage. Elle jouait sur son physique bien sûr, à 19 ans qu’est-ce qu’on a d’autre ? Elle avait un excellent rapport poitrine–taille-hanches, des jambes à la longueur acceptable, des yeux et des cheveux de la bonne couleur, un visage qui donnait aux hommes l’envie de la consoler.

– T’as le corps d'une salope et la figure d’une sainte-nitouche : imparable ! avait lâché un copain de la promo lors d’une sortie en boîte.

Et puis était arrivé Nino. Le producteur. Il était venu à l’école invité par la direction pour une conférence-débat. Ellia était tombée sous le charme. Surtout, elle avait compris qu’il était la chance de sa vie. Les producteurs n’étaient pas connus, mais comme ils finançaient, ils possédaient un pouvoir énorme. Ils pouvaient imposer leurs conditions aux réalisateurs.

Elle avait été le voir après la conférence. Elle n’était pas la seule et il avait fallu jouer des coudes. Prétextant un mémoire qui n’existait pas, elle avait demandé si elle pouvait passer le voir à son bureau. Le mec avait accepté. Quand elle s’était trouvée face à lui, elle avait tout donné, une vraie chienne en chaleur.

– Je sais bien que je suis pas la seule et que des milliers de filles rêvent de faire carrière ! Mais j’ai déjà quelques expériences, j’ai mon book si vous voulez voir… Surtout, c’est ce que vous faites qui m’intéresse : votre parcours depuis votre sortie de la Femis, vos débuts en tant que chargé de production sur le Van Gogh de Pialat et le Boris Godounov de Zulawski. Et puis la création de votre société indépendante, votre soutien au cinéma d’auteur, et puis vos premiers gros succès… 

Elle avait récité la fiche Wikipédia. Le mec n’était pas dupe, ce qui ne l’avait pas empêché d’être sensible au fait qu’elle lui parle de lui. Et il avait mesuré la volonté de cette jeune fille. Il y en avait en effet des milliers qui rêvaient de montrer leurs seins et leur bouche sur les écrans, et la détermination avait son importance pour y parvenir, du moins pour obtenir un essai. Le succès, lui, ne se commandait pas. 

Deux mois après, il l’appelait et lui conseillait d’aller voir de sa part le metteur en scène d’une série qui cherchait une nouvelle actrice pour compléter son casting de la saison 1.

La télé, le rêve ! Ellia était prête à devenir animatrice ou miss météo. Quand on voit jusqu’où était montée cette salope de Virginie Effira ! Et Louise Bourgoin ! Et Jean Dujardin ! Et Omar Sy… Et Georges Clooney, Jennifer Aniston… Putain, la télé ça payait, et pas qu’en monnaie ! À tel point que ça jouait dans l’autre sens maintenant : les acteurs de cinéma voulaient tous faire de la télé, ce qui aurait paru une hérésie dans le temps. Imagine-t-on Gabin, Mastroianni, Delon, John Wayne ou Ventura courir après un sitcom ? Le premier à franchir le pas avait été Roger Hanin, devenu star avec Navarro sur TF1. Plein d’autres avaient suivi et essayaient de se refaire à la télé quand ça ne marchait plus au cinéma. Même Depardieu avait tourné pour Netflix.

La série dans laquelle on avait intégré Ellia avait plutôt bien marché et lui avait ouvert des portes. Elle avait tourné dans deux autres séries, et dans trois films de cinéma. Ce n’était pas des rôles principaux, mais pas insignifiants non plus. Quand elle entrait dans un restaurant ou marchait dans la rue, on la reconnaissait, même si on ne se rappelait pas son nom :

– Tu sais, elle jouait la fille du taulard, dans la série policière sur M6…

Ou alors :

– C’est une actrice. Elle est la chérie de Romain Duris dans le film qu’on a vu cet hiver…

C’était déjà ça. Parfois on lui demandait un autographe. Parfois on la complimentait. Elle avait été invitée pour quelques interviews. Quand elle se baladait avec un ou plusieurs hommes, qu’elle était habillée sexy et qu’elle mettait des lunettes noires, elle pouvait se la jouer star. C’était agréable. Très agréable.

Mais elle avait voulu plus. Elle ferait tout pour percer au cinéma, ou à la télé – l’un ou l’autre, il n’y avait plus de frontière désormais –, mais ça ne suffisait pas. C’est pourquoi elle avait souhaité attaquer la chanson, d’autant que réussir un tube était à la fois plus facile et plus rapide que réussir un film. Maitriser les deux arts, c’était le secret. Quand on avait moins d’actualité dans l’un, on se rattrapait dans l’autre. Beaucoup jumelaient les deux d’ailleurs. Celle qui y réussissait le mieux avait été, au niveau mondial, Jennifer Lopez, première artiste à posséder, en 2001, un film et un album à la première place des classements. En France, on pouvait citer Vanessa Paradis. Chez les hommes Patrick Bruel ; il était bon dans les deux domaines, alors que son vieux copain Johnny, bête de scène avec son micro, avait toujours été incroyablement mauvais devant une caméra.

Ellia retourna voir Nino et lui fit part de son projet. 

– Tu connaitrais pas quelqu’un chez Sony ou Universal ?

Si, Nino connaissait, et il l’avait une fois de plus mise en relation avec la personne qui fallait. Sans même qu’elle ait besoin de coucher avec lui, ce qui ne manquait pas de l’étonner, c’était limite vexant, alors qu’elle était prête à toutes les pénétrations pour qu’on la voie dans les prods et qu’on l’entende dans les pods.

La chanson Je ne suis pas seule, écrite et composée par des artistes de la maison Universal, arrangée par le faiseur de son le plus tendance du moment, atteignit en deux semaines le sommet des classements et la propulsa dans tous les magazines. Une vraie folie. Son compte Instagram explosa, on voulait la voir, la toucher, lui parler, elle ne pouvait sortir sans être protégée.

– Ellia ! Ellia ! Un selfie avec moi ! Un selfie !

Les gens hurlaient, s’accrochaient à elle. Cette fois, star elle l’était. Elle avait 28 ans, ce n’était pas si mal.

Ce moment de folie dura un été. Au bout de six mois, la chanson était passée de mode. Tout le monde – c’est-à-dire les moins de 50 ans – connaissait la mélodie, qui resterait comme le tube de l’année, mais désormais on attendait autre chose d’Ellia. Sa notoriété lui donna accès à une nouvelle série télé d’abord, à un film ensuite, mais ni l’un ni l’autre n’eurent le succès escompté. En musique, on lui réclamait un album, c’est-à-dire un autre tube. Les pros d’Universal lui fabriquèrent sans problèmes 12 titres acceptables, mais l’enregistrement ne fut pas si facile. Même si elle n’avait qu’à suivre les instruments, elle éprouvait des difficultés à garder le rythme et la tessiture de sa voix était restreinte. Ça limitait les possibilités. Trois chansons auraient cependant pu connaitre le même destin que Je ne suis pas seule, hélas ce ne fut pas le cas. Les critiques furent sévères, ça on s’en foutait ; le plus grave est que les internautes la lâchèrent. 

Quand on la croisait dans la rue, on ne lui parlait que de sa première chanson. Elle avait envie de hurler :

– Eh ! Mais j’en ai enregistré 11 autres ! Écoutez-les !

Ellia ne suscita plus d’attroupements. On ne l’invita plus dans les émissions. Elle était la fille qu’on voit dans une série de temps en temps et qui avait fait un tube. Bien entendu, c’est sur les autres qu’elle reporta la cause de la fin de son succès commercial et médiatique. Dans la chanson, la concurrence était effrayante, permanente. Il y avait toujours une plus jeune, une plus jolie, une plus forte. Qui se souvenait encore des gagnant.e.s de la Star Academy, à part les quatre premie.re.s ? Qui se rappelait de Lou Bega, de Kat de Luna, de Sabine Paturel ou de Jean-Pierre François ? Même ceux qui marchaient encore se prenaient des claques terribles. Exemple, les Corréziens de 3 Cafés gourmands, qui atteignirent le score stratosphérique de 230 millions de vues Youtube pour leur gentillet À nos souvenirs, n’avaient pas dépassé les 19 millions avec leur tube suivant, On t’emmène, conçu avec les meilleurs et lancé par tous les médias. 

On pouvait monter vite et haut, on tombait bas et longtemps. Quand on voyait Beatrice Dalle, Ophélie Winter ou Loana, ça faisait peur, non ? Il n’y avait pas de recette, pas de logique. Ça marchait ou ça ne marchait pas. Selon elle, dans le cinéma comme dans la musique, 10 % y arrivaient grâce à leur talent et leur acharnement, tous les autres ne devaient leur fortune qu’à la chance, c’est-à-dire à un heureux hasard. Il n’y avait aucune justice, la chance se manifestait ou ne se manifestait pas. Ceux qui en bénéficiaient se persuadaient qu’ils étaient les meilleurs et l’opinion adhérait à cette fable, alors qu’ils n’avaient que profité d’un concours de circonstances. C’était d’ailleurs pareil dans tous les domaines.

Ellia se sentait gagnée par la panique. Retomber dans l’anonymat, redevenir miss Nobody ? Sûrement pas. Se trouver un boulot et rentrer chaque soir à la maison pour se faire tringler par son Jules, voire pour nourrir des moutards ? Autant crever. Non, il fallait trouver autre chose. Elle avait bien un tournage de cinéma qui l’attendait et la saison 2 en cours d’une série télé, mais elle pressentait que ça ne changerait pas grand-chose, ce n’est pas ça qui la ferait décoller, elle n’avait pas le rôle titre.

C’est un mec avec qui elle sortait – si elle avait bien compris il était dans l’art contemporain – qui sans le vouloir lui donna une idée. Un matin, alors qu’elle le rejoignait dans la cuisine de son loft de l’avenue de Wagram, il pianotait sur son Macbook en sirotant son café :

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.

– J’achète un tableau numérique, en NFT.

– En quoi ?

– En NFT : non fungible token.

– Explique.

– Tu es sûre que ça t’intéresse ?

Il l’attira à lui et passa une main sous la chemise qui la couvrait au-dessus des cuisses. Elle se dégagea vite car elle n’avait pas envie, là maintenant. Il l’avait baisée toute la nuit, elle en avait sa claque. Elle composa son petit-déjeuner sans renoncer à sa demande.

– J’attends. Qu’est-ce qu’un NFT ?

Il repoussa son ordinateur, prit sa tasse, expliqua :

– Un jeton non fongible, c’est une sorte de certificat d’authenticité d’un objet virtuel, une photo, une vidéo, une musique… Ce certificat numérique est enregistré sur la blockchain, une procédure décentralisée qui permet de chiffrer donc de sécuriser des transactions à travers le réseau internet. Il ne peut d’ailleurs se payer qu’avec de la cryptomonnaie (Bitcoin, Ethereum ou autre).

– Laisse tomber la blockchain, j’ai jamais compris et ça me gave. Mais le NFT, ton jeton virtuel, il te sert à quoi ?

– C’est comme un acte de propriété, si tu veux, qui prouve que tu es seul.e à posséder le fichier. Tu peux le garder ou le vendre, à quelqu’un en particulier ou le mettre aux enchères.  

– Attends… Un fichier numérique – une image, un son, un texte –, il est par définition reproductible. À quoi ça me sert de l’acheter et de dire il est à moi ?

– Un NFT n’est pas une vidéo YouTube. Il est non réplicable. C’est ça l’intérêt. 

– T’as pas des exemples ?

– Je vais t’en donner trois, peut-être les trois plus célèbres NFT à ce jour. La fédération américaine de basket, la NBA, a créé une plateforme, baptisée Top Shot, qui permet d’acheter des cartes de joueurs et des vidéos de moments de matchs exceptionnels. La première vidéo mise aux enchères a atteint 208 000 dollars. C’était déjà pas mal, mais aujourd’hui, il y a plus d’un million d’utilisateurs de Top Shot et la valeur des échanges dépasse le milliard de dollars.

– Attends, attends… Le panier exceptionnel marqué par le super joueur machin, il a été filmé et diffusé en direct : on peut donc le retrouver ! La carte de joueur, pareil, si c’est sa photo et son C.V., qu’est-ce que ça apporte de payer pour ça ?

– Tout dépend de l’émetteur et du contenu, enfin de la valeur que tu accordes à l’émetteur et au contenu. Si la vidéo du super panier est montée, griffée, packagée par la NBA comme un NFT unique, et que des millions de fans sont prêts à acquérir tout ce qui se rapporte à leurs sportifs préférés, tu crées un marché. 

– En quelque sorte, ça remplace les maillots, les mugs et les posters ?

– À une différence près : le NFT prouve que ton bien est unique. Ou que tu es propriétaire de l’original (ou d’un exemplaire d’une série limitée conçue spécialement en tant que NFT).

– Deuxième exemple ?

– Le tableau numérique Everydays, de l’Américain Beeple, un véritable artiste au demeurant, un gars qui créait de l’art numérique depuis 15 ans. En mars 2021, Christie’s  New York a organisé la toute première vente d’une œuvre numérique, un assemblage de dessins et animations réalisés quotidiennement durant 5000 jours d’affilée par Beeple. Le prix de départ était de 100 dollars. Les enchères ont duré… 15 jours… et l’œuvre sous forme de NFT (fichier numérique unique donc) a été achetée… 69 millions de dollars.

– Quand même…

– Oui, quand même.

– Mais attends !

Elle prit son smartphone et tapa Everydays Beeple. Aussitôt apparut une mosaïque composée de milliers d’images de formes rectangulaires et carrées. Elle tourna son écran vers lui.

– Je peux voir Everydays gratuitement.

– Tu peux voir une reproduction gratuitement. Comme tu peux voir gratuitement une reproduction de Manet ou de Picasso. Si tu devais acheter l’original, ça te coûterait un peu plus cher.

– Oui, mais un tableau classique original n’a pas la même forme et la même matière qu’une reproduction. Tandis qu’au format numérique, l’original et la reproduction sont la même chose.

– C’est là que le NFT a de l’importance : il distingue l’original des reproductions.

– Ouais… Troisième exemple ?

– Le patron de Twitter, Jack Dorsey, a vendu son premier tweet authentifié – « Just setting up my twttr » – pour 3 millions de dollars. 3 millions les 5 mots…

– … Que tout le monde peut trouver sur n’importe quel moteur de recherches.

– Pas l’original authentifié par Dorsey. Tu sais, c’est comme la bourse : tout dépend de la confiance qu’on accorde aux choses. Toute l’économie ne tient que là-dessus, d’ailleurs : la confiance. Si un jour on considère que ces bouts de papier dégueulasses sur lesquels il y a marqué 100 $ ou 100 € ne valent plus rien, tu auras beau en posséder plein, tu seras ruinée.

Elle était dubitative. Il n’empêche, c’est à ça qu’elle pensait quand elle se retrouva dans le taxi qui la ramenait chez elle (sa carrière ne marchait pas aussi bien qu’elle le souhaitait, mais elle n’en était pas encore à prendre les transports en commun, sauf l’avion, en première classe).

C’est après sa douche le soir avant de sortir et en s’examinant dans les miroirs qu’elle eut la révélation : mon corps ! Les différentes parties de mon corps ! Si je vendais en NFT les différentes parties de mon corps ? Est-ce que certain.e.s ne seraient pas intéressées de posséder un bras d’Ellia, le visage d’Ellia, une cuisse d’Ellia ? Il faudrait faire ça bien, de manière intelligente et esthétique, mais il y avait un coup à tenter. Et il fallait le faire tant que son nom était encore un peu connu, après ce serait trop tard. 

Elle appela sur-le-champ un photographe bien introduit qu’elle avait rencontré sur le tournage d’une série. Il était là pour l’actrice principale mais elle avait parlé avec lui et il lui avait dit de ne pas hésiter à le contacter si elle le souhaitait. Sûr qu’il espérait coucher avec elle, mais ce n’était pas un problème.

– J’ai une idée à te proposer. On peut se voir quelque part demain ?

Ils se retrouvèrent à 13 heures dans une brasserie du Pont de l’Alma. Par chance, des serveurs et des clients la reconnurent quand elle entra et elle arriva en confiance devant le photographe qui sirotait un Martini.

– Je voudrais que tu me prennes en photo, intégralement mais morceau par morceau, un bras, le cou, une épaule, une cheville, etc. Quelque chose d’original et esthétique, surtout pas trash, même pas sexuel ; joli, que ça ressemble à une œuvre d’art.

– Admettons. On fait 30 clichés et avec ça on a toutes les parties de ton corps. Tu en fais quoi ?

– Je les vends, sous forme d’un certificat unique. NFT, ça te parle ?

– Oui.

– Alors voilà. Je te paye pas, mais je te donne un pourcentage sur les ventes, et bien sûr ton nom est mis en valeur dans chaque communication.

Le photographe avait de la route et comprit tout de suite le potentiel de cette idée. Il savait que la prétention était un défaut nécessaire pour réussir dans le show-business et cette gonzesse avait l’air bien doté en la matière. En plus, elle avait une bonne idée et surtout elle l’avait la première. À sa connaissance en effet, aucune artiste n’avait encore osé vendre son corps à la découpe sous forme de NFT. Certes, l’initiative aurait été plus bankable si elle était venue de Taylor Swift, de Britney Spears ou de Maria Sharapova, mais enfin Ellia était jolie et elle avait en France une petite notoriété qu’elle pouvait exploiter pour lancer son truc. Après, ce n’est plus son nom qui compterait, mais le concept qui marcherait ou pas. En art contemporain, le concept prévalait sur l’œuvre.

Ils se mirent au travail dès le surlendemain, dans ses studios, avec l’aide d’un assistant pour lui, de son agente pour elle, qu’elle avait mise dans la confidence. Il commença par la photographier de différentes manières : en mouvement, couchée, habillée, déshabillée, à l’intérieur, sur la terrasse paysagère à l’arrière.

– Il faut que je connaisse un peu ton corps.

– Je comprends.

– Tu es sûr que tu préfères nue ?

– Oui, je crois. Si on veut faire monter la pression, il faut jouer là-dessus.

– C’est vrai que ça marche encore…      

À la fin de la première séance, il lui dit :

– Tu me laisses deux jours pour étudier les clichés, ensuite on attaque le découpage. Je te ferai des propositions, de cadrage, de fond, de lumière.

– Ça marche. Pense bien qu’il faut qu’il y ait une unité, ça ne doit surtout pas être gore. Mais comme un puzzle, dont les gens voudront assembler les morceaux. 

Trois jours après, elle était de retour et ils commencèrent le travail. Il fallut pas moins de 10 séances d’1 h 30 pour qu’ils en finissent. Jamais elle n’avait été approchée si près et si longtemps par un objectif. Ce fut un expérience étonnante. La nudité ne la gêna pas, d’autant qu’elle n’était jamais entièrement nue puisqu’il photographiait des parties de son corps. La séance sur l’entre-jambes fut peut-être un peu plus gênante, et encore. 

– Tu ne fais pas un truc sexuel. Je ne veux pas que les lèvres soient ouvertes. On les verra puisque je suis rasée, mais ce doit être doux et joli, et tu ne prends pas de trop près. 

– C’est ce que tu vendras le plus cher ?

– En tout cas, c’est ce que je vendrai en dernier.

À l’arrière, elle lui avait dit de privilégier les fesses et pas l’anus. Ils hésitèrent à séparer les seins, mais finalement estimèrent qu’ils allaient par deux et ne travaillèrent que sur des vues globales de la poitrine. Sous des angles invraisemblables et avec toutes sortes de décor.

– Maintenant, tu me laisses quinze jours pour la sélection finale. Quand j’ai 30 ou 35 photos impeccables à te présenter, je t’appelle.

Il l’appela et elle vint, le cœur battant. Ils se mirent dans la salle de projection. Pas moins de 3 assistants entouraient le photographe, Ellia était toujours accompagnée de Cindy, son agente.

– Finalement, j’ai retenu 40 photos.

– Y’a pas de doublons ?

– Aucun, rassure-toi.

Il commença par un pied. Elle eut un choc en le voyant projeté sur un écran géant. C’est surtout la manière dont il était photographié qui émerveillait. Pris en légère contre-plongée, la ligne du coup de pied s’effilait jusqu’à la cheville qui disparaissait dans un flou volontaire. Le grain de la peau était d’une réalité stupéfiante. Mais le plus saisissant était les orteils – au vernis transparent –, qui avaient l’air d’être vivants et de saluer les spectateurs.

Elle eut à peine le temps de se remettre qu’il passa à la cheville et au genou. Là encore, la réalisation offrait un contraste parfait, on aurait cru l’image en relief. En plus, il avait laissé autour le papier de soie sur lequel il lui avait fait poser sa jambe, qui apparaissait ainsi comme un cadeau offert à celui qui le voudrait. 

– Génial !

Ils passèrent ainsi en revue tout son corps. Chaque fois, le cadrage et le point de vue étaient originaux, l’éclairage et le contraste étaient parfaits. Les seins étaient photographiés comme deux volcans en perspective, avec un grain d’une incroyable réalité, qui ne pouvait que donner envie de les caresser ou de les téter.

Pour son visage, il avait décomposé bouche et menton, joues et nez, yeux et front. Son nez surtout la troubla. Elle s’aperçut de la force de cet organe, que l’on négligeait souvent au profit de la bouche et des yeux, certes plus expressifs. Ses yeux justement étaient extrêmement beaux. Plus beaux que dans la réalité, lui sembla-t-il.

– T’as pas triché sur la couleur ?

– Il n’y a pas une retouche. Regarde un peu cette profondeur.

C’était vrai, chaque œil était un camaïeu de bleu agrémenté de cristaux blancs et d’une perle noire qui semblait ne pas avoir de fond.

Côté pile il avait fait une merveille de sa chevelure, avec une photo centrée sur la nuque, une autre sur le crâne. Le rendu était spectaculaire. Non seulement, l’épaisseur et le soyeux étaient parfaitement restitués, mais la définition était telle qu’on aurait pu compter chaque cheveu et suivre son tracé de la racine à la pointe.

Elle se découvrit ainsi petit à petit, fragile et belle, originale et normale, décomposée et entière. 

Il termina par la photo du pubis et du sexe, qu’elle n’attendit pas sans appréhension. Il avait retenu un cliché pris en plongé, l’appareil tenu au-dessus du ventre, elle se souvenait de ces prises de vues pas simples à réaliser. Il en avait tiré une photo émouvante à souhait. Non seulement la photo semblait ronde, tant les courbes des cuisses et du ventre se rejoignaient au centre de la photo, mais en plus on apercevait le fin duvet qui recouvrait la peau très fine autour du vagin, qui ondulait joliment sur le petit renflement prévu à cet effet. 

Quand un assistant ralluma la salle, elle était en larmes.

– Je ne me connaissais pas, dit-elle. Merci. 

À cet instant-là, elle avait oublié le pourquoi de cette expérience et de cette séance.

Mais elle se reprit vite, consciente d’avoir, si elle arrivait à lancer son truc, de l’or dans les mains. Il fallait d’abord créer le NFT, enfin 40 NFT, puisqu’il y avait 40 photos pour recomposer son corps complet afin que pas un centimètre de peau ne soit oublié.

Elle interrogea le photographe :

– Tu as quelqu’un dans ton équipe qui pourrait nous faire ça ? Je veux dire techniquement, créer l’objet numérique, l’intégrer à la blockchain, trouver la meilleure marketplace, etc.

– Je pense que notre community manager se fera un plaisir, répondit-il en regardant un des jeunes gars qui l’entourait et qui approuva aussitôt, les yeux gourmands.

– Parfait, moi je me charge de médiatiser le truc. 

Elle pouvait encore, via son agente ou directement, appeler un journaliste pour lui demander de passer une info, voire se faire inviter sur un plateau. Et elle avait toujours 55 000 followers sur Instagram. 

Est-ce à cause de sa notoriété et des portes qu’elle lui ouvrait, de sa beauté et des convoitises qu’elle suscitait, du culot de la démarche et de l’admiration qu’elle entrainait ? Ou, encore une fois, d’un opportun concours de circonstances (il ne suffisait pas d’avoir une bonne idée, il fallait l’avoir le premier. Et au bon moment. Une bonne idée lancée trop tôt tombait à l’eau) ?

Toujours est-il que les « premières photos du corps de la chanteuse et comédienne Ellia », mises aux enchères 1 € sur la plateforme Opensea, captèrent tout de suite l’attention et déclenchèrent un engouement sans précédent. S’intéressèrent à l’affaire aussi bien des fans d’Ellia qui ne savaient pas ce qu’était un NFT que des amateurs de nouveautés numériques qui ne savaient pas qui était Ellia. Chauffé par des journalistes toujours à l’affut d’une nouveauté sulfureuse et par les ligues de vertu de toutes obédiences qui condamnèrent « la marchandisation du corps », le grand public ne tarda pas à découvrir « le concept » et à prendre partie. Même à l’étranger, on relata le « body art of the french singer actress » assorti de prises de position assez tranchées. 

La première photo – un pied – dont l’enchère dura une semaine, atteignit le prix estimable de 8 250 € (rappelons que les transactions des NFT s’effectuent en Ethereum, et que c’est un taux de conversion, par nature fluctuant, qui permet la comparaison en dollars ou en euros). La deuxième, – jambe de la cheville au genou – trouva preneur à 11 900. En troisième semaine, la cuisse droite s’envola à 42 500 €. Dès lors les compteurs s’affolèrent, en même temps que redoublèrent les spéculations, intellectuelles d’abord, financières ensuite :

– est-ce que la cuisse gauche sera photographiée de la même manière que la cuisse droite ?

– après la cuisse, est-ce que ce sera l’entrejambe ? 

– et si oui, comment le photographe s’y sera-t-il pris pour nous montrer la chose ?

– mais comment se fait-il que jamais personne n’ait pensé à ça ?

Ellia et ses photos nftisées devinrent un phénomène. Elle devint aussi riche en un rien de temps, même avec les 40 % qu’elle laissait au photographe, 30 % pour son travail, 10 % pour la logistique technique et commerciale. Elle gagna d’autant plus d’argent qu’elle découvrit que l’auteur.e d’un NFT détenait un « droit de suite », dont les modalités d’application étaient encore floues en 2022, mais qui garantissait un pourcentage, de l’ordre de 10 %, sur chaque nouvelle cession de l’œuvre, dont la blockchain permettait la traçabilité. Ainsi, quand sa cuisse fut revendue par le fan acheteur un mois plus tard à 326 000 $, elle empocha 32 600 $ supplémentaires.

Ses seins atteignirent la somme invraisemblable de 475 000 €, alors même qu’ils étaient montrés partout pendant la semaine que duraient les enchères. Oui, mais voilà, le concept avait pris : il s’agissait de posséder l’original avec la signature numérique d’Ellia et de son photographe. Sa bouche passa les 500 000, ses yeux atteignirent les 680 000 €. Ellia était invitée partout, pour témoigner, raconter, montrer. Elle eut l’intelligence de limiter ses apparitions à ce moment pour ne pas parasiter l’attention portée sur les photos. Des sociologues analysèrent le phénomène, France Culture y consacra plusieurs émissions.

Quand 38 photos furent vendues, il en restait deux à dévoiler : les fesses et le sexe. Des questions étaient sur toutes les lèvres :

– « la chatte » allait-elle passer le million d’euros ?

– le cul vaudrait-il plus ou moins ?

– comment le photographe allait-il montrer ces parties ?

Certains « amis » d’Ellia lui conseillaient d’attendre pour faire monter encore l’attente, le suspense, le prix. Mais elle ne voulait pas. Déjà d’autres actrices, des mannequins, des sportives, annonçaient qu’elles allaient faire la même chose. Il fallait clore la séquence. Après, quoi qu’il arrive, elle resterait la première à avoir réalisé l’opération, « elle appartiendrait à l’histoire ». Quand elle entendit cette dernière réflexion à son sujet, elle se troubla : jusque-là elle avait plutôt cherché à conquérir le futur. Elle sentit alors la relativité des choses – l’histoire est le futur de l’avant-veille – ainsi que leur fragilité – quoi que l’on fît, on était un jour relégué.e, passé.e, oublié.e.

Le réalisme des fesses, et même la netteté de ce que l’on voyait entre les deux, mais surtout la véritable mise en scène du photographe qui distinguait au premier coup d’œil sa photo de n’importe quelle image érotique ou pornographique, stupéfia le monde. C’était sans conteste une œuvre d’art, des plus marquantes, et tout de suite les enchères s’envolèrent (mise à prix : 200 000 $). C’est finalement un émir du Golfe persique qui acquit l’œuvre, pour le prix substantiel de 2 560 000 $. Les médias titrèrent avec plus ou moins de bonheur : « Le prix d’un cul » – et posèrent des questions plus ou moins fondées : « Ce chef musulman regardera-t-il les fesses d’Ellia en cachette sur son iPhone ou les agrandira-t-il pour qu’elles tapissent le mur du fond de sa salle à manger ? ».

Restait sa chatte. La conférence de presse de Christie’s Paris, lançant la mise aux enchères, attira des journalistes du monde entier, dont le nombre fut limité à 100, car les locaux de l’avenue Matignon n’auraient pu en contenir davantage. Une fois de plus, l’image fascina les foules : il faut dire que ce gros plan remarquablement maîtrisé, agrandi en 12 mètres sur 6, de la partie la plus intime du corps féminin, avait tout pour bousculer les imaginaires et les représentations. En plus, parce que c’était Ellia et parce que c’était un grand photographe, c’était beau, très beau. Les commentateurs peinaient à trouver les mots : « Une chaine de montagnes vues depuis un haut plateau ». « A-t-on jamais aussi bien magnifié la féminité ? » « Si proche, si banal… et si mystérieux ». « La création la plus élaborée de la nature ». 

À 5 millions de $, il restait encore trois personnes, du moins leurs représentants, pour acquérir l’œuvre : le PDG de Nestlé, l’émir d’Abu Dhabi, un milliardaire californien (étonnamment les Chinois avaient été peu présents tout au long de ces enchères pas comme les autres, sans doute trop déstabilisés pour saisir le potentiel de cette vente à la découpe, ils se rattraperaient à l’avenir sans aucun doute). C’est finalement le milliardaire américain qui l’emporta, pour 7 850 000 $ (2803 Ethereum au cours du jour de la vente) et qui, via la galerie Gagosian de Los Angeles, fit en même temps une proposition singulière : il proposait de racheter l’ensemble des « Ellia NFT » aux différents acheteurs, selon des sommes à débattre. 

La spéculation se déchaîna de plus belle et le corps décomposé puis recomposé de la « french singer actress » fut bientôt considérée comme l’œuvre d’art la plus chère de tous les temps, dépassant les 450 000 000 de dollars du Salvator Mundi de Vinci, acheté en 2017 par l’autocrate saoudien Mohammed Ben Salmane. Certains critiques y virent d’ailleurs soit une ironie soit un juste retour des choses, en tout cas une logique exprimée en ces termes : « N’est-il pas remarquable qu’après quelques millénaires de recherches et d’expressions sous toutes les formes, l’aboutissement artistique soit un ensemble de photos d’un corps humain, dépourvu de tout artifice ? Comme si tous les courants, toutes les matières et toutes les distorsions par rapport à la réalité s’étaient effacées devant l’évidence de la beauté, nue, simple et à portée de tous ? ». Ce « à portée de tous » fit tiquer Ellia, qui se sentit bizarrement plus dépossédée par ces mots que par les millions d’images de son corps reproduites depuis des mois dans tous les médias et tous les rézos.

Qui la possédait ? À qui appartenait-elle ? Comment garder son intégrité quand on était dispersée aux quatre vents, soumises à tant de regards ? Elle avait rêvé ces regards sur elle, elle les avait, au-delà de toute espérance. Elle était riche et célèbre, elle pouvait tout se permettre, s’offrir n’importe quoi. Et elle n’avait que 30 ans.

Restait un problème, qu’elle avait senti tout au long de la vente de ses NFT ; avec qui partager cette expérience ? Elle avait des milliers d’hommes et de femmes à ses pieds, elle était invitée tout le temps et partout, et elle passait de très bons moments. Mais bon. Que faire maintenant qu’elle était tout en haut de la gloire ? Était-elle une artiste ? C’est quoi une artiste ? À quoi allait-elle servir ?

Il est possible qu’Ellia ne trouve jamais la réponse à cette question, ce en quoi elle n’est ni moins bonne ni meilleure que la plupart d’entre nous. Elle ne pouvait s’empêcher cependant de penser qu’elle avait été à la source d’une supercherie, comme si elle avait voulu faire une blague qui avait été prise au sérieux par tout le monde. Vendre un droit de propriété sur les originaux des images de son corps, reproduites partout. C’était débile, complètement débile. 

Elle trouva confirmation de cette intuition en grattant sur internet : « Interviewé par le site developpez.com, le concepteur de jeux vidéo Holden Shearer estime qu’ “il est vraiment difficile pour la personne moyenne de concevoir pleinement l'inutilité des NFT. Nous sommes habitués à la raison. Si les gens font tant de bruit autour de cette technologie, alors elle doit bien faire quelque chose non ? La réponse est non. Elle ne fait absolument rien. Elle enregistre une transaction de cryptomonnaie et ajoute des données arbitraires à la transaction. Et c'est tout… Personne ne veut payer pour une image de merde d'un singe.  En particulier lorsqu'ils peuvent facilement obtenir le JPEG de merde d'un singe, légalement, gratuitement, avec presque aucun effort. C'est littéralement l'escroquerie où vous vendez à quelqu'un un faux acte de propriété du Golden Gate Bridge, sauf que vous pouvez au moins imaginer des raisons de vouloir posséder le Golden Gate Bridge… Les NFT sont entourés d'un si grand nombre d'affirmations bizarres et complètement fausses : tous ceux qui les proposent cherchent à gagner de l'argent rapidement grâce à l'escroquerie avant que tout le monde ne s'en aperçoive et que le racket ne s’effondre ».

Ellia en était presque à se demander si elle n’allait pas se lancer comme influenceuse pour prévenir les jeunes contre le danger des images inutiles, l’illusion de la possession et la poursuite de fausses valeurs. Oui, il y avait peut-être là une voie intéressante. Et si elle ne parvenait pas à convaincre les jeunes, au moins pourrait-elle rectifier un peu la trajectoire de sa propre vie pour en faire quelque chose d’un peu moins égotiste.

 



15 avril 2022

 

Aurélie et le consultant (2/2)

 

       

 

(environ 16 minutes de lecture)

– Ainsi, je serais « pas encore déçue par la vie, mais déjà méfiante face aux propositions nouvelles hors de mon cadre habituel ». Ma peur principale serait de « ressembler à ma mère et de devenir prisonnière d’une vie que je n’ai pas voulue ». Je n’aurais pas « la force de bousculer une hiérarchie pour faire valoir mes compétences et mes idées » ?…

– Je le pense, oui, on peut en parler si vous voulez. Mais ce sont 3 lignes sur 3 pages. Si je n’avais pas noté quelques faiblesses ou quelques doutes, vous m’auriez accusé de flagornerie. 

– Ce n’est pas la question. La question est que vous présentez des choix comme des insuffisances. 

– Il n’y a pas de honte à ressentir des peurs. Vous n’avez aucune peur ? Pas peur de vous tromper, de vous faire mal, de faire du mal ?

– J’ai des peurs, oui, mais elles ne sont pas paralysantes. 

– C’est vrai, vous êtes là. 

– Oui. Et ça, c’est une faiblesse !

Elle était toujours mordante dès qu’elle perdait en assurance. Elle était encore trop à cran pour que l’humour puisse prendre entre eux la place qu’il souhaitait. Car de l’humour à l’amour… il n’y a qu’une syllabe. Et maintenant qu’ils étaient attablés dans un bon restaurant, il avait deux heures pour l’apaiser. Et de l’apaiser à la… Non. 

Elle avait mis un pantalon slim noir, des bottines à talons, un tee-shirt manches longues en laine et soie sous une veste en cuir cintrée. Elle s’était remaquillée, pas très bien selon lui. De longues boucles d’oreilles apparaissaient au gré des mouvements de ses cheveux propres qui ondulaient joliment. Des bracelets fins et multiples tintaient à ses poignets. Il sentait son parfum, qu’il ne connaissait pas.

– Pour vous détendre, on va prendre l’apéritif.

– Oui, consentit-elle. Je crois que j’en ai besoin. 

– Aurélie : tout va bien. Il ne va rien se passer. Cool…

– On dirait mon fils.

– Moi qui avais peur de passer pour votre père…

– Vous avez raison : vous ressemblez beaucoup plus à mon père qu’à mon fils.

– Je m’en doute. Vous aimez votre père ?

– Question piège !

– Question intéressante.

– Intéressée.

– Ce n’est pas parce que je ressemble à votre père et que vous aimez votre père que…

– Certainement pas, en effet ! Comme si en plus on pouvait comparer l’amour que l’on a pour un père avec celui que l’on pourrait avoir pour un homme. 

Il commanda une bière car il avait soif, elle opta pour une coupe de champagne. Elle avait décidé de le faire payer, c’était clair. Mais deux heures d’écoute et de contemplation d’une jolie femme valaient bien 100 €. Plus on vieillissait plus l’accès à la jeunesse était cher, logique.

– Donc si j’ai bien lu votre texte, vous pensez que je ne fais pas ce qu’il faut pour m’en sortir ?

– Au contraire. J’ai rappelé tout ce que vous avez fait pour vous réorienter chaque fois que cela avait été nécessaire.

– Oui, mais maintenant vous pensez que je suis dans une impasse.

– Je pense qu’il y a un risque que vous vous enfermiez dans la bulle sécuritaire que vous vous êtes créée.

– Elle est temporaire, j’en ai besoin, mes enfants encore plus.

– Je comprends, et c’est tout à votre honneur d’avoir réalisé ce besoin et agi en conséquence. 

– Alors que me reprochez-vous ?

– Je ne vous reproche rien ! Au nom de quoi ? Je souhaite juste que vous ayez un travail et une vie à la hauteur de vos talents.

L’arrivée du serveur et des apéritifs l’empêcha de rétorquer. Ils saisirent leurs verres.

– À vous, dit-il.

– Si vous voulez.

Ils burent une gorgée, saisirent une olive. 

– Et quelles sont les phrases dans lesquelles vous vous reconnaissez le plus ?

Elle prit son téléphone et fit défiler le fichier.

– Il y en a plusieurs, je dois le reconnaitre. Par exemple, quand vous me faites dire : « Une des choses les plus dures en amour : laisser faire à l’aimé(e) ce qu’il(elle) veut. Un nombre infime d’individus en sont capables ». J’avoue… Ou alors : « Il y a mille bonnes sensations à vivre, mais à ce jour je n’en ai trouvé aucune qui ait la puissance du contact avec l’être aimé ». Ben ouais…

– Ce sont vos paroles, ou vos pensées. Je n’ai fait que transcrire ce que vous avez dit. 

– Vous avez extrapolé. Mais j’ai compris que vous n’aviez pas peur d’extrapoler.

– Je respecte toujours l’esprit, et la lettre chaque fois que c’est possible.

– Vous aimez bien embellir la réalité aussi, non ?

– Comme la plupart des gens, je préfère voir ses bons côtés. Mais mon objectif serait plutôt celui-ci : faire de chaque vie une œuvre d’art.

– Y’a beaucoup de vies pourries.

– Tout est regard.

– Pas tout, non.

Elle était dure dans ses réparties. C’est cette dureté notamment qui lui faisait penser, à lui le consultant, qu’elle manquait d’assurance et qu’elle doutait de l’orientation que prenait sa vie. Mais qui, à part les crétins, ne doutait pas du sens ou du non-sens de sa vie ?

– Ah oui, là, je ne vois pas pourquoi vous avez écrit : « Les femmes ne sont pas faites pour vivre seules. Le problème, c’est que les hommes ne sont pas faits pour vivre en couple ».  J’ai dit ça, moi ?

– Oui. Mais vous aviez et vous avez le droit de dire ce que vous voulez, même si vous ne le pensez pas. 

– Ce qui ne va pas, c’est la deuxième partie de la phrase : « Les hommes ne sont pas faits pour vivre en couple ». En fait, je crois qu’ils ont plus peur de la solitude que les femmes.

– Je suis d’accord. La plupart sont incapables de se débrouiller seuls, alors qu’une femme seule s’en sort très bien.

Ce constat partagé la détendit. Le garçon vint leur demander s’ils avaient choisi ce qu’ils voulaient manger. Ils grappillèrent 5 minutes de répit puis passèrent commande. 

Elle termina sa coupe et lança :

– J’en ai marre d’être sur le grill. Parlez-moi de votre travail, votre vie privée ne m’intéresse pas du tout. D’ailleurs, je l’imagine très bien. Vous êtes beaucoup plus transparent que vous ne le pensez.

– Ah bon ? Comment résumez-vous ma vie privée ?

– Oh, vous avez eu une éducation petite bourgeoise, vous avez fait des études, vous avez été marié, vous avez un ou deux enfants, ce qui vous réconforte et vous permet de penser que vous avez tout bien fait comme il faut. Vous avez divorcé parce que vous êtes un coureur…

– J’ai divorcé parce que la flamme s’était éteinte…

– … et depuis votre divorce vous ne vous attachez pas vraiment, vous avez des aventures, ça vous convient, enfin vous croyez que ça vous convient.     

– Ça ne me convient pas ?

– Pas tant que ça. Vous rêveriez en fait de retrouver une vie de famille. 

– Des enfants, oui. Leur mère, je suis pas sûr.

– Si, même leur mère. Bien sûr, vous voudriez pouvoir la tromper sans qu’elle ne vous dise rien, on bute toujours sur l’éternel problème. Mais vu votre âge, vous devez commencer à vous calmer, non ? Que vous le vouliez ou pas, les occasions se font rares…

Il la regarda, hésitant entre le rire et l’étonnement :

– Dire que c’est moi qui me suis fait traiter de goujat…

– Vous me dites mes vérités, je vous dis les vôtres. 

– Ça me va. Vous voyez que ça fait du bien de se parler, de s’écouter.

– Excusez-moi, mais c’est un peu tôt pour dire que je passe une bonne soirée.

– Vivement plus tard…

– Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Et ne pensez pas à plus tard, il n’y en aura pas. 

– Je suis dans le présent, rien que dans le présent. Vous savez que c’est une des choses les plus difficiles, vivre le moment présent ?

– Je sais.

Un feu artificiel qui ne crépitait pas donnait à la salle des ombres et des lumières qui seyaient à un tête-à-tête de découverte mutuelle. Cette Potinière avait été relooké dans un décor contemporain. Chaises, tables et couverts se mariaient entre gris clair et gris foncé, le verre et le cuir s’associaient au bois laqué, des toiles abstraites et colorées ressortaient sur les murs noirs et blancs. Huit tables étaient occupées sur la vingtaine que comptait l’établissement.

Le vin fut amené, il goûta. Ils avaient pris un blanc sec et glacé parce que les femmes aiment le blanc – « Encore une de vos idées toutes faites » – et lui aussi. 

– Vous êtes plus douce que vous ne le laissez paraître. D’ailleurs je ne suis pas inquiet, vous avez une fille.

– Et alors ?

– Alors, les femmes qui n’ont que des garçons sont plus dures que les femmes qui ont des filles.

– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

– Un constat.

– Basé sur votre expérience ?

– Sur mon expérience et mes observations.

Elle le regarda d’un œil torve. 

– Et vous, vous avez combien d’enfants ? Des filles ?

– J’ai 3 garçons. 

– Ah, c’est pour ça…

– Que quoi ?

– Que vous courrez après les femmes.

– Je cours après les femmes ?

– Ça saute aux yeux.

– Ce n’est pas parce que vous avez l’impression que je vous cours après que je cours après les femmes.

– Si, justement. 

Les poissons qu’ils avaient commandés arrivèrent et ils commencèrent leur plat.

– De toute façon, mâle blanc de plus de 50 ans, je suis une cible.

– De qui ?
– De toutes les communautés qui gangrènent nos démocraties, qui incitent les gens à se définir d’abord comme appartenant à un genre, une couleur, une religion, un courant…, qui les transforment en soi-disant victimes, aigries et revanchardes, quitte à réécrire l’histoire. 

– Vous êtes un universaliste ?

– Oui. Nous sommes des êtres humains avant tout, c’est ce qui nous fonde et nous rassemble. Le reste – sexe, couleur, nation, religion, orientation sexuelle… – est secondaire et n’a pas à être mis au-dessus de notre humanité première et commune.

– Y’a pas mal de mâles blancs de plus de 50 ans qui se conduisent mal, non ?

– Oui. Mais pas plus que dans d’autres catégories. Y’a beaucoup de jeunes non blancs de moins de 25 ans qui se conduisent mal aussi. 

– Et les femmes ?

– Vous nous êtes supérieures, sans contestation possible. Les femmes ont plus d’intelligence, de courage et de douceur. 

– Vous en faites pas un peu trop, là ?

– Il n’est qu’à mettre un singe, un homme et une femme l’un à côté de l’autre pour voir dans quel sens va l’évolution. 

Elle rit et il ajouta :

– Les hommes ? Des sous-femmes.

Elle rit encore et il en était heureux.

– C’est bon de vous voir rire…

Elle s’arrêta aussitôt.

– Parce que femme qui rit a un pied dans le lit ?

– Non, parce que vous en avez besoin, parce vous le méritez, parce que c’est agréable, tout simplement. 

Elle se rabattit un moment sur le poisson pour masquer son trouble. Il ne chercha pas à combler le silence tout de suite. Il avait appris avec le temps qu’il ne fallait pas occulter la gêne quand elle se manifestait, du moins pas immédiatement. Douter, hésiter, être déstabilisé, c’était normal quand on prenait à cœur une discussion. 

Elle revint au questionnement professionnel : 

– Et votre métier, alors : ça marche ?

– Je suis précaire depuis 30 ans, mais ça marche.

– Vous ne savez jamais ce que vous allez gagner ?

– Jamais.

– Vous avez une fortune personnelle, ou familiale ?

– Aucune. Je ne dépense rien en dehors du minimum vital. Et je ne possède rien : ni maison, ni meubles, ni voiture. Je loue tout. J’ai juste une épargne minimale qui me permettrait de tenir quelques mois en me serrant la ceinture.

– Ça ne vous empêche pas de dormir ?

– Ça me pousse à me lever le matin.

Elle acquiesça en silence. Il vit qu’elle pensait à quelque chose.

– Vous avez dû connaitre ça quand vous étiez fleuriste ?

– Oui, mais on était deux à l’époque. Paradoxalement, c’est maintenant que j’ai un salaire fixe, pas gros il est vrai, que je suis plus inquiète. 

– Parce qu’à l’époque, il y avait l’amour…

– Ah, elle vous a plu, cette phrase…

– Oui, parce qu’elle montre un des principaux mérites de l’état amoureux : faire passer au second plan des problèmes qui du coup n’en sont plus, et même donner un sens à une vie qui n’en a pas.

– L’ennui, c’est que ça ne dure pas.

– Non, mais ça se renouvelle. Tout est question de connexions. 

– De connexions ?

– Oui, il faut trouver les bonnes connexions. 

Elle passa un doigt sur le tour de son verre de vin.

– Je crois surtout qu’il ne faut pas trop connaitre l’autre. Pour garder l’envie, le mystère…

– Vous savez ce qu’on dit : la femme cherche à changer l’homme qu’elle aime ; l’homme prie pour que sa femme ne change pas. 

Elle sourit, mais répondit :

– Ça ne correspond pas à mon mariage. J’aurais aimé au contraire que mon homme ne change pas. Qu’il garde son énergie, sa fougue, son enthousiasme…

Elle se recula, lança ses cheveux en arrière. Ses boucles brillèrent comme des lames et elle saisit le verre qu’il avait resservi.

– Pourquoi je vous parle de ça ? Je n’ai pas envie.

– Besoin peut-être…

– Je n’ai pas besoin de psy.

– Je ne voudrais pas l’être. Pas le vôtre en tout cas.

– Pourquoi ? 

Il sourit parce qu’il s’était piégé :

– Joker.

– Pourquoi joker ? Pourquoi ne voudriez-vous pas être mon psy ?

– Vous n’allez pas aimer ce que je vais dire…

– Je n’aime pas au moins la moitié de vos propos.

– Dans ce cas… : quand on est le psy d’une femme, on a moins de chance de devenir son amant.

Elle affirma en secouant la tête :

– Nous y voilà… Vous n’avez aucune chance, combien de fois faut-il vous le répéter ? 

– J’ai entendu. Ça ne m’empêche pas de m’intéresser à vous. 

– Soyez plus discret. J’ai déjà l’impression que vous me mettez à nu avec vos questions. 

– Si on parle, c’est pour aller au fond des choses, sinon ça n’a pas d’intérêt. Par contre pour ce qui est des vêtements, croyez-le ou pas, je ne cherche pas à vous déshabiller. Je trouve que les femmes sont plus belles habillées que nues. C’est une erreur de vouloir ôter les vêtements de celles qu’on désire.

– Permettez-moi de douter de votre sincérité.

– Doutez. Vous réclamiez de la discrétion. Sur ce point, je dirais ceci : une femme ne fait rien simplement, un homme ne fait rien discrètement.

Elle fit mine de réfléchir :

– C’est vrai que dans le genre indiscret vous vous posez là. Mais vous n’avez pas l’air simple pour autant. Tandis que moi je suis à la fois discrète et simple ! 

Ils rirent, ensemble cette fois.

– Bravo pour l’autosatisfaction. Quand elle est discrète, et justifiée, il ne faut pas se priver.

– C’est plutôt de l’autodérision…

Décidément, cette fille avait des talents. Savoir sourire de ses faiblesses et relativiser ses infortunes était une qualité en voie de disparition, chacun.e en 2022 ayant une propension forte à se croire victime d’une injustice, une haute conscience de sa dignité bafouée.

Elle voulut un dessert et il se sentit obligé de l’accompagner. Elle prit le moelleux au chocolat, lui la tatin. Ils pensèrent en même temps qu’ils avaient oublié pourquoi ils étaient là. Cela suspendait le moment, le coupait de l’avant comme de l’après, ce qui avait ses avantages – ils étaient moins sur la défensive et n’avaient plus d’a-priori – et ses inconvénients – quel sens avait ce dîner s’il était sans fondements et ne débouchait sur rien ?

– Au fait, reprit-elle, légère ou faussement légère, vous allez faire des recommandations individuelles dans votre rapport à l’Agglo ?

– Vous voulez dire : est-ce que je vais écrire que telle ou telle personne assurerait bien telle ou telle fonction ? 

– Oui. Ça paraitrait logique, non, après tous vos entretiens ?

– Ça l’est. La lettre de cadrage indique que je dois proposer une vue globale mais avec une mise en œuvre tenant compte, c’est la formule, « des potentiels humains en termes de compétences et de motivations ».

– Traduction ?

– Je n’hésiterai pas à indiquer qu’un agent me parait adapté pour un poste, ou pas. Je formulerai même certaines propositions de reclassement, ou de déplacement.

– Ouh là… Du mouvement ?… Vous allez mettre le feu !

– Pensez-vous : un rapport a rarement d’autres fonctions que de donner bonne conscience à un pouvoir avant d’être enterré. On a stigmatisé le gouvernement pour son recours aux cabinets privés, pourtant très minime en France, mais les doublons public-privé sont plus nombreux au niveau local.

Elle attaqua son moelleux, et, dopée par le chocolat, demanda d’un air ingénu :

– Et pour moi, qu’est-ce que vous allez proposer ? 

– J’écrirais que vous pouvez faire beaucoup plus, que je vous vois bien à la tête d’une équipe avec une mission opérationnelle.

– Si vous m’avez bien écoutée, vous savez que je ne veux pas trop m’investir pour l’instant. 

– Vous m’avez aussi avoué que vous vous ennuyiez.

– C’est vrai. Mais je dois garder du temps pour mes enfants.

– Rassurez-vous, quand bien même vous vous « investiriez » davantage à l’Agglo, vous travailleriez toujours beaucoup moins que dans votre commerce. 

– C’est sûr. Concrètement, qu’allez-vous proposer pour moi ?
Il la regarda en souriant :

– Secret professionnel !

– Vous êtes gonflé ! Alors que vous outrepassez largement le cadre professionnel…

– De toute façon, c’est à vous de décider. Je ne prétends pas choisir pour vous.

– Bien aimable. Mais votre rapport aura peut-être plus d’influence que vous ne le dites.

– Possible. Qu’aimeriez-vous que j’écrive sur vous, en deux lignes ?

– Ce que je vous ai dit : qu’on pourrait simplifier les procédures, ne pas sectionner les tâches entre différents agents. Que j’aimerais bien travailler au développement économique. Et apprendre, progresser.

– C’est à peu près ce que j’avais prévu.

– Tant que vous y êtes, demandez qu’on vire les cons et les nuls…

– Ça va réduire les effectifs de moitié.

– Ce serait l’idéal. Demandez aussi qu’on double mon salaire.

– Là…

Ils terminèrent leur dessert dans un silence léger. Quand elle posa sa cuillère, il reprit :

– Vous voyez, ça s’est bien passé.

– Qu’est-ce qui s’est bien passé ?

– Ce diner.

– C’est vrai. 

Elle pensa aussitôt. Oui, mais c’est maintenant le problème. Que va-t-il en déduire, de ce diner qui s’est bien passé ? Comme s’il lisait dans ses pensées, il déclara :

– Ne vous inquiétez pas de la suite.

– Je peux ? Ne pas m’inquiéter ?

– Vous pouvez. Je suis bien, là, avec vous, j’aimerais vous revoir, vous écouter encore, dans un autre cadre peut-être ; mais en sortant, je vous raccompagnerai à votre voiture et nous rentrerons, vous chez vous, moi à l’hôtel.

– Je vous félicite. Qu’est-ce que vous entendez par « vous revoir dans un autre cadre » ?

– Tout à l’heure, vous doutiez de ma sincérité sur le fait que ma vie de célibataire aventureux me convienne…

– Oui.

– J’avais répondu que des enfants me manquaient plus qu’une femme.

– J’avais rétorqué que je ne vous croyais qu’à moitié.

– Essayez de me croire un peu et, quand vous le sentirez, pourquoi pas dans 15 jours quand je reviendrai pour une nouvelle série d’entretiens à l’Agglo, invitez-moi à dîner chez vous, avec vos enfants. Ça me plairait beaucoup.

Elle le fixa d’un air dubitatif, cherchant à mesurer la sincérité de ses propos tout en réfléchissant à la suggestion :

– Comme un ami de la famille ?

– Je serais très flatté.

– Et comment je présente ça aux enfants ? 

– La vérité : j’interviens sur votre lieu de travail et nous avons sympathisé.

– Sympathisé, vous allez un peu vite… Mais admettons. Et ça nous apportera quoi ?

Il s’anima :

– Aurélie, on ne sait pas ce que ça va nous apporter ! On essaye juste de passer un bon moment. Le présent, rappelez-vous, le présent. On confronte et on enrichit nos humanités. 

– Rien que ça…

– Rien que ça, oui. Vous avez peur de mes calculs pour vous séduire, mais vous êtes beaucoup plus calculatrice que moi. 

– Les femmes ont besoin de calculer, croyez-moi, dans tous les sens du terme.

– Alors si dans 15 jours vos calculs vous amènent à la conclusion que la somme de vous + vos enfants + moi pendant deux heures dans votre séjour font un nombre positif pour les quatre éléments de l’ensemble, alors faites-moi signe s’il vous plait.

– Excusez-moi, je ne comprends pas : qu’est-ce que ça vous apportera ? Deux heures distrayantes ?

– Deux heures distrayantes, mais aussi l’énergie et les mille choses que vous apprennent les enfants, la proximité avec une femme qui me plait, une connaissance supplémentaire d’un mode de vie contemporain, et, je l’espère, la joie d’avoir apporté moi aussi du positif à mes hôtes. 

Elle secoua la tête en en balayant l’air de la main :

– Tout ça en deux heures !…

– Ça durera bien plus de deux heures. Je veux dire qu’un bon moment, ça vous maintient en forme pendant des jours, des semaines, voire des mois !

Elle éclata de rire :

– N’importe quoi !…

– Osez me dire que ce n’est pas vrai.

– Les moments exceptionnels, oui, ça dure ! Mais un petit diner tout simple avec des enfants…

– Parce que vous avez l’habitude. 

– Moi, j’aimerais bien quelques soirées calmes…

– On rêve toujours ce qu’on n’a pas, ou plus…

– N’empêche, vous exagérez.

– Je m’émerveille de peu. Et je suis très sensible : je ne peux pas voir un film sans pleurer. Une chanson de la dernière midinette en vogue peut me retourner le cœur… 

– Eh ben… On n’est pas fauchés…

Il rit à son tour et dit en posant les mains à plat sur la table :

– On y va ?

Un peu surprise, elle consentit :

– Allez.

Il s’approcha de la caisse et demanda l’addition. 

– Ça a été ? demanda la patronne.

– C’est à Madame qu’il faudrait demander, mais je crois, oui.

La patronne sourit.

Ils se dirigèrent vers la sortie. Il lui ouvrit la porte et elle passa devant lui. Ils se retrouvèrent dans la rue. Il avait plu et les lumières de la ville se reflétaient sur la chaussée luisante.

– Où êtes-vous garée ?

– Par là.

Ils prirent la direction. Il aurait aimé lui prendre la main mais cela aurait été trahir sa promesse et risquer de la perdre. Elle n’aurait pas été contre qu’il lui prenne la main à cet instant, juste à cet instant, mais cela pouvait avoir des conséquences dont elle ne voulait pas. Avec sa propension à extrapoler, elle avait intérêt à se méfier. S’il était sensible, en plus… 

– Attention…

Sans brusquerie, il la freina par le bras parce qu’un vélo arrivait qu’elle n’avait pas vu.

– Mince, je l’avais pas entendu !

– Un des mauvais côté de l’écologie ambiante…

Sans se le dire, ils virent l’un et l’autre dans ce contact aussi furtif que respectueux, spontané, une marque aussi bien de connivence que de respect. 

Ils arrivèrent à sa voiture.

– Vous saurez rentrer à votre hôtel ?

– Sans problème. J’aime marcher la nuit. Le jour aussi, d’ailleurs.

– Il me reste à vous remercier pour ce diner.

Il ne voulait pas lui demander si elle avait passé une bonne soirée. C’était trop tôt. Surtout, c’était à elle de s’en rendre compte. 

– Je vous retourne le compliment : merci pour cette soirée.

La serrure se déverrouilla, elle ouvrit la porte, jeta son sac sur le siège passager, s’assit derrière le volant. Le pantalon lui faisait de belles jambes et la veste cintrée marquait sa taille et sa poitrine. Il prit la poignée pour fermer la porte, et, comme juste à ce moment elle lui lança un regard apaisé, il osa :

– À dans 15 jours ?

– Peut-être.

Elle tourna vite la tête et démarra pour masquer son sourire, qu’il ne sut pas comment interpréter. Ça lui convenait : il fallait laisser à cette soirée le temps de produire ses bienfaits. 



8 avril 2022

 

Aurélie et le consultant (1/2)

 

         (environ 20 minutes de lecture)

Après un divorce douloureux, Aurélie avait laissé son métier de fleuriste pour un emploi de bureau, qu’elle trouva dans le grand bâtiment de la communauté d’agglomération dont dépendait le patelin où elle habitait. Son temps de travail avait été divisé par deux, ses semaines de vacances multipliées par deux. C’était parfait pour pouvoir s’occuper de ses deux enfants, Léo 12 ans, Jade 10 ans, qu’elle élevait désormais seule.

Dans les premiers mois, elle parvint à trouver son poste intéressant. Parce que, quand on commence quelque chose, on a toujours tendance à enjoliver la réalité, à s’enthousiasmer pour la nouveauté. Au fil des semaines cependant, la nouveauté perd de ses charmes, la réalité n’est pas si bien que ça et les inconvénients apparaissent. L’inconvénient ici, c’était surtout l’ennui et le manque de sens : elle appliquait des procédures pour faire tourner une machine, procédures qui lui semblaient n’avoir aucune utilité concrète pour le public que l’on était censé « servir ». Surtout, le rythme de travail était incroyablement lent, elle aurait pu faire trois fois plus de choses dans le même temps imparti ; la productivité de cette administration devait être quatre à cinq fois moindre que celle d’un commerçant. Le télétravail, qui se généralisait deux ou trois jours par semaine, n’avait rien arrangé, même s’il n’avait rien empiré.

Mais Aurélie ne se plaignait pas, elle avait fait ce choix pour ses enfants, elle reprendrait un travail plus excitant dans 5 ans ; elle était d’un naturel optimiste et elle n’avait pas peur de l’incertitude, ce qui était rare dans un pays aussi frileux que la France.

Moyennant quoi, Aurélie s’ennuyait gentiment, se disant que l’essentiel n’était pas là, même si elle n’y croyait qu’à moitié (si, en fait, l’épanouissement par le travail était fondamental). Aussi était-elle disponible pour tous les à-côtés qui pouvaient pimenter un peu ses journées trop fades. Ces dérivés pouvaient être la participation à une réunion où elle verrait des gens nouveaux, une mission un peu différente de la routine quotidienne, une journée de formation, une discussion avec un.e collègue ou un.e élu.e plus intéressant.e que les autres. 

Mais pour pimenter la vie, pour éviter de tomber dans une morne déprime, la rencontre amoureuse est encore ce qui se fait de mieux. L’amour donne du plaisir, du sens, du courage, de la générosité. L’amour, pas le sexe. Le sexe n’est pas inutile, mais il n’est qu’un pis-aller, une faiblesse à laquelle il faut par moments sacrifier. L’amour, c’est autre chose. L’amour est un dépassement, un don, une plénitude. Un miracle.

Aurélie n’avait pas renoncé à l’amour. De toute façon, qu’on y ait renoncé ou pas, quand il s’impose il s’impose. À 39 ans, elle se savait encore séduisante, jolie certains jours. D’ailleurs, même si elle avait été moche et âgée de 89 ans, elle aurait eu à peu près la même chance, ou la même difficulté, de rencontrer l’amour : celui-ci frappe n’importe où, sans souci des apparences et des convenances. 

Depuis sa rupture avec Ludovic trois ans plus tôt, elle n’avait eu que deux aventures, une qu’elle considérait insignifiante et sans conséquences, destinée à se remettre en selle, une autre qui s’était achevée plus vite qu’elle ne l’aurait souhaité : elle avait été sidérée quand, alors qu’elle estimait avoir consenti des concessions maximales sur plusieurs points, le mec avait décrété que ça ne suffisait pas. Aussi surpris et sonnés l’un que l’autre, ils s’étaient séparés.

Les gens étaient-ils devenus trop exigeants ? Elle-même également ? Cela ne semblait pas si facile en tout cas de « refaire sa vie ». 

Elle allait s’inscrire sur un site de rencontres – c’était un moyen parmi d’autres de trouver l’amour, qu’il ne fallait pas négliger – quand apparut dans son angle de vue un homme qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu. Elle n’avait pas envisagé une seconde qu’il pût être question d’amour avec l’homme en question.   

Étonnamment, Laurent, c’était son nom, n’envisageait pas plus qu’elle une possibilité amoureuse entre eux deux. Il ne croyait plus, à son âge et vu son état, pouvoir encore séduire une jolie femme. Il n’en était même pas attristé. Il avait assimilé le constat, qui lui paraissait logique : il était inconcevable qu’un homme quelconque de 59 ans attire une femme agréable de 39. 

Il oubliait qu’il y a toujours des exceptions. Certaines femmes cherchent un père, ou une figure paternelle, ou un homme plus âgé ; il est même des jeunettes qui aiment les papis. Et l’amour est par nature ce qui nous fait faire et penser ce que nous n’aurions jamais cru pouvoir faire et penser. L’amour va jusqu’à rendre possible ce qui était impossible.  

Laurent débarqua à l’Agglo en tant que consultant missionné pour aider la direction générale à réorganiser les services. Dans ce cadre, il rencontrait chaque agent des services administratifs pour un entretien de 40 à 60 minutes, au cours duquel il devait évaluer le travail de l’intéressé.e, mesurer son degré de bien-être par rapport à ce travail, recueillir ses suggestions éventuelles pour améliorer le fonctionnement du service. 6 séries de 3 journées avaient été programmées à cet effet.

Dès la réunion d’information, Aurélie avait trouvé le type « pas banal », pas tant à cause de son look de baroudeur fatigué que de la franche simplicité de ses propos. Il ne disait rien d’extraordinaire, mais il parlait sans aucune ostentation, sans enrober. Il allait à l’essentiel sur n’importe quel sujet, aussi futile fût-il. Mais il ne semblait pas concerné par les futilités. Il voulait connaitre et comprendre la personne qu’il avait en face de lui. 

– Vous êtes donc Aurélie, lui dit-il avec un sourire désarmant. 

– Eh oui ! répondit-elle un peu plus fort qu’elle ne l’aurait voulu.

– Pourquoi Aurélie ?

– Ah ! s’exclama-t-elle un peu gênée par cette question bête. Il faudrait demander à mes parents !

– Vous le leur avez demandé ?

– Ils me l’ont dit. Mon père aimait la sonorité, ma mère la calligraphie.

– Et vous ? Vous aimez votre prénom ?

Une légère interrogation marqua son visage :

– Je crois, oui. Mais je ne me suis jamais posé la question.

– C’est important.

– Oui, peut-être.

Aurélie était surprise par ce début. C’était rare qu’un inconnu et même un connu s’intéresse à ce genre de choses. Ce n’était pas désagréable, l’empathie faisait toujours du bien. Surtout dans un cadre professionnel. Par un cloisonnement absurde, les sociétés contemporaines avaient opposé vie professionnelle et vie personnelle, et dénié à la première les douceurs que l’on accordait à la seconde. C’était idiot, et suicidaire : on avait autant besoin de douceur au travail qu’à la maison. Le télétravail allait peut-être rectifier les choses, mais ce n’était pas sûr.  

– Comment êtes-vous arrivée au poste que vous occupez aujourd’hui ?

– Oui, entrons dans le concret, affirma Aurélie, qui s’étonna elle-même.

– Entrons dans votre vie, reprit-il, et il n’y avait ni sous-entendu ni même humour dans cette invitation.

Du coup, elle ne sut pas par où commencer.

– Avant d’être ici, je travaillais comme fleuriste. 

Elle crut percevoir dans son regard un intérêt particulier. Pourtant, il dit :

– Et avant d’être fleuriste ?

– Avant ?… 

Elle n’allait pas lui raconter sa vie, quand même !

– Racontez-moi votre vie. Comme vous la sentez. Vous avez le droit d’omettre, d’ajouter, de mentir. Votre vie m’intéresse, mais la manière dont vous la racontez aussi.

Elle osa lui demander :

– Vous n’allez pas me psychanalyser ?

– Dieu m’en garde.

Ce Dieu étonna Aurélie. Était-il croyant ? C’était peut-être une expression. Il précisa : 

–  Nous sommes là pour veiller à ce que vous vous épanouissiez dans le cadre de la réorganisation de votre entreprise. De votre collectivité, pardon. Pour cela, il est nécessaire que je connaisse un peu votre parcours et votre personnalité. Ni plus ni moins. 

Il avait pris un ton plus professionnel. Avait-il eu peur d’avoir été trop loin dans les propos précédents ? Et si elle l’avait vexé ? Il ne semblait pas être quelqu’un à se vexer facilement. Pourtant, Aurélie savait d’expérience que les hommes sont plus susceptibles qu’ils n’y paraissent. Derrière la carapace de la masculinité, demeure la fragilité de l’enfant à peine grandi.

– Avant d’être fleuriste, j’ai servi des pizzas, pris des cours, fait deux enfants.

– Tout ça en même temps ? 

– À peu près, oui.

– Vous avez bon souvenir de ces années-là, qui devaient être dures ?

– C’était dur, mais j’en garde un bon souvenir, oui.

– Vous sauriez dire pourquoi ?

Elle le regarda. Oui, elle savait pourquoi. Mais elle hésitait à le dire. Après tout, puisqu’il lui proposait de revisiter son parcours :

– Parce qu’il y avait de l’amour.

– Yes !

Elle le regarda :

– Pourquoi « Yes » ?

– Oh, ce n’est pas une approbation, comme si vous aviez donné la bonne réponse. C’est un Yes, parce que ça me plait que vous ayez osé avouer que votre bonheur était lié à l’amour. C’est l’essentiel, non ?

– Oui, sans doute.

Aurélie était gênée. Elle réalisait qu’il pouvait déduire de son « Il y avait de l’amour » à l’époque, que précisément il n’y en avait plus désormais. Il était prompt à la déduction. C’est l’embêtant avec les gens plus âgés : ils savent souvent plus de choses que l’on en sait, y compris sur soi-même. Quand en plus c’est leur métier de confesser…

Elle parla un peu de ses années entre maternité, boulots d’appoint et conjugalité. Puis de son métier de fleuriste, qu’elle avait choisi, aimé, assumé tant que son Ben jouait le jeu. Mais il avait fini par renoncer, à être un mari et un père, du moins à faire les efforts qu’imposaient ces fonctions. Elle ne s’était pas étendue sur la séparation et le divorce, elle n’en avait pas envie. Le consultant avait respecté.

45 minutes s’étaient écoulées et ils n’avaient pas parlé de son poste à l’Agglo, encore moins des évolutions possibles.

– Il faut qu’on se revoie.

– Oui.

– Vous accepteriez de dîner avec moi ?

Elle le regarda. Une vague de colère monta en elle.

– Non.

Il souriait.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Pourquoi ?!… Mais enfin, vous vous croyez en 1950 ? Quand il suffisait qu’un homme montre qu’il s’intéresse à une femme pour qu’aussitôt elle se pâme ? 

– Ce n’est pas mon optique.

Elle s’était levée et elle allait de droite et de gauche de son côté de la table tandis qu’il restait assis. Elle se pencha :

– Je vais vous en donner une autre, d’optique. Ce que vous faites, c’est de l’abus de pouvoir ! Vous usurpez vos fonctions ! Vous trahissez votre mission. Et si j’en parle à la direction, vous allez passer un mauvais moment.

– Surtout je perdrais ce contrat, ce qui m’embêterait bien.

– Alors pourquoi vous vous comportez mal ?

– En quoi est-ce que je me comporte mal ? Nous avons passé trois quarts d’heure ensemble dans un cadre professionnel. Ces trois quarts d’heure m’ont donné envie d’en passer trois autres avec vous.

– Puisque vous m’y obligez, je vais vous donner une troisième raison de vous dire non : vous avez 20 ans de plus que moi et vous ne m’attirez pas du tout.

Paradoxalement, elle baissa la tête et se rassit, comme si elle était embêtée par ce qu’elle avait proféré. Il restait calme, ne semblait pas contrarié.

– Bien sûr que je ne vous attire pas. Accordez-moi au moins une certaine lucidité.

– Alors restons-en au domaine professionnel.

– Ce serait dommage. Laissez-moi préciser. Je n’ai pas la prétention de vous séduire. Juste de passer un moment avec vous dans un endroit un peu plus agréable que celui-ci. Vous  ne pouvez pas savoir comme je suis heureux de pouvoir écouter et regarder une femme qui me plait. Juste ça. Ça m’apporte beaucoup. Je pense aussi que je peux apporter en retour. Je n’ai ni jeunesse ni beauté ni argent, mais j’ai du cœur, un peu de culture, de l’expérience et de l’humour. Ce sont des biens qui peuvent être précieux et que j’ai toujours plaisir à partager.

– Mais j’ai ma vie ! On ne peut pas dîner avec tous les hommes qu’on croise !

– Juste avec ceux qui valent le coup.

Elle ne put s’empêcher de rire. Mais poursuivit :

– Écoutez, ne me faites pas croire que si nous dinons ensemble vous n’allez pas espérer une suite.

– Peut-être, mais dans ce cas, la règle est simple : si nous avons tous les deux envies de nous revoir, nous nous revoyons, sinon nous ne nous revoyons pas.

– Eh bien je vous dis maintenant que je n’ai pas envie de vous revoir. 

Il prit un air fataliste :

– D’accord, je respecte. Nous nous retrouvons donc demain à la même heure dans cette même salle, pour terminer cet entretien professionnel.

– Ok. Bonne fin de journée.

Elle s’en fut. Elle ne vit pas qu’il faisait une mimique pour personne, signifiant par une grimace que ça n’avait pas été facile et par un sourire en coin qu’il n’était pas mécontent. Lui ne vit pas qu’elle était perturbée, le visage fermé, ce que remarquèrent les collègues qu’elle croisa et qu’elle sembla ne pas voir ; mais il se doutait de sa contrariété. Il tapa sur son ordinateur ce qui était peut-être un compte tendu de l’entretien. Il nota : « Aurélie Guérinois, à fleur de peau. Vive, courageuse, ouverte. A besoin de temps pour être mise en confiance. Je la revois demain. Yes ! ». Il effaça ces lignes dans un petit rire. Une autre employée de la communauté d’agglomération attendait ; il se leva pour la faire entrer.

Aurélie passa une soirée classique avec ses deux enfants, le repas et le rangement du soir, un appel à sa mère, un peu de télé, un appel d’une copine. Quand à 22 h 30 elle éteignit sa lampe, elle repensa aux propos du consultant. Elle ne regrettait pas une seconde de l’avoir remis à sa place et de lui avoir rappelé que la condition féminine avait réalisé quelques progrès, qu’il semblait ignorer. Elle sentait pourtant qu’il ne lui déplaisait pas tant que ça, ce qui heurtait sa conscience. En plus, elle remarquait une contradiction dans son comportement : elle était à l’affut de tout ce qui sortait de son ordinaire trop terne, et elle refusait un simple dîner avec un type qui pouvait être un convive intéressant. De quoi avait-elle peur ? « Oh, tu le sais bien, banane, de quoi tu as peur ! se morigéna-t-elle en envoyant valdinguer un oreiller qui la gênait. On les connait, ces mecs, hein, merde ! Ça va ! ». Elle préféra prendre un demi-somnifère pour pouvoir s’endormir.

Laurent avait dîné au restaurant de l’hôtel avant de monter à sa chambre. Il se coucha tôt avec un roman (il n’aimait pas regarder la télé à l’hôtel, on était généralement si mal installé que n’importe quel bon film était gâché par le cou qu’on se tordait pour regarder l’écran trop petit). Plusieurs fois, il interrompit sa lecture pour repenser aux agents qu’il avait rencontrés au cours de sa journée ; c’est la figure d’Aurélie Guérinois qui se détachait et bientôt ses pensées ne se concentrèrent plus que sur elle. Il se persuadait qu’il n’avait aucune chance, mais en même temps il se souvenait qu’il avait souvent manqué des occasions simplement parce qu’il n’y avait pas cru. C’est après, par la fille en question, par un tiers ou par un examen objectif des faits, qu’il se rendait compte qu’il avait échoué parce qu’il avait intégré à l’avance cette idée stupide : elle est trop bien pour moi. Il ne fallait pas espérer la lune – l’espoir était une faiblesse –, mais il fallait continuer à lancer des bouteilles et à titiller le hasard. Il ne l’avait pas si mal fait aujourd’hui, il poursuivrait demain.

Quand ils se retrouvèrent à 15 h 15 dans la petite salle dévolue aux entretiens individuels et que le consultant fit entrer l’assistante Guérinois qui attendait son tour, ils étaient tous les deux sur leurs gardes. Elle contourna la table et s’assit pas vraiment en face, en diagonale, décalée. Il s’assit à son tour et la regarda. Elle soutint son regard un instant, puis :

– Quoi ?!

– Je me remémore. 

– Ne commencez pas !

– Vous avez bien dormi ?

– Passons à l’entretien s’il vous plait, professionnel. D’autant que j’ai un rendez-vous à 16 heures.

Il sourit sans rien dire. Elle se doutait qu’il lisait dans ses pensées, mais ses pensées étaient claires : elle n’avait aucune attirance pour lui. Il la fit parler de son travail au sein de l’Agglo. Il lui demanda s’il y avait adéquation entre les missions et les moyens. Il l’interrogea sur les améliorations possibles selon elle, l’incitant à oser formuler des propositions. Elle osa, mais ajouta :

– De toute façon, nous ne sommes que des exécutants.

– Pour une fois qu’on vous donne la parole, saisissez-la.

Il l’interrogea ensuite sur sa relation avec les élus, avec la direction, avec ses collègues. Il notait, pas tout. Il semblait synthétiser chaque point en quelques mots. Sa curiosité fut piquée :

– Vous remplissez un tableau ?

– Je n’aime pas les tableaux. Je note vos mots les plus signifiants. Je mettrai en forme ensuite. J’ai plus de travail après les entretiens que pendant.

– J’imagine.

– C’est que je vois et entends beaucoup de choses quand quelqu’un me parle. J’ai une idée assez précise non seulement du travail de l’agent, mais aussi de sa personnalité, de ses souhaits, de ses regrets. 

Elle le regarda d’un air suspicieux. 

– Vous extrapolez ? 

– En quelque sorte.

– Mais si vous interprétez, vous risquez de vous tromper sur le ressenti et les motivations de l’agent ?

– Bien sûr qu’il y a un risque de se tromper. C’est pour ça que la compétence et l’expérience sont importantes. 

– Et l’honnêteté intellectuelle.

Il la fixa, curieux :

– Est-ce que vous pensez que je possède ces trois qualités : compétence, expérience, honnêteté ?

Elle répondit du tac-au-tac :

– Expérience, ça se voit. Compétence et honnêteté, ça reste à prouver…

Il rit :

– Prends ça dans la figure…

– Non, mais…

– Si. Vous avez raison de vous méfier. Il y a beaucoup de charlatans dans le consulting. Je vais vous donner l’occasion d’apprécier par vous-même la qualité de ma prestation.

– Dépêchez-vous, faut que j’y aille.

– Voilà. Avec ce que vous m’avez dit hier et aujourd’hui, je rédige un portrait de vous en 3 pages. Et je vous le lis demain soir au restaurant.

– Vous n’allez pas recommencer ?!

– Vous n’êtes pas curieuse de votre portrait ? Un regard extérieur et professionnel ne vous intéresse pas ? 

– Non. Pas dans ces conditions.

– Un dîner, juste un dîner… Je suis de ma génération, que voulez-vous ! Le diner est un passage obligé.

– Non, mais je rêve ! Je me tue à vous expliquer qu’il n’y aura pas de passage vers quoi que ce soit ! Et que donc votre dîner n’a aucune raison d’être !

– S’il n’est pas un passage, il peut être au moins deux choses : d’abord un bon moment…

– Putain, mais il faut vous le dire comment : ce ne sera pas un bon moment ! Vous ne me plaisez pas !

– Erreur d’analyse, si vous permettez : ce n’est pas parce que je ne vous plais pas que ce ne sera pas un bon moment.

– Ben si.

– Ben non.

– Si.

– Je vais vous lire votre portrait, ensuite je vais vous écouter et vous faire dire des choses qui vont vous faire du bien et que vous allez adorer.

Elle le regarda, les yeux écarquillés :

– Vous êtes un grand malade, vous, hein ? Et un sacré pervers, en plus !

– Malade, c’est possible. Pervers… pas plus que les autres.

– Je m’en vais.

– On se retrouve à 20 heures place de la République ?

– Non !

– Laissez-moi au moins votre mail. Votre mail professionnel. Comme ça, ce portrait que vous ne voulez pas entendre, je pourrai au moins vous l’envoyer par mail. Vous ne serez même pas obligée de le lire.

– Vous l’avez, mon mail professionnel : prénom.nom et adresse de l’Agglo.

– Ok. Je vous envoie ça.

– Au revoir, Monsieur.

– Au revoir, Aurélie.

Il passa la soirée à réaliser le portrait d’Aurélie, qu’il rédigea à la première personne, comme si c’était elle qui parlait d’elle-même. Il espérait ainsi la faire réagir quand elle verrait des propos qui ne lui correspondaient pas, la troubler quand au contraire elle ne pourrait que souscrire à des affirmations qu’elle n’avait jamais osé formuler. Il structura son texte avec plusieurs intertitres : mon parcours, ma situation, mes contraintes, mes désirs. Ces intitulés n’étaient guère professionnels et c’était volontaire : c’est Aurélie dans toutes ses dimensions qu’il voulait cerner. 

Elle, ce soir-là, ne tenait pas en place, ce que ses enfants remarquèrent :

– Qu’est-ce que t’as, Maman ? On dirait que t’es pas avec nous, là.

Ils avaient raison. Elle n’arrivait pas à se concentrer, même pas à écouter ce que Léo et Jade racontaient. Son diner était loupé, rien ne l’intéressait, elle triturait son téléphone. Pourquoi ? Parce qu’un vieux con l’avait agacée ? Et qu’il allait continuer à le faire en lui envoyant son portrait ? Mais qu’est-ce que c’était que ce délire ? Et pourquoi n’arrivait-elle pas à s’en ficher, d’abord ? Ce n’est qu’une fois dans son lit, immobile mais raide comme un piquet sur le dos et les yeux grands ouverts, qu’elle réalisa : en fait, ça m’emmerde qu’il me parle de moi. Ça m’embête parce que ça me fait peur. Oui, ça me fait peur. Mais ça m’intéresse aussi. Peut-être que y’a besoin. Qu’à force d’enchaîner les étapes sans vouloir me retourner je me suis un peu perdue. Ouais ? Bof. Elle oscillait, ne savait pas. L’oreiller voltigea et elle alla prendre la deuxième moitié du somnifère.

À 23 h 30, il avait à peu près terminé le portrait d’Aurélie. Il se coucha et programma l’alarme de son iPhone à 6 heures pour pouvoir le relire et le modifier si besoin était avant de l’envoyer. Il voulait qu’elle le trouve dans sa boîte mail en arrivant à son bureau à 8 h 30. Il se leva plusieurs fois au cours de la nuit pour ajouter quelque chose ou modifier un passage. Entre 6 et 7, puis pendant son petit déjeuner, il fignola encore. Enfin, il ouvrit une nouvelle fenêtre mail, et colla le fichier pdf en pièce jointe. En objet, il inscrivit : « Mon portrait ». En mot d’accompagnement, il écrivit : « Aurélie bonjour, Comme convenu, voici un texte issu de nos entretiens. Si vous voulez qu’on en reparle après lecture, je vous donne rendez-vous à 20 heures, ainsi que je vous l’avais proposé. Je devais rentrer ce soir, mais je serais heureux de vous écouter encore un peu dans un joli cadre. Bonne journée, Laurent ». Le cœur battant, il appuya sur la touche. Envoyé. La pendule de l’ordinateur indiquait 7 h 55. 

Il était fébrile, mais soulagé de l’avoir fait, comme toujours quand il tentait quelque chose d’un peu risqué. Au moins il n’aurait pas de regret. Ce n’était rien de subir des rebuffades, c’était terrible de ne pas avoir essayé. Quand on ne connaissait pas l’échec, c’est qu’on ne tentait pas assez. Il fallait tenter, toujours, se planter, souvent, pour réussir, parfois. Les femmes, il l’avait expérimenté maintes fois, n’en voulaient jamais à un homme qui avait un peu forcé sa chance ; en revanche, elles étaient impitoyables avec celui qui n’avait pas répondu à leurs attentes.

Dans les locaux de l’Agglo, il craignait de croiser Aurélie, mais il espérait une réponse à son mail : entre chaque entretien de la matinée, il regarda sa messagerie. Rien. La délivrance lui parvint à 12 h 23, par texto (son numéro était sur les convocations aux entretiens).

– Bonjour. Certaines affirmations éhontées ne peuvent rester sans réponse. C’est bon pour ce soir 20 heures. Je sais que vous deviez repartir. Comme ça on va voir si vous êtes motivé. Motivé pour un diner qui ne vous apportera rien, si ce n’est une dépense de 90 €, car bien sûr vous m’invitez. À La Potinière. C’est le plus cher du centre-ville. A plus tard.

Une vague de chaleur gonfla sa poitrine et des larmes lui vinrent aux yeux. Bon sang ! Elle avait dit oui ! Oui pour un dîner ! Oui pour le revoir, en dehors du boulot ! Fabuleux. 

Il fallait répondre. Mais ne pas montrer son emballement. Il sortit pour aller acheter un sandwich et réfléchir à ce qu’il allait écrire. Il ne fallait pas trainer, une femme ça change d’avis, vite et souvent. Il alla se poser sur un banc avec une part de pizza et une Cristalline gazeuse. Il écrivit :

– Je suis content que ce texte vous ait (dé)plu. Parfait pour ce soir. Je vous attendrai à 20 heures devant l’entrée de La Potinière. Ce n’est pas la peine d’être en retard, je connais votre force de caractère. Juste une chose : vous vous habillerez bien, s’il vous plait. Je veux dire pas comme dans votre travail. À tout à l’heure. 

Il appuya sur la touche Envoi. Le retour ne se fit pas attendre.

– Il y a un mot que je n’aurais jamais cru employer car il est trop désuet pour moi. Mais pour un vieillard comme vous, il est adapté : vous êtes un mufle. Un mufle, oui. Et même un goujat. Un mufle et un goujat.

Retenant son hilarité, il tapota :

– Je vous aime déjà.

Elle répondit :

– Je vous préviens, si vous me sortez ça ce soir au restaurant, je vous gifle en public.

– Quel souvenir ça nous fera !  

Elle envoya le smiley d’un visage en colère. 

 



1er avril 2022

 

Sauver Margareth

 

  (environ 15 minutes de lecture)

Jamais je n'avais vu de femme aussi triste. Par moments, elle se forçait à rire, et c'était encore pire. C'était un couinement, une déchirure. Dans tous ses propos, seule l'aigreur apparaissait. Une aigreur si intense, si permanente, que tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, tout ce dont on parlait lui était source de dégoût et de souffrance. Oui, dégoût plus souffrance. Il ne lui suffisait pas de réprouver, il fallait que ça lui fasse mal, que ça la torture.

– Ces femmes de 50 ans qui s'habillent comme des gamines, en mini-jupe ! Avec un décolleté jusque-là ! Enfin, elles ne se rendent pas compte ?

– La bêtise de ces émissions !… Pourquoi diffuse-t-on des horreurs pareilles ? C'est une machine à tuer les cœurs et les cerveaux !

– Je suis atterrée, William, atterrée. Comment peut-on laisser des gens dans cette misère ? Comment a-t-on pu en arriver là ? Mon Dieu… Notre société est complètement malade. Malade !

Par moments, elle criait. Il n'y avait qu'elle et moi, mais les voisins entendaient et se demandaient ce qui se passait. Je la laissais aigrir à sa guise, j'accompagnais comme je pouvais ses récriminations, il fallait que ça sorte. 

– Mais merde à la fin !

Le merde, pour elle comble du gros mot, était prononcé à chaque visite. Un peu comme un résumé, une ponctuation. Ou un dégueulis.

Elle venait me voir environ tous les deux mois. Nous nous étions connus dans une association que j'avais fréquentée un temps et avions pris cette habitude de la visite. Constatant sa détresse, je l'avais invitée une fois, puis deux, puis trois. 

Elle ne vivait pourtant pas seule. Elle avait un mari, Philip, et c'était sans doute une cause du problème. Ils ne s'aimaient pas. Ce sont les familles qui les avaient mariés. Philip avait été content de ce qu'on lui apportait sur un plateau : à 20 ans, Margareth était jolie et soumise. Elle ne ressentait rien de particulier, mais puisqu'il fallait passer par le mariage, pourquoi pas celui-là ? On ne se souciait pas beaucoup d'amour dans les bourgeoisies anglaises et françaises des années 60-70. Ce n'était en tout cas pas une condition de mariage, au contraire ; on ne se mariait pas avec la personne de qui on était tombée amoureuse.

Elle fut une épouse modèle, qui suivit son mari au gré de ses évolutions professionnelles, lui fit trois enfants, ainsi que la cuisine et la vaisselle tous les jours, certes avec l'aide d'une femme de maison. Elle avait arrêté ses études pour se plier aux attentes conjugales des familles et bien entendu elle ne travailla pas pendant les quinze années où les enfants furent « petits ». Son mari tenait à ce qu'elle reste à la maison, présentant comme une libération ce qui était une coercition.

À 40 ans passés, elle avait retravaillé, un peu. Des vacations, par-ci par-là. Elle tenta de monter une petite structure de formation, qu'elle dut fermer en moins de deux ans, car elle perdait de l'argent et Philip avait mis le hola. Plus qu'un  échec, ce fut une humiliation : comment perdre de l'argent dans la formation professionnelle au cours des années 80, alors que des milliards étaient déversés par les gouvernements qui, faute de trouver du travail aux chômeurs, se dédouanaient en arrosant les salariés ? Sans aucun contrôle, en plus ! Oui, eh bien, cela n'avait pas marché pour elle.

Le pire était à venir. Alors qu'il atteignait juste 30 ans, son fils aîné fut emporté par un cancer en quatre mois. Un missile, une bombe, mais qui lui laissa le temps de voir le désespoir de son garçon comprenant ce qui lui arrivait et ce qui l'attendait. Des semaines insoutenables, à hurler. Qu'aucune chaleur familiale ne pouvait adoucir, d'autant qu'il n'y avait pas de chaleur familiale. Colin était mort, et quelques années plus tard sa sœur était partie travailler à l'autre bout du monde. Vingt ans après, elle y était encore, et elle ne revenait au pays qu'une fois par an. Margareth était allée la voir 5 fois en Australie, et chaque fois cela avait été plus douloureux que chaleureux. Restait Sebastian, le troisième. Il était resté au pays, à 500 km tout de même, mais il ne venait guère voir ses parents plus de deux fois par an, toujours en coup de vent.

Les quatre petits-enfants – deux en Australie, deux dans le nord – lui apportaient-ils joie et réconfort ? Même pas. Elles les trouvaient bruyants et mal-élevés.

– Ma mère trop dure a cassé en moi l'instinct maternel, m'avait-elle avoué un jour. Je l'ai senti avec mes enfants, je le sens encore plus avec mes petits-enfants.

– Et puis, qu'est-ce que vous voulez ? Ils sont toujours devant leurs satanés écrans, leur téléphone, ou leur tablette, leur console, tous ces trucs épouvantables qui rendent les enfants autistes et névrosés !… Merde alors !

Elle avait vécu l'arrivée d'internet puis l'avènement de la société numérique comme des calamités. En 2020, elle refusait d'utiliser la moindre connexion et ne possédait aucun appareil à écran. Elle avait fini par se munir d'un téléphone portable, acheté 20 € dans une ressourcerie, dont elle ne se servait que pour recevoir des appels. Elle m'avait demandé de lui montrer comment rédiger puis envoyer un sms, mais son appareil était si archaïque qu'écrire le moindre message lui prenait une heure.

À 70 ans, alors qu'elle avait une excellente santé et un corps en état de marche, elle était incapable du moindre plaisir et toute légèreté avait disparu de sa vie. Elle acceptait mes thés au compte-gouttes. Elle se forçait à éclater de rire si je lui offrais un alcool.

– Je n'en ai jamais bu.

– Justement !

– Non, non, non !

Même pour manger un carré de chocolat, qui devait être noir, bio, équitable, il lui fallait une demi-heure. Elle avait toujours refusé de m'accompagner quand je lui proposais une sortie. Une fois, elle m'avait dit qu'elle n'avait jamais été voir un match de foot de sa vie. Je saisis la balle au bond et l'invitai à venir avec moi la prochaine fois.

– Oh non, je n'ai jamais fait ça ! Et puis je vais vous déranger. Et puis je dois être rentrée pour mon mari, vous comprenez ?

Oui, je comprenais qu'elle avait besoin, ou qu'elle pensait avoir besoin, de la tyrannie de celui qu'elle maudissait. Elle était comme le forçat qui s'attache à son boulet, sauf qu'elle aurait pu se libérer de son boulet, à maintes reprises. Elle n’avait pas su, pas voulu. Faiblesse ontologique ? Psychologie inadaptée ? Courage défaillant ? Certains êtres semblent ne pas disposer des armes pour affronter le monde. 

Sa vie était rythmée par deux choses : les repas de son mari despotique, qu'elle préparait et servait, n'ayant jamais osé lui dire d'aller se faire foutre, et les permanences qu'elle tenait chaque après-midi dans une association qui aidait les personnes nécessiteuses dans l'accomplissement de leurs formalités administratives. Avec les plus démuni.e.s, elle était d’une patience et d’une bienveillance remarquables, je n’en doutais pas. Avec les autres bénévoles, en revanche… J’étais étonné que cette activité désintéressée, prenante, qui nécessitait altruisme et ouverture aux autres, ne modifie pas son caractère. Mais non. Même là, les personnes qu'elle côtoyait ne trouvaient pas grâce à ses yeux ; elle ne les critiquait pas toutes, mais aucune ne suscitait de joie en elle. Une fois, m'avait-elle raconté, un homme lui avait proposé un café, puis une promenade autour d'un lac ; ça s'était mal terminé, elle l'avait envoyé paître.

– On a quand même passé l'âge de se conter fleurette dans un lieu bucolique, non ? C'est invraisemblable, cette infantilisation générale…

J'avais fini par comprendre que la personne contre qui elle nourrissait le ressentiment le plus fort, celle qui déclenchait en elle le plus d'aigreur, était elle-même. Car elle n'était pas bête, ce qui était son drame ; tout aurait été tellement mieux si elle avait été cruche. Or, elle savait que c'était elle qui avait effectué les mauvais choix et qui continuait à les faire. À l'exception de la mort de son fils, ses malheurs étaient dus à ses décisions et surtout à son incapacité à les remettre en cause quand elles n'étaient pas bonnes. De plus, le regard qu'elle portait sur la vie et les gens n'appartenait qu'à elle, et elle n'essayait pas de le modifier. Elle était consciente de cela, mais elle ne changeait rien ; elle continuait à renoncer. 

Me sentant aussi impuissant que compatissant, je décidai de prendre le taureau par les cornes. Pour la sauver, je devais bousculer Margareth. J'élaborai un plan avec deux options, que j'activerais l'une à la suite de l'autre. Si la première ne débouchait pas sur un changement de comportement de sa part, j'attendrais quelques semaines et je passerais à la seconde. 

La première option était plus difficile à réaliser que la seconde, même si elle pouvait être plus agréable. Je m'étais motivé en pensant à mon objectif – sauver Margareth – et, lors d'une de ses visites habituelles, alors qu'elle était encore debout dans le séjour – même s'asseoir dans un canapé lui paraissait une indécence –, je pris ses deux mains dans les miennes.

– Mais, William ?…

– Margareth, écoutez-moi.

– Mon Dieu, vous me faites peur !

Et elle se fendit d'un rire atroce pour cacher sa gêne.

– Venez vous asseoir.

Comme les profondeurs du salon lui faisaient peur, je nous positionnai sur deux chaises de la salle à manger.

– J'aimerais vous apporter un peu de douceur, dis-je en la regardant avec la plus grande bienveillance possible et en caressant avec mes pouces ses mains que je n'avais pas lâchées.

– Qu'est-ce que vous dites ? Et qu'est-ce que vous faites ?!

Mu par la force que j'avais mobilisée pour oser ma tentative, je nous levai et l'entrainai vers ma chambre.

– Venez.

La soudaineté de ma manœuvre, et la confiance qu'elle me témoignait, l'empêchèrent de protester avant qu'elle comprenne ce qui lui arrivait. Je l'allongeai sur le lit. Elle éclata de rire. Je crispai les oreilles, passai outre ce son difficilement supportable et commençai à l'embrasser sur le visage et dans le cou. 

– Mais ma parole, vous êtes en rut ! William, qu'est-ce qui vous prend ?

Elle tournait la tête vers le mur, mais son corps ne bougeait pas.

– Il me prend que nous nous connaissons un peu maintenant, et il me semble que nous pourrions passer quelques moments qui nous feraient du bien à tous les deux.

 – Ah ah ah ! se força-t-elle. William a envie de me déshabiller ! Il ne manquait plus que ça. Ah ah ah !

Pensait-elle que j'étais motivé par un désir égoïste ? Ne comprenait-elle pas que c'était pour elle que je tentais cette démarche difficile ?

Une de mes mains s'aventura sur son corps, mais je n'osais pas passer sous les vêtements. Son immobilisme et son absence de tendresse m'avaient fait perdre ma confiance. Je l'embrassai encore un peu, disons que je posai quelques baisers sur ses joues et son front, puisque ses lèvres à elle ne montraient pas la moindre envie de contact. Je remontai ma main jusqu'à ses épaules, ses cheveux.

– Vous ne voulez pas ? murmurai-je. Ça vous ferait du bien. Vous méritez de prendre un peu de bon temps.

Là, elle s'insurgea :

– Mais enfin William, on ne couche pas avec quelqu'un pour prendre du bon temps !

– Ben… si, il me semble. Et parce qu'on a confiance en lui, parce qu'il y a respect et affection réciproques.

– Mais non, William ! Je vous respecte trop pour me livrer à cette comédie avec vous. Je suis une vieille femme, et en plus je suis mariée !

Je me dégageai, sans oser m'allonger sur le dos, comme j'aurais pu le faire après l'acte s'il avait eu lieu. Je compris que c'était fichu, je n'avais pas réussi à forcer le blocage, à déclencher une envie. Je me sentis ridicule, appuyé sur un coude, au-dessus de cette femme habillée qui parlait en regardant le mur pour me convaincre de l'inanité de ma démarche. Quel fiasco…

Je me levai, honteux comme un homme qui n'a pas réussi à honorer une femme. Elle en fit autant et nous nous retrouvâmes dans le séjour.

– Je m'en vais, dit-elle. Et nous allons oublier cet incident.

Une bouffée de haine m'envahit. Un incident ! Cette conne n'était même pas capable de voir la générosité de mon geste. Merde alors !

Je respirai un bon coup pour ne pas me laisser gagner par la colère. Et je repensai à mon plan. La première option n'avait pas fonctionné, j'allais activer la seconde.

L'occasion se présenta plus vite que prévu. Je craignais qu'après la pitoyable séance du lit, Margareth ne se manifeste pas pendant longtemps, voire qu'elle ne se manifeste plus du tout. Mais cinq jours plus tard, elle m'appela :

– Je peux passer ?

Avait-elle réfléchi et changé d'avis ? Refroidi, j'essayai de me remotiver en urgence pour le cas où il me faudrait agir. Mais dès son arrivée, son état d'esprit fut clair : elle n'était pas venue pour regretter, mais pour m'engueuler.

– William, ce n'est pas bien, ce que vous avez fait. Vous avez voulu abuser de ma faiblesse. Vous m'avez perturbée. Vous…

Ce déversement de reproches m'aida à me mettre en situation pour créer l'électrochoc que je voulais tenter, la deuxième solution, puisque le contact des corps n'avait pas opéré. Je la laissai finir sans l'interrompre :

– … insupportable, vous n'avez pas le droit, vous comprenez ? Hein, de quel droit ? Je ne sais pas si je pourrai vous pardonner. Ça va être dur. Très difficile !

Elle avait prononcé sa diatribe debout, tournant sur elle-même au fur et à mesure qu'elle envoyait ses salves. Je m'étais assis. Quand elle se tut, je me relevai, aussi calme que le souhaitais.

– Ça y est, vous avez fini ? Alors maintenant, écoutez-moi.

– N'essayez pas de me convaincre, je ne le supporterais pas !

– Rassurez-vous, j'ai compris, et je ne suis pas prêt de recommencer l'expérience. Voilà ce que je veux vous dire. Vous êtes quelqu'un d'inintéressant, Margareth. Vous vous plaignez de votre vie, mais c'est vous qui l'avez réduite à une série de contraintes que vous êtes seule à vous imposer. Vous êtes pleine d'aigreur contre les gens que vous croisez dans la rue, parce qu'eux vivent, ou au moins essayent, alors que vous, vous avez renoncé.

– Oh !… Comment pouvez…

– Je n'ai pas fini. Oui, vous vous complaisez dans votre vie, dans votre médiocrité. Et vous savez pourquoi ? Parce que vous avez peur, vous êtes lâche. Vous supportez votre mari parce que vous ne voulez pas vivre sans sa carte bleue, vous me l'avez avoué plusieurs fois. Alors que vous avez une retraite, pourtant, et que vous êtes propriétaire. Mais vous êtes une petite bourgeoise qui ne pense qu'au confort et au qu'en dira-t-on. Malgré vos airs de militante zen et avant-gardiste, vous êtes d'un conservatisme effrayant ! Vous préférez passer à côté de la vie plutôt que de commettre un acte qui vous obligerait à sortir un peu de votre réserve. C'est désolant.

– Mon Dieu… Avec tout ce que j'ai fait.…

– Vous savez donner, dans certaines circonstances, mais vous êtes incapable de recevoir, et c'est gravissime. Vous croyez avoir le bon comportement, vous pensez que les autres sont dans l'erreur, alors que c'est l'inverse. Vous avez faux sur toute la ligne ! C'est lamentable.

Je m'arrêtai. Je n'étais plus tout à fait calme. Mon cœur battait fort et je tremblais. Margareth aussi tremblait. Nous étions à 1 m 50 l'un de l'autre, titubant, les yeux vitreux, comme deux boxeurs tâchant de reprendre leur souffle entre les coups. Je me dis : soit elle éclate en sanglots et se jette dans mes bras, soit elle fiche le camp et je ne la revois plus.

Fidèle à sa personnalité, c'est cette deuxième option qu'elle choisit. 

– Jamais je ne vous pardonnerai ça, William, jamais ! L'agression de l'autre jour, et aujourd'hui cet affront, ces insultes ! Vous êtes ignoble !

Elle s'en fut en claquant la porte. Je dis alors, pour moi-même puisqu'elle ne m'entendait plus, mais tout haut quand même :

– Je voulais vous faire réagir…

Il y eut réaction. Mais je ne l'appris qu'un an plus tard. Dans la boîte un matin, je trouvai une lettre en provenance de Brighton. Sur un beau papier, elle était ainsi libellée : « Mon cher William, Il y a un an jour pour jour vous m'asséniez mes quatre vérités, une semaine après avoir tenté de me déshabiller. J'avais mal réagi, dans les deux cas. Pourtant, aujourd'hui, je comprends vos actes et je tiens à vous en remercier. C'est exactement ce qu'il fallait faire, et cela ne m'étonnerait pas que vous ayez quelque peu forcé votre nature pour moi, pour sauver votre amie Margareth.

Il fallait m'enlever la carapace derrière laquelle je m'abritais et il fallait mettre à jour les raisons de mon attitude. Vous avez osé le faire, au risque de vous ridiculiser et de sacrifier notre amitié. 

Il m'a fallu trois mois pour cesser de pester contre vous et enfin reconnaître que vous aviez raison. Trois mois de plus pour quitter la maison, c'est-à-dire la prison volontaire dans laquelle je m'enfermais. Je vis aujourd'hui dans le sud, près de chez une sœur et une cousine. Nous formons une sorte de trio et, grâce à elles et avec elles, je rencontre pas mal de monde et me fais de nouveaux amis (ou plutôt je me fais des amis). Je marche, je chante et je danse (de la country !). J'ai même pris des cours, vous n'allez pas le croire, d'œnologie ! Je découvre le vin à 72 ans.

Pendant trois mois, j'ai été voir mon mari tous les lundis ; je lui apportais des courses, je lui préparais quelques plats pour la semaine, je mettais une machine à tourner… Surtout, je l'ai incité à se débrouiller, je lui ai montré ce qu'il devait savoir en termes de cuisine et de ménage. Avec une femme de ménage deux fois par semaine, il s'en sort. Je n'y vais maintenant qu'une fois tous les quinze jours ou trois semaines. Vous dire qu'il apprécie la situation serait exagéré, mais il s'y fait et il comprend qu'il a abusé pendant des années et qu'il n'a que ce qu'il mérite. Mais il n'est pas seul non plus, il a un frère et une sœur, un fils et une fille, des petits-enfants, et même un ami. Il n'est donc pas à plaindre.

Voilà, cher William, ce que je voulais vous dire. Aujourd'hui, j'aime ma vie, je suis fière de ce que je fais et de ce que je suis. Je ne pouvais pas dire cela il y a un an. Vous êtes celui qui a permis cette transformation, et je vous en suis infiniment reconnaissante. De tout cœur, merci. Venez me voir un jour à Brighton, pour que je vous offre à mon tour un bon thé, ou pourquoi pas un verre de vin.

Je vous embrasse, Margareth ».  

S’il y a une morale à déduire de cette histoire, c’est peut-être celle-ci : il n’est jamais trop tard pour changer son regard sur la vie, donc sa vie.

 



25 mars 2022

 

Ode rurale ou blues de l'élu local

 

  

          (environ 7 minutes de lecture)

En termes de chiffres, la situation est claire : entre 1950 et 2020, mon hameau est passé de 27 à 6 âmes, mon village de 512 à 165 habitants. Il y a donc des maisons vides et toutes sont moins remplies.

L’extérieur n’a pas moins changé. Les prés où pâturaient des animaux ont été remplacés par la lande ou par la forêt. Les ruelles et les routes ne sont plus recouvertes de bouses, de paille et de boue ; elles sont plus austères, plus sèches, plus policées.

Le langage s’est modifié lui aussi. On ne s’apostrophe plus en patois, mais en français. On parle moins fort, on ne discute plus récoltes et approvisionnement, on échange quelques informations légères. 

Les enfants ne crient plus, car ils ne sont plus ; seuls quelques isolés demeurent, qui suivent ailleurs leurs activités scolaires et para-scolaires. Il n’y a plus de bandes, plus de courses, plus de jeux improvisés sans cesse renouvelés. 

Les bistrots – Chez Pierrot, La mère Michat –, l’épicerie – qui faisait bar également –, le boucher, le boulanger, le bazar-tabac-poste, l’hôtel-restaurant des voyageurs, ont disparu les uns après les autres. Dans le même temps, le menuisier, le rétameur, l’électricien, le garagiste « autos et cycles » ont fermé leurs ateliers.

Les cloches de l’église ne sonnent plus. D’ailleurs il n’y a plus de messe. Le presbytère, vide de curé, est maintenant possession de la mairie, qui n’a pas les sous pour le mettre aux normes et le rendre habitable. 

Cette évolution s’explique. Les gens meurent, certes, mais ce sont les départs vers d’autres cieux, ainsi que le non-renouvellement des générations, qui ont créé la désertification. Comme un aimant, la ville a attiré les gens, devenus dépendants à la consommation et aux loisirs. Le changement de valeurs a modifié les comportements, les femmes conçoivent moins d’enfants, les familles ne durent pas.

Et pourtant, je ne suis pas triste, même pas inquiet. Je ne sais pas le formaliser car l’expression n’est pas mon fort, mais j’ai une analyse, basée sur ce que je vois et entends. Mon analyse est que le plus dur est passé pour les villages, pour la campagne, la ruralité comme on dit aujourd’hui.

La fin du XXe et le début du XXIe siècles ont été marqués par l’ouverture des frontières, la libéralisation des échanges, le développement des moyens de transport. Internet a parachevé la destruction de l’édifice en abolissant l’espace et le temps, en rendant tout accessible tout de suite, en supprimant la distinction vie publique vie privée. Cela a entraîné un accroissement considérable des richesses et la concentration de ces richesses, dans les villes. En France, la population est urbaine à 80 %. Dans le monde, on est à 55 %, et les projections pour 2050 montent à 75 %.

Oui, mais le modèle atteint ses limites. Les villes sont si denses qu’elles n’arrivent plus à offrir des conditions de vie décentes à leurs habitants. Il n’y a pas besoin d’aller à Manille ou à Calcutta pour constater les problèmes ; Paris est une ville où règnent le mal-logement, la surpopulation, l’insécurité, la pollution, la saleté. La qualité de services y est déplorable, dans les restaurants, dans les gares, dans les commerces, à l’hôpital…

Résultat : d’innombrables citadins rêvent de s’installer à la campagne. Ou du moins dans des petites villes. On estime le nombre des rêveurs à 7 millions rien que pour la France. C’est pourquoi je n’ai pas aimé le mouvement des « gilets jaunes », qui a fait croire à la France entière qu’il n’y a point de salut en dehors des métropoles. C’est un mensonge ; c’est l’inverse qui est vrai, et la catastrophe du Covid n’avait pas tardé à rétablir la vérité : on vit mal dans les capitales. Alors qu’on vit bien dans les villes petites et moyennes, ou à proximité de celles-ci. L’air et l’espace y sont abondants, les possibilités d’accueil et d’activités sont très nombreuses, la politesse et l’attention aux autres n’ont pas tout à fait disparues. 

Il n’y a pas de travail ? C’est en train de changer, là aussi. La technologie aussi bien que l’évolution des modes de vie permet maintenant de ne pas habiter à côté de l’entreprise qui vous emploie : le télétravail se développe et on arrive à le coupler avec des moments de présence, en vue d’un équilibre satisfaisant pour le salarié comme pour l’employeur. 

Il me semble aussi que « la délocalisation », revendiquée à grands bruits depuis le Covid, est déjà en marche, du moins pour les produits ne nécessitant pas une technologie de pointe et des matières premières rares. Dans l’alimentation surtout, mais aussi dans l’artisanat, les services à la personne, le tourisme, la santé, le sport, il existe rien que dans mon département une multitude d’initiatives intéressantes. 

On peut aussi, maintenant, travailler sans dépendre d’une hiérarchie. Le statut de micro-entrepreneur permet à des millions de personnes de tenter de mettre en œuvre un projet économique, découlant d’une passion. Tout ne réussit pas bien sûr, mais, à l’époque, tous les paysans ne réalisaient pas de belles récoltes chaque année non plus.

Les villages vont donc se repeupler. C’était déjà le cas de ceux qui se trouvent à proximité des formidables petites villes. Je suis confiant : le Limousin, l’Auvergne, le Quercy, la Lozère, mais aussi la Marne, la Sarthe, le Loir-et-Cher… attirent de plus en plus de gens, pas seulement pour les vacances. Les femmes et les enfants vont revenir.

Pour autant, j’hésite à me représenter. Ce n’est pas la peur de la défaite qui m’effraie. J’ai été battu, élu, réélu, battu, élu de nouveau. Au conseil départemental et à la mairie. J’ai loupé de peu la députation.

Ce qui me fait hésiter, c’est la violence qui maintenant s’abat sur les élus. Dès que vous avez une responsabilité, des individus lambdas, des intellectuels, des gauchistes, des égoïstes, menacent de vous faire la peau. 

Comprenez-moi bien : la critique est normale, et même l’opposition. Ce qui ne l’est pas, c’est l’insulte, les menaces, l’appel à la désobéissance et à la rébellion. La moindre décision est désormais sujette à l’hystérie. On dirait que la moitié des Français n’a rien de mieux à faire que de chercher à dégommer ceux qui tentent d’agir là où ils sont. Des millions d’imbéciles se mettent « en colère » pour une peccadille. Le monde est de plus en plus complexe, et les gens voudraient la perfection, sur tout, tout de suite. Même sur ce qui est nouveau, imprévu. Et si les gouvernants étaient parfaits, surpuissants, cela ne conviendrait toujours pas, puisque la perfection selon X ne correspond pas à la perfection selon Y, qui diffère de celle selon Z.

Au lieu d’accepter l’évidence du tâtonnement, de la recherche du compromis, on vilipende ceux qui ne se conforment pas en tout point à l’idée que l’on se fait du juste et de la solution. 

Le paradoxe est qu’au moment des élections, la moitié des gens… ne se déplacent pas. Ils s’abstiennent quand ils pourraient choisir, alors qu’ils s’énervent quand ceux qui ont été élus font au mieux pour résoudre un problème. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez ces abstentionnistes ?

Certains, les plus jeunes notamment, ne voient pas l’intérêt d’aller voter. Ils considèrent que les candidats sont interchangeables, ou qu’ils trahissent leurs promesses une fois élus, ou qu’ils n’ont pas le pouvoir d’agir sur leur vie. Eh bien excusez-moi, mais ils se trompent dans les trois cas :

– les candidats ne sont pas tous les mêmes, loin de là. Vous verriez certains de mes collègues, vous comprendriez ce que je veux dire ;

– on ne peut pas tout faire, on se heurte à la réalité, on n’arrive pas à convaincre, mais on ne change pas du tout au tout entre l’avant et l’après-élection. On garde une bonne partie de ses convictions et de sa personnalité ;

– les politiques ont moins de moyens qu’avant, c’est vrai. Les institutions internationales d’une part, les grands groupes économiques d’autre part, en possèdent davantage. C’est logique et ce n’est pas une mauvaise chose. Mais en termes d’emplois, de logements, de santé, d’éducation, de sécurité, d’aide sociale, d’aménagement du territoire, les élus ont encore beaucoup de pouvoirs, à tous les niveaux.

On nous reproche aussi d’abuser de ces pouvoirs, ce qui est bien la preuve qu’il nous en reste. Eh bien je vais vous dire : des pourris il y en a, comme partout, mais peu. Des faibles, à la morale élastique, il y en a davantage, disons 25 %. 25 % qui profitent du système plus qu’ils ne donnent. Ça laisse quand même 3/4 d’honnêtes républicains. Sur 520 000 élus, ça fait du monde.

Tiens, pour vous prouver mon honnêteté, je vais vous avouer quelque chose : on n’est pas si mal payé. Comme pour les profs, la sous-rémunération est une légende qui ne tient pas à l’examen des faits. Le maire d’un petit patelin touche 700 € nets par mois, le maire d’une ville de 10 000 habitants 2000 € nets, celui d’une ville de 50 000 3700 € nets. À cela, on peut ajouter les indemnités de l’intercommunalité, de certains organismes comme l’office HLM, le service de secours, l’hôpital…, qui peuvent doubler le salaire. Les adjoints sont eux aussi bien lotis : pour une responsabilité plus légère et un travail limité, ils touchent à peu près un tiers de l’indemnité du maire. Un conseiller départemental ou régional gagne 1600 € nets en moyenne.

Bref. On a beaucoup d’emmerdements, mais on est rémunéré, ne pas le reconnaitre serait malhonnête. Ai-je abusé de mon pouvoir ? J’ai embauché, placé, accordé, attribué, mais j’ai respecté les lois de notre pays. Et jamais je n’ai mis dans ma poche un sou d’argent public autre que mes indemnités. 

On n’est pas si mauvais. On fait ce qu’on peut. On a l’amour de notre coin, on prend à cœur nos responsabilités. Je connais ma ville, mon département, ma région, je sais trouver un compromis. J’aime les gens, je me décarcasse pour eux, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte. Je n’attends pas de remerciements. Juste qu’ils ne nous tapent pas dessus. Si on tape sur ceux qui font vivre la démocratie représentative, il n’y a plus de démocratie.

Je suis membre d’un parti, mais je garde ma liberté de pensée. C’est important les partis, comment faire sans ? Je ne carbure pas aux sondages. Pour prendre une décision, je mélange réflexion, conviction, négociation. Je cherche un équilibre.

Nos actes ont des conséquences, sur celles et ceux qui vivent autour de nous, sur celles et ceux qui viendront après nous. Alors je crois que oui, je vais continuer encore un peu, du moins si les électeurs veulent de moi. Je ne serai pas seul. L’engagement de personnes d’âges, de milieux et d’horizons divers est un gage de citoyenneté, important à l’heure où la démocratie représentative est remise en cause par les populistes de tous bords. 

Nous jouons un rôle majeur dans la valorisation du patrimoine et l’animation des territoires ; c’est en bonne partie grâce aux élus locaux que la France est riche de tant de festivals, de sites remarquables ouverts au public et de chemins de randonnée par exemple. 

J’espère vous avoir convaincu, de voter pour moi peut-être, mais surtout de voter. Et de ne pas avoir peur de venir habiter les villages et les petites villes ; ne regrettez pas le « vieux temps », qui n’était pas si « bon » que ça, croyez-moi. Nous n’avons pas besoin de passéistes, mais de personnes ancrées dans le présent, ouvertes sur le monde, tel qu’il est. II y avait 1,6 milliard d’habitants sur la terre en 1900, 6,1 milliards en 2000, 7,8 milliards en 2022. Comment ne pas en tenir compte ?

La France ne représente plus que 0,8 % de la population mondiale. Pour survivre, elle doit s’unir et composer avec d’autres. Elle doit aussi utiliser toutes les ressources géographiques de son territoire et se montrer plus généreuse que peureuse. Merci de votre attention.



18 mars 2022

 

Le (rêve d'un) malade et l'infirmière

 

  

         (environ 5 minutes de lecture)

Il était à l’hôpital depuis une semaine, et le séjour se prolongeait. Il allait sortir, mais dans quel état ?… Il ne pouvait toujours pas se lever. Outre les nausées, le plus pénible était les perfusions, pires que les barreaux d’une cellule ; le moindre mouvement était contraint.  

Il savait qu’il fallait lâcher prise. Il était malade, on l’avait opéré, il était diminué, normal. On le soignait, il allait se rétablir. Même s’il serait vieux, désormais. C’était déjà une chance d’être pris en charge dans un établissement doté des compétences et du matériel nécessaires ; ça, il en était conscient et ne cessait de le répéter.

Chaque matin, il avait droit à la toilette. Jamais il ne s’était senti aussi fragile. Dépendant. Ce mot dans sa tête l’avait frappé comme un coup. Dépendant. Il était dépendant !

L’aide-soignante de ce matin était si jolie que les larmes lui vinrent aux yeux. Bon sang de bois… 

– Pourquoi pleurez-vous, Monsieur ?

Cette candeur le toucha encore plus. Elle avait osé poser le diagnostic, et elle investiguait plus avant. 

– Je pleure parce que c’est vous qui me déshabillez. Alors que l’inverse, dont je rêverais, est inenvisageable.

Elle sembla plus surprise que gênée. Elle continua dans sa bienveillante franchise :

– Vous avez souvent déshabillé des infirmières ?

– Deux fois. Et pas dans une chambre d’hôpital. Mais je parlais des femmes en général.

– J’avais compris.

Quelle rare humanité elle avait ! 95 % des filles à sa place auraient esquivé les larmes et le sujet, pas elle. Ce faisant, elle le soignait au mieux. Elle avait les cheveux châtain clair, les yeux bleu pâle, des perles aux oreilles et au nez, un jean et des tennis blanche. Il avait aperçu ses chevilles. 

C’est elle qui lui attrapait une jambe. Elle faisait attention, elle était douce. Elle relança, le sourire aux lèvres :

– Dites, je ne suis pas dans votre tête. Mais est-ce que vous ne devriez pas vous réjouir de vous souvenir des femmes que vous avez déshabillées ? Si ces relations ont été importantes pour vous, est-ce que ce n’est pas une chance de se les remémorer, de savoir que ça a existé ?

Il prit une respiration, se bloqua comme si quelque chose lui faisait mal, soupira. 

– Vous voulez dire : plutôt que de me plaindre de ce que je n’ai plus, je devrais me réjouir de que j’ai eu ?

– C’est très bien résumé. Mieux que je n’aurais su. 

– Oh, vous aussi vous savez parler.

Elle passait un gant qu’elle essorait et trempait dans l’eau tiède à intervalles réguliers.

– Alors, votre réponse ?

Il leva son regard sur elle et leurs yeux se croisèrent une seconde.

– Oui, vous avez raison. Les femmes ont été la chance de ma vie. Et les belles histoires que j’ai vécues avec certaines d’entre elles ma plus belle réussite. 

– Vous voyez. Même des années après, ça vous tient chaud au cœur. C’est ça, les souvenirs : on peut se les repasser quand il fait froid.

Il chercha ses yeux :

– Où est-ce que vous avez appris à parler si juste ?

– J’écoute, c’est tout. Je lis, aussi. 

– Ah, c’est ça.

– Je sais pas.

Elle l’aida à se tourner sur le côté pour lui laver le dos et… bref. Mon Dieu, que voyait-elle, la pauvre fille ? Était-ce la position ? Ou plutôt sa franchise à elle ? Toujours est-il qu’il osa dire :

– Déjà que je vous trouve très jolie, si en plus vous allez à l’essentiel quand vous parlez avec moi, alors je vais tomber amoureux de vous et souffrir beaucoup. 

Elle lui donna une petite claque sur l’épaule avec le gant.

– Dites, il faut en laisser un peu pour les autres ! Si vous vous attaquez aux jeunes infirmières, qu’est-ce qui va rester aux jeunes infirmiers ?

Brillante, drôle, inventive… Que de talents ! 

– Oh, rassurez-vous. Je sais que je n’ai plus le droit de toucher. Mais vous regarder, vous écouter, vous parler, c’est déjà un grand plaisir. Et si par miracle je pouvais vous intéresser un peu, je crois que je serais heureux.

Elle souriait et le frottait avec précaution.

– Alors, soyez heureux. 

Il essaya de savourer cette réponse, même si elle contenait plus de gentillesse que de sincérité.

– Mais quand je vais quitter la chambre ?

– Nous n’en sommes pas encore là. Et après, vous aurez le souvenir !…

– C’est cruel, mais vous êtes un ange.

Elle le remit sur le dos.

– Attention, je vais vous nettoyer autour du zizi.

Non seulement elle le prévenait, mais en plus elle donnait un côté léger à son geste en parlant de « zizi ». Et pour atténuer encore le risque d’humiliation, elle disait « autour du zizi ». Une perle, il était tombé sur une perle. La perle.

Elle baissa son caleçon. Avec autant d’adresse que de délicatesse, elle passa le gant sur et autour de ses parties. Sans être gênée ni gênante. Il demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

– Anaïs.

– Anaïs : acceptez-vous de devenir ma femme ? 

Elle rit. Il reprit :

– Anaïs, je vois le haut de vos seins malgré la blouse.

Elle rit de nouveau.

– Vous êtes un coquin, je vois.

– Vous croyez que je pourrais avoir une érection ?

Elle rit encore. Puis s’écarta et posa le gant dans la bassine. 

– Il est temps que je m’en aille.

– Pourquoi ? 

– Parce que si je reste vous allez me déshabiller.

Elle prit quand même le temps de tendre les draps, de replacer couverture et oreiller.

– Ça va aller ?

– Je vous aime.

Elle lui sourit, resta quelques secondes avant de s’en aller. Il se dit qu’il n’aurait pas été contre mourir à cet instant. Finir avec le sourire d’Anaïs. Mais ça valait le coup de vivre encore un peu.



11 mars 2022

 

Conversation avec un monstre

 

  

           (environ 12 minutes de lecture)

– Allo, Vladimir ? C’est Emmanuel.

– Da. 

– Tu as demandé que je te rappelle. Quels mensonges vas-tu me servir, aujourd’hui ?

– Ne commence pas, Frantsuzskiy. Tu as pris 5 points dans les sondages depuis le 24 février, tu vas être réélu. Ma petite guerre te sert aussi.

– Ce n’est pas une petite guerre, Vladimir. Tu fais des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de blessés, tu fais horriblement souffrir des enfants, qui ont peur, qui ont faim, qui ont froid, et qui resteront traumatisés à jamais.

– Ah, l’humanisme occidental… Vous en êtes si fiers… Votre bonne conscience, vos apparences…

– La vie n’est pas une apparence, Vladimir, la souffrance non plus. Essaye d’imaginer : ta mère, ta femme, ta fille, sous les bombes à Kharkiv ou à Marioupol. Si c’était ta fille qui avait les jambes arrachées…

– Arrête.

– Arrête, toi. Tu es en train de tout perdre : tu voulais la neutralité de l’Ukraine et tu as créé un peuple ukrainien anti-russe, tu voulais la mort de l’Union européenne et elle est de plus en plus forte, tu voulais que la Russie soit respectée et tu viens de la mettre au ban des nations. En plus, tu es en train de ruiner ta population.

– L’Ukraine et la Russie ne font qu’une. Tu ne vois pas la logique historique, tu es prisonnier de ton petit temps présent. Tu ne sais pas non plus ce qu’est un homme d’État. Je vais prendre un exemple, que tu connais bien : crois-tu que ton Napoléon se soit soucié de quelques victimes civiles en Égypte, en Italie, en Autriche, en Russie ? Eh bien, vous le vénérez encore plus de 200 ans après et vous vous référez toujours à son œuvre.  

– Un point pour toi. On oublie le côté massacreur de Napoléon. Toi, tu veux qu’on te vénère ?

– Je ne veux pas, je sais que mon action sera un jour reconnue comme allant dans le sens de l’histoire et comme ayant contribué à la grandeur de la Russie, et de l’Ukraine qui n’est qu’une partie de la Russie. 

– Tu sais qu’à l’origine c’est plutôt la Russie qui dépendait de l’Ukraine. Le Rus de Kiev au Xe siècle, ça te parle, je présume ?

– Ça me parle. Et sais-tu comment s’appelait, en 988, celui qui unifia les peuples russe, biélorusse et ukrainien ?

– Poutinovitch ?

– Vladimir. Vladimir le Beau Soleil. Ou Vladimir le Grand.

– Je ne connais pas le Beau Soleil, Vladimir. Mais je te connais toi, et je sais que tu es un astre noir. Et tu vas finir dans un trou plus noir encore.

– Ne méprise pas l’histoire, Manu. N’oublie pas que tu n’es qu’un petit politicien, intéressé seulement par les honneurs et ta réélection, ça fausse ton jugement.

– Tu sais où ça mène de ressasser le passé pour construire l’avenir ? Ça mène aux territoires occupés de Palestine, ça mène à la Corée du Nord, à l’Afghanistan, au terrorisme islamique. À des situations inextricables, à des décennies de misère et de malheur.

– La situation n’est pas la même. Tu verras. 

– Je te rappelle qu’en 1991 les Ukrainiens ont voté à 90 % la sortie de l’U.R.S.S. Ils ont même refusé d’intégrer la communauté des États créée par Eltsine pour garder des liens entre les ex-républiques soviétiques. 

– Parce que je n’étais pas encore au pouvoir.

– En 1994, quand l’Ukraine a rendu à la Russie les armes nucléaires stockées sur son territoire, vous lui avez garanti en échange son intégrité et sa souveraineté. 20 ans plus tard, tu trahissais cette parole, comme tant d’autres, en annexant la Crimée et en créant deux entités sécessionnistes dans le Donbass. 

– Si un Président ne pouvait pas faire évoluer la politique de ses prédécesseurs, à quoi servirait-il ? Et je te rappelle à mon tour que le rattachement de la Crimée à la Russie d’une part, l’instauration des républiques populaires de Louhansk et de Donetsk d’autre part, ont été largement validées par la population. 

– C’est sûr qu’on peut avoir confiance dans la sincérité des résultats électoraux, sous Vladimir Poutine…

– Pense ce que tu veux. Mais revenons à l’objet de cet appel.

– Je t’écoute.

– Je voudrais que tu dises aux Européens et aux Américains que les sanctions économiques, si elles appauvrissent trop le peuple russe, seront considérées par ce peuple et par nous le gouvernement, comme un acte de guerre.

– Mais mon pauvre Vladimir, nous savons cela ! Nous savons que chaque fois que nous réagissons à tes attaques, tu prends prétexte de notre défense pour te dire attaqué. Tu transformes l’agressé en agresseur. C’est toi qui envahis l’Ukraine, mais c’est nous qui te menaçons. C’est toi qui détruit des villes entières, mais c’est pour « dénazifier » le pays. C’est toi qui tues des civils par milliers, mais c’est pour libérer les pro-russes qui seraient oppressés. Tu fabules, tu inventes, tu nies la réalité. Mais ça ne trompe personne, Vladimir, même pas tes généraux. 

– Manu, transmets mon message, s’il te plait. Dans votre intérêt : si vous menez le peuple russe à la misère, je considérerai que vous nous faites la guerre.

– Oui, et tu nous lanceras une bombe nucléaire qui rasera Paris en dix minutes, je sais.

– Ne joue pas avec ça, Manu. 

– Je ne joue pas. C’est toi, une fois de plus, qui as eu la folie d’évoquer la dissuasion nucléaire, personne d’autre. Tu ne ressembles pas à Napoléon, mais à Hitler. Il était le mal absolu, avec Staline ton modèle, mais tu risques de les remplacer tous les deux pour les nouvelles générations.

– Comment ne vois-tu pas que je fais preuve de retenue ? Comment ne comprends-tu pas que, sans parler de missiles, si j’envoyais l’aviation ou l’artillerie sans souci des civils, l’Ukraine serait tombée depuis longtemps et Kiev ne serait plus qu’un tas de cendres ?

– Quand on voit ce que tu as fait de l’Ukraine en quinze jours, on peut difficilement parler de retenue. Mais si tu ne massacres pas tout le monde d’un seul coup, ce n’est pas par humanisme, puisque toi-même tu réfutes ce sentiment. C’est parce que ça ne te servirait pas à grand-chose de régner sur un tas de ruines et un pays vide. Et, plus embêtant pour toi, parce qu’une grande partie de l’armée te désobéirait, refuserait d’exécuter tes ordres assassins. Tous les Russes ne sont pas des tueurs. Tu envoies des jeunes terrorisés en première ligne, qui ne savent même pas où ils sont et pourquoi ils sont là. On leur avait dit qu’ils étaient des libérateurs et ils sont accueillis avec des fusils, des missiles anti-chars et des cocktails molotov. Tu leur as menti. Tu as perdu, Vladimir. Tu peux détruire un pays, mais tu as déjà perdu, le peuple russe, le peuple ukrainien, le monde entier.  

– Amusant, Manu, amusant. Toi, tu sais ce qui va t’arriver ? Tu vas gagner l’élection présidentielle française, et ce sera le drame de ta vie. Car ni ce que vous appelez l’extrême-gauche et ni ce que vous appelez l’extrême droite – ça fait au moins 40 % – ne le supporteront. Tu suscites la haine. Dans ton pays comme ailleurs, les gens ont envie de violence et de nationalisme. Tu ne l’as pas encore compris, avec les gilets jaunes ? Tu n’as pas senti leur violence ? Dans ton prochain mandat, tu auras les gilets jaunes puissance 10. Tous vos intellos et vos politiciens ont déclaré soutenir et comprendre les gilets jaunes, vous avez toléré leur violence et vous avez accepté qu’ils lancent des boules de pétanque sur vos flics : vous ne vous en remettrez pas. Tu vas voir ce qu’il en coûte de ne pas tenir son pays, de tolérer – comment disait ton général de Gaulle ? – « la chienlit ». L’heure est au populisme, dans ton pays, comme ailleurs. Si ce n’est pas un ou une populiste qui est élu.e, il ou elle ne pourra pas gouverner et ce sera la guerre civile. Je serais toi, je laisserais Marine Le Pen l’emporter. Elle est nulle, mais inoffensive. Elle ne fera qu’un mandat, qui calmera le peuple et enchantera les journalistes. Toi, si tu es réélu, la France sera à feu et à sang.

– J’admire ton effort pour changer de sujet. Comme toujours, ce n’est pas toi le problème, c’est l’autre. 

– Tu me donnes ton avis sur mon action politique, je te donne mon avis sur la tienne.

– Non, Vladimir, je ne te donne pas mon avis sur ton action : j’essaye de limiter les morts ! C’est la seule raison pour laquelle je tiens cette conversation surréaliste avec toi. J’essaye de te faire entendre raison, parce si je crois que tu es méchamment atteint, je pense que tu as encore une raison, un peu de raison. Et que tu peux comprendre que tu t’es trompé. Tu as fait beaucoup de mal, mais tu peux arrêter d’en faire. Et peut-être même sauver ta peau.  

– Je ne t’appelle pas pour te demander de l’aide. Je t’appelle pour faire comprendre ce qui est important pour la Russie, ce qu’est la Russie, tout simplement, ce pays que vous avez méprisé pendant si longtemps.

– Arrête avec ça. Tout le monde s’est réjoui de la fin de l’Union Soviétique et de l’entrée de la Russie dans le monde libre dans les années 90. Personne n’a cherché à vous envahir, à vous dépecer. L’Otan n’a pas pris position dans des pays autres que là où elle était avant. Les Américains n’en ont rien à foutre de la Russie, crois-moi, ils vous la laissent. C’est à partir de ton arrivée, en 2000, que la Russie est devenue de plus en plus autoritaire et inégalitaire ; tu en es le seul responsable. Et c’est toi qui déstabilises les démocraties avec tes hackers, tes faux comptes, ta propagande, tes piratages et tes commandos de mercenaires.  

– Tu parles trop, Macron. Moi, je te répète mon message : n’allez pas trop loin, ne faites pas de mal au peuple russe.

– Nous aimons le peuple russe et nous serions heureux que la Russie soit un partenaire solide et respectueux. Mais toi tu n’aimes pas le peuple ukrainien et pas le peuple européen. Même pas le peuple russe, que tu conduis à la catastrophe. 

– Ce sont les dirigeants européens et ukrainiens que je n’aime pas, qui emmènent leur peuple dans une mauvaise direction.

– Laisse-les choisir. Car eux ont le choix. Et arrête d’avoir peur de l’Europe. Si tu ne te comportais pas si mal, nous ne te voudrions aucun mal.

– Dis-moi : combien vous avez mis de personnes sur le coup pour essayer de m’avoir ?Combien de services secrets ? Les commandos sont déjà partis ? À combien est ma tête ? 1 million ? 10 millions ?

– Tu te flattes. Nous ne voulons pas plus de morts, nous nous ne voulons plus de morts. C’est ça, l’humanisme, que tu détestes tant. La vie humaine, pour moi et pour quelques milliards de personnes, ça compte. Mais la mort ne serait peut-être pas une mauvaise chose pour toi. Si tu ne meurs pas assassiné par tes proches qui déjà veulent se débarrasser de toi, tu vas passer la fin de ta vie à ne plus pouvoir dormir, à ne plus pouvoir supporter tout le mal que tu as fait. Ta conscience, Vladimir, elle existe encore. Caïn et Abel, ça te parle ? L’œil ? Tu le sais, Vladimir et tu vas le savoir de plus en plus : tu t’es très mal comporté, tu es un des tyrans le plus sanguinaires du XXIe siècle, alors qu’on t’a donné mille chances d’arrêter. Je t’ai même invité à Versailles, au défilé des Champs Élysées, à Brégançon, nom de Dieu ! Pour te connaître, te comprendre, t’honorer, t'intégrer. Pourtant tu as détruit deux peuples, deux pays, plus de 200 millions de personnes. Et les destructions matérielles que tes bombes, tes missiles et tes obus ont causées se chiffrent déjà en centaines de milliards de dollars. Tu es un monstre et tu ne pourras bientôt plus te supporter.

– C’est beau, Macronitch. On croirait du Dostoïevski. Mais tu maitrises mal l’âme russe, tu ne nous comprends pas. Comment le pourrais-tu, d’ailleurs ? Petit Français privilégié qui n’a jamais souffert…

– Il est vrai que je n’ai pas tes haines et tes aigreurs. Toi, tu es un sous-officier frustré, à qui les hasards et les circonstances ont donné des pouvoirs démesurés. Pour notre plus grand malheur.

– Alors je n’ai aucun mérite, selon toi : il vaut mieux être bien né que progresser par le travail et la talent ?

– Ce n’est pas par le travail et le talent que tu as progressé : mais par le mensonge, la corruption et l’élimination. 

– Tu crois que les Russes me feraient confiance depuis 22 ans s’ils ne reconnaissaient pas que je fais du bon boulot pour eux ?

– Je crois que les Russes méritent mieux, beaucoup mieux. Peut-être faudra-t-il la mort de milliers d’Ukrainiens pour qu’ils s’en aperçoivent. Mais les révolutionnaires de la Place Maïdan de Kiev, qui en 2014 ont chassé ton président fantoche, Ianoukovitch, seront dix fois plus nombreux sur la Place Rouge de Moscou pour te chasser toi et ta clique. Ils vous poursuivront et vous buteront – comment tu disais déjà à propos des Tchétchènes ? – « jusque dans les chiottes ».  Ta fin de vie va être un cauchemar, Vladimir.

– Tu perds ton sang-froid, Manu. Tu confonds le rêve et la réalité. Ce n’est pas le moment pourtant. Tu te rends compte ? Tu vas être confronté à deux guerres : une guerre contre moi et une guerre civile. T’as pas les couilles, Manu, c’est ta vie à toi qui va devenir un enfer. Il est temps que tu découvres que l’existence n’est pas une partie de rigolade et que tu souffres un peu. Ça te rendra moins con.

– Tu te crois courageux, terré dans ton palais ? Tu te prends pour un seigneur ?

– Je suis un peu plus courageux que vous autres, occidentaux. Vous, quand vous intervenez dans un pays, pour vous donner bonne conscience, vous bombardez une nuit, parfois vous envoyez quelques hommes, mais vous êtes dans la demi-mesure. 

– On cherche à arrêter ceux qui massacrent leur peuple, pas à massacrer le peuple.

– Vous évitez les morts quand vous êtes sur place, mais après quand vous partez, c’est le chaos…

– Nous ne prétendons pas résoudre les problèmes préexistants.

– Vous les aggravez. Regarde ce que la France a fait au Mali…

– Au Mali, nous avons évité que les djihadistes prennent Bamako et constituent un nouvel État islamique. Dans plusieurs régions, nous avons fait cesser les attentats et les les massacres d’innocents. Nous avons aidé ceux qui ne pouvaient pas se défendre et qui lançaient des SOS.

– Les islamistes sont toujours là, tu peux être sûr. 

– On ne peut pas laisser un peuple se faire massacrer, surtout quand il appelle à l’aide. En  Syrie, toi tu as fait un carnage pour sauver le président et ses tortionnaires. 

– Mon carnage a stabilisé le pays, 

– Bon, on va arrêter là si tu veux bien. J’ai compris ton message sur les sanctions économiques. Est-ce la peine que je te rappelle les miens, de messages, puisque tu n’en tiens jamais compte ?

– Je les entends, les analyse. Ensuite, je décide. 

– Oui, par exemple, en acceptant des couloirs… qui mènent tous en Russie ! Il fallait y penser. J’avoue que tu nous a surpris sur ce coup-là. C’est un peu comme si les nazis avaient proposé aux habitants de Varsovie de quitter la ville seulement par la route qui menait à Auschwitz. 

– C’est la guerre, Manu, quand le comprendras-tu ? On n’en est plus aux politesses.

– Pourquoi tu veux me parler, alors ?

– Pour te faire comprendre ça, justement : tenez compte du rapport de forces. Laissez un peu votre idéologie et vos intérêts mesquins. Sinon vous serez balayés. Le monde a changé. 

– Oui, le monde a changé, Vladimir. Tes massacres nous ramènent 80 ans en arrière. Tu te trompes de siècle. 

– Nous verrons. À bientôt, Manu. Et fais pas le con avec tes Rafale. Fais pas d’erreur.

– Quoi que nous fassions pour défendre l’Ukraine et la liberté en Europe, tu trouveras un prétexte. On ne négocie pas avec quelqu’un de mauvaise foi. 

– Il n’est pas encore temps de négocier. 

– Il est temps de cesser les atrocités.

– Bonne journée, Manu. Merci de m’avoir consacré un moment. 



4 mars 2022

 

La post-humanité à l'hôpital

 

  

               (environ 8 minutes de lecture)

Dans le cadre de mon travail de recherche sur la réalité des rapports humains au XXIe siècle – c’est ce qu’il m’importe de montrer dans un roman, une nouvelle, un cours de culture générale, une formation à l’expression écrite ou orale –, 14 jours et 13 nuits d’hospitalisation furent un moment intéressant pour vérifier ou nuancer des constats préalables, eux-mêmes affinés au fil du temps. 

Avant de lister quelques observations effectuées lors des deux semaines passées dans ce concentré de société qu’est un Centre Hospitalier Universitaire, je voudrais à la fois introduire et synthétiser d’une phrase le résultat de mon enquête : des attitudes courantes entre deux êtres humains avant 2000 sont devenues rares à partir de 2020. Il a fallu vingt ans, d’internet, d’informations et d’individualisme, pour que ce qui était la règle devienne l’exception, vingt ans pour que les acquis de la civilisation se délitent et laissent la place à une nouvelle brutalité (sur ce que j’appelle la post-humanité, on peut lire la nouvelle Post-humanité à l’université, 3 septembre 2021, rubrique Des comportements dans le monde de demain).

Les proportions mises en évidence par le sociologue italien Vilfredo Pareto en 1900 me semblent toujours valables en 2022 : 80-20. En l’occurrence, les comportements qui étaient ceux de 80 % de la population avant 2000 ne concernent plus que 20 % de la population aujourd’hui, et vice-versa. Ce qui signifie que si votre regard sur le monde n’a pas évolué pendant ce laps de temps, si vous étiez dans les 80 % avant l’an 2000, vous êtes désormais dans les 20 % ; vous êtes donc en permanence choqué.e, frappé.e, déstabilisé.e par ce que vous constatez autour de vous. Car vous êtes devenu.e minoritaire.

Exemple : si vous vous étonnez qu’on ne soit pas d’emblée aimable à votre égard, quand bien même vous vous trouvez dans un établissement de service public, c’est que vous n’avez pas saisi le nouveau paradigme, vous datez de l’avant 2000. Car désormais, 80 % des employés de service public considèrent que vous devez être bienveillants avec eux avant qu’ils ne le soient avec vous. 

Voici donc les constats établis au cours de deux semaines d’hospitalisation dans un C.H.U. de la République française en 2022 : 

– 80 % des soignant.e.s au moins n’éprouvent pas de compassion pour les malades. La compassion, qui consiste à se mettre à la place de l’autre pour le soulager un peu de sa peine, n’est plus d’actualité. Pas une infirmière, pas une aide-soignante, pas une docteure (je n’ai eu à faire qu’à deux masculins sur une soixantaine de personnes médicales) qui ne vous permette d’exprimer votre douleur. Si vous osez dire que vous avez mal – dans un hôpital, ça pourrait se concevoir – et si vous n’adoptez pas une « positive attitude », les visages se ferment et vous êtes traité.e sans ménagement, puis oublié.e, et il faudra appeler plusieurs fois pour que quelqu’un vienne vous secourir. Une seule fois, le lendemain de l’opération alors que je souffrais, j’osai répondre « non » à la question « ça va ? » : « Ah bon ?! s’offusqua l’infirmière, vous n’êtes pas bien ici ?! ». Elle me palpa et me piqua durement, s’en fut, ne revint plus avant la reprise de son service le lendemain, au cours duquel elle ne cessa de me faire la gueule ;

– 80 % et même 90 % des soignant.e.s se fichent de savoir ce qui vous est arrivé. Sur les 60 soignantes que j’ai vues en 14 jours et 13 nuits, 1 seule m’a demandé pourquoi j’étais là. Que vous subissiez un deuxième cancer et que l’on vous ait amputé de trois organes majeurs n’intéresse personne. Une seule m’a demandé quelle était ma profession ; j’aurais pu être dentiste, cosmonaute ou employé de banque, rien à foutre. Aucune ne m’a demandé si j’étais marié et avais des enfants. Votre vie n’intéresse pas les soignants. Et, visiblement, ni leurs parents ni l’école ne leur ont appris les bases de la psychologie et de la politesse ;

– il n’y a aucune hiérarchie entre les malades. Ainsi, le soir de mon opération, alors que j’étais en situation difficile, j’ai hérité d’un deuxième patient dans ma chambre (alors qu’il y avait des chambres individuelles disponibles dans le service) qui m’infligea l’enfer, je veux dire 2 heures d’Hanouna, 2 heures de Bruce Willis et 2 heures de publicités. Pas une infirmière n’aurait eu l’idée de demander à mon colocataire de baisser le son. Éteindre la télé n’était pas une option ;

–  « Aujourd’hui à l’hôpital, on s’occupe des organes, pas des patients ». La formule vient d’un des nombreux anesthésistes que j’ai vus au cours des derniers mois, un être humain lui, un des 20 %. Ce constat est juste. Il n’y a rien à dire sur le côté technique, chacun fait son boulot et le fait plutôt bien, car les moyens sont là. Le chirurgien se soucie de vous retirer la tumeur, mais peu lui importe l’avant et l’après, ce n’est plus son problème. Une infirmière s’occupe des pansements, le reste l’indiffère. Une autre vérifie le débit des perfusions, ni plus ni moins. J’eus une douleur forte et persistante au bas-ventre, qui rendait douloureux le moindre mouvement ; chaque matin au moment du bilan, je la mentionnais comme mon problème principal. Mais comme ce mal ne correspondait à rien que l’on pût rattacher à l’opération, personne ne le prit en charge. Au bout de 6 jours, une interne accepta de jeter un œil, mais en déduisit que ce devait être un contrecoup et que cela allait passer « Le patient dans sa globalité », pourtant mis en avant dans les discours sur le soin et le care, n’est vu par personne à l’hôpital ;

– 80 % des soignant.e.s n’ont pas de problème de surmenage et de manque de temps. Avant même la dernière hospitalisation, j’avais constaté cela dans trois autres hôpitaux et en parlant avec des infirmières que j’ai formées à l’épreuve écrite du concours de cadre de santé. En dehors de quelques services et de quelques périodes, les soignant.e.s français.es ont le temps d’effectuer les tâches qui leur sont dévolues et de s’accorder des pauses. Les plannings sont le plus souvent établis dans l’intérêt de chacun.e et les horaires permettent des récupérations intéressantes ;

– dès que j’ai pu marcher, pour rythmer un peu des journées trop longues, j’ai été chaque après-midi avec ma blouse pathétique et ma perfusion sur roulettes boire un thé dans une petite salle en principe dédiée aux patients et aux familles. Je me faisais mon thé, m’asseyais et lisais un livre que j’avais emporté (une biographie d’Elon Musk, puis le dernier Houellebecq). Je restai là environ trois quarts d’heure, la porte ouverte sur le couloir où passaient les soignant.e.s, d’autant plus nombreu.x.ses que les bureaux des médecins et des infirmières se trouvaient juste à côté. Je souriais quand je croisais leur regard. Eh bien pas un.e ne m’a souri, pas un.e ne m’a même dit un seul mot. 10 jours de suite, 10 jours de regards hostiles. Vous m’avez vu et vous m’avez ignoré. J’étais devant vous malade, et vous m’avez méprisé. J’étais seul et vous m’avez laissé seul. J’étais triste et vous m’avez laissé triste ; 

– il y avait sans doute encore plus seul que moi, car ma mère, mes sœurs et des ami.e.s sont venus me voir. Mais personne ne se soucie de la solitude à l’hôpital. Qui sont les malades derrière les portes fermées ? Pourquoi les infirmières ne suggèrent-elles pas à untel d’aller parler avec untel ? Pourquoi n’essaye-t-on pas d’entourer un peu celles et ceux qui sont les plus isolé.e.s ? On pourrait donner une utilité aux malades, ils pourraient se soutenir les uns les autres. Une fois, apercevant une porte entrouverte, j’osai la pousser et tombai sur une vieille dame assise sur son lit. « Bonjour. Je suis dans une chambre un peu plus loin. Vous êtes là pourquoi ? » Nous nous mîmes à parler, il y eut des sourires et des larmes, et ces mots échangés nous firent du bien à tous les deux. « Merci d’être venu, me dit-elle, et bon courage à vous ». Elle partait le lendemain. Trois jours plus tard, je croisai une autre patiente et l’interpelai. Elle souffrait d’un diabète sévère et me confia longuement son angoisse sur son mode de vie à venir. Après quoi elle avoua : « Vous êtes le premier à qui je peux parler. On a l’impression que si on se plaint, on les dérange ». En effet, le malade semble surnuméraire, il gêne le bon fonctionnement de la machine. Un hôpital sans malades, voilà l’idéal, l’objectif à atteindre ;

– face à l’adversité, j’essaye, comme tout le monde, de mobiliser les armes à ma portée. Quand je me trouve confronté à un comportement post-humain qui me fait du mal, j’essaye de l’absorber en me disant deux choses : 1, n’oublie pas que ce post-humain a un passé qui peut-être explique son attitude, 2, essaye de le ramener à son humanité première en allant dans son sens pour ensuite rétablir des connexions endommagées. À cet égard, ma plus belle réussite eut lieu au cours des trois nuits du deuxième week-end. Le vendredi, l’infirmière revêche qui passa dans la chambre sur le coup de 22 h 30 (elle était de service de 21 heures à 7 heures) refusa de me donner la tisane sucrée que je demandai poliment et que l’on me proposait ou m’accordait chaque soir (j’avais la gorge très irritée) : « Écoutez, on va voir, on finit le tour, on n’a pas le temps pour ça ». Le deuxième soir, samedi – j’avais préparé mon attitude et mon propos –, je me montrai docile et demandai avant que la peau de vache quitte la chambre : « Est-ce que je peux aller chercher une tisane dans le petit salon ? ». Elle me regarda et consentit : « Si vous voulez ». Le troisième soir, dimanche, je me montrai charmant malgré sa rugosité et même lui parlai d’un reportage que je venais de voir sur Florence Nightingale, pionnière des soins infirmiers au XIXe siècle, pour qui l’attention au malade était primordiale dans la guérison. La revêche embraya et sembla s’approprier les préceptes de Nightingale, que pourtant elle ne respectait pas jusque-là. Elle rangea ses appareils de mesure et, avant de partir, me lança : « Je demande à Sylviane de vous apporter une tisane » ;

– les pensées positives que l’on peut formuler sont des outils précieux. J’avais ainsi préparé un stock de mantras concoctés par mes soins, que je vous épargne ici. Mais ces pensées positives n’ont pas empêché une pensée douloureuse de s’immiscer dans mon cerveau trop disponible. Dans le souci légitime de relativiser mes misères dérisoires, le souvenir de la fin de vie de mon père me prenait à la gorge. Alors que j’aurai passé 2 petites semaines à l’hôpital, en pouvant me nourrir, me déplacer et parler, lui en avait passé 20 après son dernier AVC sans pouvoir se lever, sans pouvoir s’alimenter, sans pouvoir articuler un seul mot. Et tout à fait conscient. Avec mes frères et sœurs, j’ai fait ce que j’ai pu pour qu’on l’endorme et qu’on arrête de l’alimenter artificiellement. Mais ce fut beaucoup trop long, trop tardif. Quand je pense aux 4 mois et 10 jours qu’a vécu cet homme prisonnier de son corps qui ne répondait plus et de son cerveau qui continuait à tourner, mon sang se glace, je me mets à trembler. Un de mes plus grands regrets, une des plus grandes lâchetés de ma vie, est de ne pas avoir eu le courage de tuer mon père alors qu’il agonisait en toute conscience sur son lit d’hôpital sans pouvoir ni bouger, ni parler, ni manger ; 

– l’autorité d’une infirmière s’impose dans sa manière d’ouvrir la porte de la chambre. Une bonne ouverture de porte, ce sont les murs qui tremblent et un déplacement d’air qui dépressurise la pièce en une seconde. Dès lors, avant même qu’elle ait prononcé un mot, avant même que vous ayez aperçu sa blouse blanche, vous êtes déjà soumis et obéissant car vous savez qu’elle a les moyens de vous être désagréable. Certaines loupent leur entrée, mais à peu près aucune ne loupe son départ : il suffit de claquer la porte à toute force. Les meilleures provoquent une onde de choc qui traverse les parois du couloir sur tout l’étage ;

– c’est plus anecdotique, mais les couvertures sont trop courtes, les draps sont trop grands et les oreillers sont cabossés. Je le savais d’expérience et avais donc prévu le matériel adéquat pour remédier à ces inconvénients étonnants. Les repas ne sont pas mauvais – il faut dire que, lorsque vous revenez de loin, un bouillon et une biscotte vous semblent le sommet de la gastronomie –, mais on vous arrache le plateau moins de 20 minutes après qu’il vous a été apporté. Un des bons moments de la journée est ainsi tronqué par des aide-soignantes qui veulent gagner quelques minutes pour finir leur service plus tôt que prévu ;

– la post-humanité à l’hôpital sévissait déjà lors du diagnostic (j’en parlerai une autre fois), elle a continué lors du suivi post-opératoire. Un exemple parmi d’autres : il était convenu avec la docteure (excusez-moi, mais je trouve « le docteur » ridicule pour une femme) que je lui enverrais chaque semaine les résultats d’analyses pendant un mois. Elle me donna son adresse mail. Or, chaque fois que j’ai envoyé un mail à cette adresse, puis en désespoir de cause au secrétariat du service, la sécurité de l’hôpital bloquait mon mail : « Le message décrit ci-dessous a été bloqué par l'antivirus car il viole la politique de sécurité du CHU. Le destinataire du message peut demander au service informatique la libération du message bloqué par ticket GLPI, de catégorie "Déblocage de Mail” ». J’appelai le service, que j’eus toutes les peines du monde à obtenir, après avoir suivi le robot vocal et tapé les touches sur mon clavier. La secrétaire me dit qu’obtenir un « ticket GLPI » pour débloquer un mail prenait aux moins 15 jours, et qu’elle ne pouvait pas me passer la docteure, ce n’était pas la procédure. Ainsi, je ne pus communiquer ni par mail ni par téléphone des résultats, inquiétants, qu’on m’avait demandé de transmettre par ces canaux. D’une manière générale, l’e-administration est une manifestation de la post-humanité : si vous n’entrez pas dans une case prédéfinie et si l’application n’est pas adaptée à votre cas, vous êtes exclu.e et vous pouvez mourir. Encore une fois, votre vie, c’est-à-dire votre mort, n’intéresse personne.

Telles sont mes remarques relatives à l’hospitalisation d’un patient en 2022. J’ai été confronté à 80 % de post-humains, qui m’ont cependant fourni leurs compétences techniques, et à 20 % d’humains, qui m’ont en plus donné leur humanité. Parmi ces humaines, je retiendrai les visages de Naïma, Florine et Marie-Claude, de quelques autres aussi dont je n’ai pas repéré les noms ; le jour et la nuit, vos mains et vos mots m’ont soutenu et réconforté, je ne l’oublierai pas.

J’ajoute que j’ai la grande chance d’être malade en France, de pouvoir être soigné dans de bonnes conditions – même si l’on voit que l’on pourrait facilement faire mieux –, gratuitement ou presque. Honte aux polémistes et aux politiciens qui affirment que l’hôpital ne marche plus. Il marche globalement bien. Avec des post-humains.



25 février 2022

 

Le jour où petit chat…

 

  

  (15 minutes de lecture)

C’est un de mes souvenirs d’enfance les plus marquants. J’avais 11 ans et j’étais chez mon père pour le week-end. Il avait neigé toute la nuit depuis la veille au soir. Avant de nous coucher, nous étions sortis sur le perron pour observer les flocons qui, par terre, formaient une couche couvrant la rue, les voitures et les jardinets. Nous trouvions cela d’autant plus beau qu’une telle chute était rare dans notre ville, on n’en voyait pas plus d’une tous les trois ans. Quand je fus dans ma chambrette allongée sous la couette, je tâchai encore de percevoir à travers les lames des volets de bois ce duvet blanc qui ouatait le pays. Je tendais même l’oreille, comme si, multipliées par des millions, les particules à peine plus lourdes que l’air pouvaient s’entendre lorsqu’elles se déposaient là où les amenait l’apesanteur. 

Le lendemain à 8 heures, j’ouvris la fenêtre et les volets. Il ne neigeait plus mais l’épaisseur blanche éclatait sous la lumière naissante de ce matin de février. Je sus que la journée serait ensoleillée, glaciale et magnifique. Je descendis. Papa prenait son petit-déjeuner, debout, en préparant le mien. 

– J’ai une surprise pour toi, me dit-il avec son bon sourire.

À peine avait-il prononcé cette phrase qu’un chat apparut côté salon.

– Oh ?! Il est mignon !… Mais qu’est-ce qu’il fait là ?

Je me baissai pour être à sa hauteur. 

– Figure-toi qu’il miaulait devant la porte ce matin. Je l’ai entendu, j’ai ouvert, et il est entré. Comme s’il habitait ici depuis toujours !

– C’est fou !

Je pus le caresser tout de suite et même le prendre dans mes bras. Non seulement il n’était pas sauvage, mais en plus il semblait chercher le contact. Il était superbe, fin, sans doute très jeune, un pelage de bandes noires sur une laine beige, blanche sur le ventre, le cou et le bas du visage. Et aussi propre que la neige immaculée. 

– Tu l’as déjà vu ? demandai-je à Papa.

– Jamais. Il n’a pas de collier.

– Il n’a pourtant pas l’air d’un chat abandonné.  

– Non. C’est étonnant qu’il n’ait pas peur de nous.

– Il ronronne !

Je ne voulais pas le quitter. Avoir un animal avait toujours été mon rêve. De préférence un chien, mais un chat m’aurait rendue très heureuse aussi. Même quand ils vivaient ensemble, Papa et Maman n’avaient jamais voulu d’animal. Mon frère s’en fichait, mais moi j’en réclamais. Faute d’obtenir satisfaction, je me jurais que dès que je serais indépendante, j’aurais un animal de compagnie. En attendant, je me consolais avec les chevaux. Je pratiquais l’équitation depuis 4 ans. Le divorce et notre changement de ville avec Maman avaient compliqué les choses. Mais je continuais à en faire, aussi bien à Dijon qu’ici à Chalon. Pas plus tard que hier, j’avais passé l’après-midi au club avec ma copine Clémentine et nous avions monté, nettoyé, câliné nos grands amis à quatre pattes.

– Je te félicite de ne pas l’avoir laissé dehors !

– Il a de la chance. Il ne doit son hébergement ici qu’à deux conditions simultanées : la neige et ta présence. Mais ce soir, il repart en même temps que toi. 

– Pourquoi tu le garderais pas ? Il te gênerait pas. Vous vous entendriez bien. Tu es écrivain, en plus ! Chacun sait que les écrivains et les chats vont bien ensemble !

– Comment tu sais ça, toi ? Allez, laisse la bêbête et viens petit-déjeuner.

– Attends…

La journée fut encore plus belle que prévue. Le petit chat était joueur. Je fabriquai différents jouets qui lui plurent beaucoup : un anneau pendu au bout d’un ruban, une pantoufle accrochée à une chaussette, un sac en papier transformée en balle. Pour lui, je sacrifiai même une de mes peluches, qu’il griffa et mordit sans vouloir lui faire le moindre mal.

Nous sommes sortis, emmitouflés dans nos pulls, nos écharpes et nos gants. Nous avions improvisé avec une cordelette une laisse de quelques mètres pour laisser marcher le chat. Je l’ai posé une première fois par terre au bas de marches, mais la neige était si épaisse qu’il s’enfonçait jusqu’au garrot. Il s’ébrouait mais n’arrivait pas à se dépatouiller de la neige. Cela nous fit beaucoup rire. Je le pris dans mes bras et nous avons remonté la rue. 

Nous avions l’impression de marcher sur de la meringue, la croute craquait sous nos pieds, c’était une sensation agréable. Le paysage était transformé. On voyait des traces sur la route, mais même là où les roues des voitures étaient passées, la chaussée restait blanche.

Nous avons été chez le copain de Papa épicier. Il était dépressif et, paradoxalement, très drôle. Chaque fois qu’il le voyait, mon frère ne pouvait pas se retenir.

– Les animaux sont interdits dans le magasin, lança le commerçant quand il nous vit entrer avec petit chat.

– L’animal a besoin de lait et de croquettes, répondit Papa. Quant à nous, nous avons besoin de…

En échange de sa bienveillance, l’épicier nous demanda si nous pouvions aller livrer un carton de courses chez un couple de petits vieux, trois rues plus loin.

– Ils m’ont appelé. Avec la neige, ils n’osent pas sortir. Et ils ont besoin de ça pour le déjeuner. Ah, il fait pas bon vieillir…

– Nous nous en occupons, répondit Papa. Ça fera une promenade à notre félin. Au fait, tu l’as déjà vu dans le quartier ?

Nous racontâmes comment il était arrivé à la maison ce matin. L’épicier ne l’avait jamais vu non plus.

– Remarque, vous avez raison de vous en occuper. Les animaux, c’est plus sûr que les humains… 

Nous le quittâmes avec nos courses et le carton à livrer. Dans une rue calme, petit chat voulut réessayer la marche sur neige. Il éructa, miaula, glissa et je le repris contre moi.

Les petits vieux tinrent à nous offrir le thé. Je me retrouvai avec une tasse en porcelaine dans les mains et je bus comme une grande dame.

– Laissez-le aller dans la maison, dit la mamie.

Je posai petit chat, qui explora partout.

– Peut-être qu’il sent notre pauvre Tigrou, mort il y a un an et demi. On n’a pas eu le cœur à en reprendre un autre. Mais en voyant le vôtre, si mignon…

Ce fut un moment hors du temps.

– Le XIXe siècle avait du bon, dit Papa en sortant.

Il nous restait à passer chez le boulanger d’abord, à la camionnette du volailler ensuite.

– Plutôt que d’acheter un poulet rôti, si on se faisait du chat ? me taquina Papa.

– Ne l’écoute pas, dis-je à mon nouvel ami en l’embrassant.

Le poulet était délicieux, et j’obtins le droit de donner un morceau de blanc à petit chat, qui s’en régala.

– C’est quand même autre chose que des croquettes.

Il dévora, et but pas loin d’un demi-litre de lait.

– Il devait être affamé, même s’il ne le montrait pas.

– Il est poli, en plus !

Le dimanche, Papa s’accordait toujours une sieste. Moi, pendant ce temps, je faisais les devoirs que j’avais apportés. Ou, quand je n’étais pas trop chargée et que Lucas était là, nous jouions une partie d’échecs ou de dames chinoises. Mais ce jour, je montai dans ma chambre avec petit chat.

– On va faire la sieste nous aussi…

Ce fut un beau pugilat. Nous avons fait les fous, comme avec mes cousines quand on avait 7 ou 8 ans. J’étais aussi griffée que la couette, les oreillers, mon ours…

– Quel boucan… grogna Papa 40 minutes plus tard en émergeant.

– On t’a pas empêché de dormir à ce que je vois…

– Vous serez punis…

Nous avons pris la voiture pour aller au lac, dont nous voulions faire le tour. Pendant les 20 minutes du trajet, petit chat sembla inquiet. 

– Il n’aime pas la voiture, on dirait.

Peut-être avait-il peur qu’on le ramène d’où il venait. Mais d’où venait-il ? 

Le lac entouré de blanc était somptueux. Il miroitait sous le soleil comme un plaque d’acier, ondulée sur les bords. On avait l’impression que, par endroits, de minuscules îlots de neige flottaient sur l’eau glacée. C’était féérique. 

Petit chat se plut sur le chemin, où la neige était davantage tassée que dans les rues le matin. En revanche, malgré la cordelette qui me permettait de le diriger, je le reprenais souvent dans les bras, car la moitié des promeneurs que nous doublions ou croisions étaient accompagnés de chiens. Il fut fasciné par un poisson – une carpe ? – qui sautait hors de l’eau, spectacle étonnant il est vrai. Il suivait des yeux cette sorte de flèche argentée, ne comprenant pas comment elle disparaissait sous la surface après être retombée.

Je lui commentais les endroits où nous passions :

– Tu vois, les ruines du château ? Et, là-haut, l’église qui domine ?… 

Il semblait tout découvrir et s’enivrer de la nature qu’il voyait peut-être pour la première fois. Nous finîmes la boucle et il fallut regagner la ville. De nouveau, il fut inquiet dans la voiture. J’embrassai son crâne et le câlinai en le rassurant :

– Ne t’inquiète pas. On rentre à la maison.

On rentrait à la maison, mais après ? Il serait 17 heures. Papa allait prendre un thé, moi un Coca light, nous grignoterions des gâteaux secs et du chocolat, puis il faudrait se préparer. Nous partirions à la gare à 18 h 10, pour que je prenne le train de 18 h 36.

– Papa, tu le gardes, hein ?

– Je peux pas. Tu sais bien que je suis souvent en déplacement. 

– Mais tu ne pars jamais plus de 3 jours de suite ?

– Non, n’y pense pas, ce serait trop compliqué, nous serions tous malheureux.

– Au contraire…

Comment pouvais-je convaincre mon père ? 

– Qu’est-ce que tu vas faire de lui quand je serai partie ?

– Je vais le remettre dehors. Il finira bien par s’en aller.

– Et s’il revient ?

– Eh bien il se cassera le nez sur la porte. 

– Je suis sûr que tu le laisseras pas miauler longtemps. 

Alors que nous nous réchauffions en goûtant, Papa me fit une proposition. Petit chat avait lapé du lait et tâté de la croquette. À présent, il se reposait sur le canapé. Le grand air l’avait fatigué.

– Je te propose quelque chose. À 6 heures moins le quart, je le mets au bas de l’escalier. S’il est encore là quand on part à la gare, on le laisse dehors. S’il est encore là quand je rentre de la gare, je le laisse dehors. S’il est encore là demain matin, je le laisse entrer.

J’essayai de réfléchir vite :

– Donc s’il revient trois fois de suite, on le garde ?

– Oui.

Ça valait le coup d’être tenté. C’était déjà une concession que m’accordait Papa. 

– D’accord.

Il me restait un quart d’heure pour dire au revoir à petit chat. Je le rejoignis sur le canapé.

– Viens, je vais t’expliquer.

Et je lui parlai doucement, sans que Papa écoute ; il avait compris qu’il fallait nous laisser seuls un moment.

– Allez, me dit-il. Courage, fillette.

Il dégagea lentement l’animal que je retenais dans mes bras et sortit pour aller le poser dehors. Je ne voulais pas voir ça, et j’espérais de toutes mes forces que petit chat ne partirait pas, ou reviendrait très bientôt. Peut-être serait-il encore là dans 25 minutes quand nous partirions à la gare ?

Papa rentra et ferma la porte doucement. Il me regarda d’un air fataliste.

– Il appartient sans doute à quelqu’un. On ne pouvait pas se l’approprier comme ça.

– S’il revient trois fois, tu le gardes, hein ? Tu as promis.

– Promis.

Je montai préparer mes affaires. C’est quand je suis redescendue avec mon sac que le drame se produisit. Je regardai par la fenêtre du salon pour tenter d’apercevoir petit chat. Je vis alors un homme et une femme au milieu de la rue.

– Papa ! criai-je en me précipitant à la porte.

Je dévalai les escaliers au risque de me casser une jambe sur les marches où la neige commençait à geler. Je m’arrêtai net après avoir ouvert le portillon donnant sur la rue.

– Mon Dieu, disait la femme. Mon Dieu…

Au milieu de la route, à trois mètres de moi, petit chat était étendu. Du sang coulait d’une de ses oreilles. Il ne bougeait plus.

– Qui a fait ça ? disait l’homme. Je n’ai pas entendu de coup de frein.

Je m’approchai à pas lents. Je m’étais mise à trembler. Le couple me vit, s’écarta :

– C’est ton chat ? me demanda la dame.

Je ne répondis pas. J’attrapai petit chat, le serrai contre moi et retournai à la maison. Papa était sur le perron, tétanisé. Je passai devant lui et nous rentrâmes. Nous avons examiné le blessé ; il était mort. 

– Il faut y aller, Poupée. On va le poser dehors devant la maison, derrière le muret, et je l’enterrerai en rentrant. Ton pull est plein de sang, change-le et laisse-le ici.

J’étais dévastée. Le trajet jusqu’à la gare se fit dans un silence de mort, hormis mes hoquets et mes reniflements. Je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer, et je crois que Papa pleurait aussi. Dans le hall et sur le quai plein de monde, Papa me tenait par les épaules et portait mon sac car je pouvais à peine marcher. Le moment le pire fut quand je fus assise dans le wagon et que Papa se mit devant la vitre, sur le quai, attendant le départ, comme il le faisait chaque fois. Parfois, il courait quand le train démarrait, pour rester à mon niveau, jusqu’à ce que la vitesse augmente.

Là, il était debout, pas fier, me regardant parfois, baissant les yeux à d’autres moments, tournant la tête de droite et de gauche. Malgré la saleté de la vitre et mes larmes, je vis qu’il pleurait. Aucun doute cette fois. Et il n’avait pas trouvé les mots, ce qui était rare chez lui, pour dire ce qui nous arrivait et caractériser nos émotions.

Le train s’ébranla. Je fis un signe à Papa et il me rendit la pareille. Nous étions pitoyables, avec nos visages ravagés. Il ne sourit pas, ce qui était là encore exceptionnel. Il disparut de ma vision. Le train sortit de la gare et m’emmena. Le ciel si bleu tout le jour virait au noir, et même la neige maintenant était sale.

Mon souvenir s’arrête là. Il a longtemps été douloureux. Par moments, j’arrive à ne me remémorer que la journée jusqu’à 6 heures moins le quart, gommant ce qui a suivi. J’espère qu’avec le temps, l’horrible soirée disparaitra de ma mémoire et qu’il ne restera que la lumière de ce jour de neige. Qu’est-ce qui était si dur, si tragique : le contraste entre la journée parfaite et la soirée dramatique ? Le fait que l’horreur succède si vite au bonheur ? L’absurdité de la vie et de la mort ? Le lien non fondé que je cherchais entre la mort de petit chat et le divorce de mes parents ?

Papa m’avoua des années plus tard que cette soirée avait été pour lui une des plus terribles de cette époque.

– Déjà, te ramener au train le dimanche soir, c’était difficile. Le moment où je me disais que quelque chose n’allait pas, qu’on s’était planté quelque part… Mais ce soir-là…

Ce qui m’a sauvée ? Plusieurs choses : les chevaux, qui, une fois par semaine, étaient mes amis indispensables ; Harry Potter, qui me montra que lire pouvait être génial et que la vie pouvait être magique ; le collège, même si ce n’était pas facile, parce qu’il y avait un rythme, des filles qui pouvaient être mes amies, et quelques profs qui savaient m’intéresser à ce qu’ils racontaient ; et puis Papa et Maman, qui, chacun à leur manière, ont su m’aider à surmonter les épreuves, la mort de petit chat notamment.

Dans son album, où il classait chaque année quelques photos tirées sur papier, Papa avait inséré quatre images de cette journée blanche : sur la première, je suis à genoux dans la maison, petit chat dans mes bras, et nous regardons tous les deux l’objectif. Sur la deuxième, il est encore avec moi, au bas de l’escalier extérieur, en position de sphinx dans mes bras, entouré des pans de mon écharpe. Sur la troisième, c’est Papa qui le tient contre lui, devant un jardin et des arbres tout blancs. Sur la quatrième, petit chat est de nouveau dans la maison, seul face à l’anneau qui pend au bout d’un ruban vert, qu’il fixe avant de lancer la patte.

Aujourd’hui, je peux regarder ces photos sans qu’elles me fassent trop mal. Elles éveillent ce qui est devenu un fort souvenir d’enfance. Ce n’est plus petit chat qui me manque à présent, c’est Papa.



18 février 2022

 

La tête du lieutenant

 

          (environ 5 minutes de lecture)

      Je me souviens d’un bout d’histoire que racontait mon grand-père à la fin de sa vie, quand la bibine qu’il avalait et les neurones qu’ils perdaient libéraient une parole dont il avait été plutôt avare jusque-là. Il y avait aussi le phénomène connu de la mémoire des personnes âgées, qui semble se concentrer, voire s’aiguiser, sur le passé lointain, au détriment du passé immédiat, effacé au fur et à mesure qu’il se crée.

Il avait fait la guerre de 14, la « der des ders » comme l’espérait le peuple utopiste des années 20-30, « la grande » comme on disait dans la seconde moitié du XXe siècle, « la préférée » chantait Brassens le troubadour. 

– Verdun, j’y étais, assurait Pépé Marcel. 

C’était vrai. Mais alors qu’il avait pendant 50 ans, entre 25 et 75 ans, tu sa participation à cette apocalypse – peut-être en raison du complexe des survivants, culpabilisant d’être restés debout voire héroïsés alors que tant de leurs camarades aussi valeureux qu’eux n’étaient pas revenus de l’enfer –, il revendiquait désormais sa présence sur les champs de batailles devenues glorieuses, faute de mieux.

C’est au Chemin des Dames, en 1917, qu’il situait la tragique anecdote qui semblait le hanter, puisqu’elle revenait sous différentes formes dans ses propos, et plus souvent encore dans son cerveau qu’il ne maitrisait plus. Au Chemin des Dames, pour faire simple, il s’agissait d’attaquer de nouveau, d’enfoncer le front allemand, alors que la bataille de Verdun avait été surtout défensive et que celle de la Somme n’avait pas donné les résultats escomptés, malgré, juste pour la Somme, 1 000 000 de victimes dont 440 000 morts en 5 mois. 

À la mi-avril 1917, il faisait un temps glacial sur ce plateau, dont les points hauts étaient tenus par les Allemands présents sur place depuis septembre 1914. L’artillerie française avait eu pour mission de préparer l’attaque des fantassins en pilonnant les positions ennemies. Mais les bombardements mal ajustés contribuèrent surtout à créer un paysage lunaire, sans plus de végétation, au sol instable bourré de cratères. 

Le 16 avril à 6 heures – il neigeait –, l’offensive française fut lancée. Les premiers hommes sortirent des tranchées en franchissant le parapet, c’est-à-dire le monticule de terre et de sacs de sable situé devant la tranchée.

– L’heure est venue, confiance, courage et vive la France !

C’était les paroles du général Nivelle, concepteur de la bataille, que l’on reprenait pour initier l’assaut. Très vite, les soldats furent pris en enfilade par des mitrailleuses, placées non seulement en face d’eux, mais aussi de côté au sortir de souterrains cimentés que les Allemands avaient eu tout le temps d’aménager. Les pertes furent effroyables, près de trois quarts des hommes tombèrent sur-le-champ. 

Quand vint le tour de la section de Marcel, son lieutenant se redressa pétard au poing et gueula « En avant ! » tout en grimpant le premier sur l’échelle. Les hommes suivirent et franchirent le parapet. Marcel, même pas sergent, mais fougueux et valeureux, était considéré comme le second de la section. Comme les autres, il avança  droit sur l’ennemi baïonnette au canon, courbé sous la mitraille et tâchant de ne pas tomber sur cette terre qui ne tenait pas, dans laquelle se mélangeaient le fer, le sang et la neige.

Marcel n’avait pas fait vingt mètres qu’un obus allemand frappa de plein fouet son lieutenant. Selon mon grand-père quand il évoque la scène, la tête du lieutenant se sépara du corps et s’en alla s’écraser au loin. Mais, assure-t-il, alors qu’elle passait devant lui, la tête du lieutenant a hurlé :

– Marcel, prends le commandement, c’est un ordre !

L’histoire s’arrête en même temps que la vie de l’officier. À cet instant de la narration, les yeux de mon grand-père se perdent. Et il se tait.

– Et alors ? Tu l’as pris, le commandement ?

Plusieurs fois, j’ai posé cette question. Il n’a pas toujours répondu. La meilleure réponse que j’ai obtenue est celle-ci :

– Je l’ai pris. Mais on s’est fait décimer. L’artillerie n’avait pas fait son boulot.

Parfois, j’ajoutai :

– Et toi ? Comment tu t’en es sorti ?

Il restait un moment le regard dans le vide, comme s’il n’avait pas entendu. Mais une fois il a dit :

– J’ai été blessé. Je me suis retrouvé dans un hôpital. 

Je sentais qu’il ne fallait pas aller plus loin. Ce qui comptait, c’était la tête du lieutenant décapitée qui lui donnait l’ordre de prendre le commandement. Parfois, d’ailleurs, il évoquait la scène lors d’un repas alors qu’on parlait de tout autre chose. Soudain il disait assez fort :

– Prends le commandement, Marcel ! C’est un ordre !

Et il répétait :

– Marcel, c’est un ordre !

On se figeait. On le respectait. Il s’en rendait compte. Alors il buvait un verre de vin, puis marmonnait pour lui-même :

– La tête du lieutenant… C’est la tête du lieutenant qui me l’a dit. Aussi vrai que je m’appelle Marcel.

Il était sincère, aucun doute. Il avait cette image en tête, et on comprend aisément qu’elle ait pu le hanter. Par quels mécanismes mémoriels et traumatiques ces mots s’étaient-ils mis à sortir de cette tête arrachée par un obus ? Le lieutenant les avait-il prononcés juste avant l’impact ? Nul ne le saura jamais. 

Certains membres de ma famille sont assez sévères avec notre grand-père :

– Il débloquait sévère, à la fin.

Je suis plus indulgent. Si cela avait été nous, comment serions-nous revenus de l’enfer ? Et après tout : si cette reconstitution avait été arrangée par son cerveau pour surmonter le choc et revivre après Verdun et Le Chemin des Dames, ce n’était pas une mauvaise thérapie. Combien d’individus d’ailleurs, de tous temps et de tous âges, ne tiennent que par un mensonge originel, sur quoi tout est bâti, qui entrainerait l’effondrement du menteur s’il était dévoilé ? Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, c’est malheureusement vrai.

 

Dernière remarque sur la tête du lieutenant qui parle quelques secondes après avoir été arrachée : et si c’était vrai ? Personne, j’imagine, n’est tenté de vérifier. 

 



11 février 2022

 

Un abri en Syrie

 

          (environ 6 minutes de lecture)

Un bombardement pareil… Allait-il les retrouver vivants ? Amin tremblait de tous ses membres. Il n’aimait pas les quitter. Pourtant s’il ne travaillait pas, sa femme et ses enfants mourraient de faim. Il devait rentrer, vite. Mais traverser la ville en ruines était dangereux. Il y avait des tireurs embusqués, de l’État islamique, du Front al-Nosra, des rebelles de l’Armée Syrienne Libre. Il fallait contourner. Et comme si les tueurs au sol ne suffisaient pas, il y avait ceux qui venaient du ciel : l’aviation de Bachar, les Français les Anglais et les Américains pendant un temps, et maintenant les Russes. Mais qu’est-ce qu’ils avaient fait pour mériter pareil cataclysme ? Pourvu que Nour ait emmené les enfants dans l’abri derrière la maison…

Dans le sous-sol de la maison, Nour, assise sur les marches d’escalier, serrait son petit Hissam, 3 ans, étonnamment calme. Sa fille de 5 ans, Nawal, se tenait debout près de la fosse. Et son aîné, Faris, 7 ans, s’était assis avec un air boudeur dans le bac à pommes de terre, qui ne contenait plus de pommes de terre depuis longtemps. Dans les champs, maintenant, il y avait des morceaux de béton et des éclats d’obus. Comment allaient-ils passer l’hiver ? Il fallait fuir, fuir absolument, mais Amin pensait que ce serait pire ailleurs et qu’il fallait tenir ici ; il pensait que la folie des hommes sur la pauvre Syrie finirait bien par s’arrêter. Sauf qu’elle durait depuis 10 ans déjà, la folie des hommes. 11 ans maintenant que le fameux « printemps » avait eu lieu, et l’on ne savait plus si cela avait été le printemps du bonheur ou celui du malheur. Du début de l’horreur en tout cas.

Dans une trouée entre deux rangées d’immeubles effondrés, Amin vit la fumée qui s’élevait. Quand il dut tourner dans une perpendiculaire – éviter les snipers, toujours –, il la perdit de vue. Puis à un angle, elle réapparut. Plus il avançait, plus il se persuadait que c’est de son quartier que provenait cette fumée. Mon Dieu… Qui était-ce ? Sans doute les loyalistes ou les Russes, qui nettoyaient un secteur sans faire le tri entre les djihadistes, les rebelles et la grande majorité de civils. Son patron avait appris deux expressions à Amin : « dommages collatéraux » et « frappe chirurgicale ». Une frappe chirurgicale était censée éviter les dommages collatéraux. Les frappes russes n’étaient pas chirurgicales, la terreur instaurée par Daech non plus. 

Pourvu que Nour ait rejoint l’abri. Il savait qu’elle regimbait à l’idée de s’enfoncer dans un trou en terre, et il avait dû insister, lui faire promettre.

Dans la maison, Nawal voulait sortir de la cave. Elle voulait revoir le ciel éclairé de bleu et de rose par des fusées. Elle voulait revoir les avions qui arrivaient. C’était beau.  Sa mère l’avait sermonnée, alors elle se consolait avec les bougies, qui n’apportaient que de faibles lueurs. Faris n’était pas content. Papa avait dit d’aller dans l’abri du jardin, pas dans la cave.

– Papa ne savait pas qu’il y aurait tant d’avions, avait expliqué Maman en les empêchant de sortir et en les poussant dans l’escalier qui descendait.  

Les bombes tombaient en nombre, plus ou moins proches. Ils sursautaient à chaque impact, de la terre leur tombait sur la tête, des vitres se brisaient. Faris était inquiet pour son vélo, qu’il n’avait pas eu le temps de rentrer. S’il perdait son vélo, il serait trop triste. Il regarda Hissam, son petit frère. À chaque explosion, celui-ci répétait :

– Baisse la tête, Maman, baisse la tête.

Amin vit un homme traverser la rue devant lui, un enfant blessé dans les bras. Il vit deux femmes qui semblaient se disputer et pleurer en même temps. Un vieillard au milieu de la rue regardait le ciel avec des yeux fous, comme s’il implorait la mort. Une voiture brûlait au milieu d’une chaussée défigurée par les cratères. Des combattants, kalach en mains, isolés ou en groupes de 2 ou 3, essayaient de rejoindre un poste. Et des avions là-haut, lâchaient leurs charges assassines. Qui comprenait encore quelque chose à ce qui se passait ? Pourquoi s’entretuait-on ? Qui était avec qui et pourquoi ? Pour survivre, les derniers habitants de la ville étaient condamnés à devenir des fantômes. Encore quelques centaines de mètres et il serait auprès des siens. 

Nour priait et avait joint les mains d’Hissam dans les siennes.

– Seigneur, la situation est si critique que je ne sais même pas pourquoi je prie… Au moins sauve mes enfants. Sauve mes enfants, je t’en prie. Et leur père. Prends-moi si tu veux, mais laisse-leur un père.

– Baisse la tête, Maman, baisse la tête.

Amin était-il en vie ? Que faisait-il en ce moment ? Savait-il que sa maison était bombardée ? Nour essayait d’évaluer les dégâts à chaque impact. Deux bombes étaient tombées très près, mais d’après elle l’ossature de la maison était encore debout. Soudain, une explosion, plus forte que les autres, fit un bruit assourdissant et déclencha un souffle qui les fit basculer en arrière. Ils hurlèrent tous en même temps.

Amin était à 50 mètres. Les nuages de poussière s’épaississaient. L’air était irrespirable. Des flammes sortaient de certaines maisons. L’épicerie, mon dieu : un tas de ruines ! Qu’étaient devenus Nordine et sa famille ? Il ne devait pas se laisser gagner par l’émotion, pas maintenant. Il devait sauver les siens. Il ne devait pas relâcher sa vigilance. Attention. Il allait passer par-derrière. Il se rendrait directement à l’abri, qu’il avait construit de ses mains pour protéger sa famille. Il lui sembla que les avions s’en allaient. Il franchit la palissade, et alors son cœur cessa de battre. Une trouée dans le nuage lui permit de voir l’emplacement de l’abri : un cratère fumant. Il n’y avait plus rien. Même la toiture de planches et tôles avec quoi il l’avait recouvert s’était volatilisée. Une bombe était tombée dessus. Il s’écroula à genoux, se prit la tête dans les mains, se replia comme une feuille morte.

Le bombardement était fini. Les gens terrés chez eux étaient sortis. Une fois assuré que l’on était indemne, on se souciait des voisins, on allait voir les maisons proches les plus détruites. C’est ainsi que Monsieur Al-Razzaq et son fils se rendirent chez leurs voisins Obaid. Amin n’était pas là, ils le savaient, mais Nour et les enfants, étaient-ils sains et saufs ? Seuls trois pans de murs de leur maison restaient debout.

– Nour ? Les enfants, vous êtes là ? Ah, Nawal ! Tu n’es pas blessée ? 

– Faris ! Hissam ! Venez ! Faites-voir… C’est juste un peu de sang, ça n’a pas l’air grave.

– Je suis là, lança Nour depuis un coin plongé dans le noir. Les enfants, comment vont les enfants ?

Amin s’était redressé. Il voyait l’abri pulvérisé, la maison effondrée. Il appela. Le nom de tous les siens. Il aperçut des objets : une roue de vélo, une poupée, une casserole, un t-shirt. Mais eux ? « Ma femme et mes enfants, où êtes-vous ? Oh, ne soyez pas morts, s’il vous plait. Seigneur, laisse-leur la vie ».

– Ils sont vivants ! Amin, ils sont vivants !

Il se retourna. C’était Chahine Al-Razaaq, son voisin. Chahine se rua sur lui, le secoua :

– Amin, ils sont vivants ! À la cave. Viens !

 Chahine prit la main de son voisin déboussolé. Ils se faufilèrent à travers les gravats jusqu’à l’escalier qui menait à la cave, encore accessible. Le fils Al-Razzaq, Bilal, avait retrouvé une bougie dans les décombres et l’avait allumée. C’est à la lueur de cette bougie que les membres de la famille Obaid s’étreignirent et éclatèrent en sanglots, tant l’émotion était forte. Ils étaient passés si près de se perdre.  

Quand ils se furent un peu ressaisis, à l’oreille de son mari Nour chuchota :

– Excuse-moi de t’avoir désobéi.

– Merci de m’avoir désobéi, répondit celui-ci en caressant les cheveux pleins de petits bouts de pierre et de plâtre. J’ai failli vous tuer tous. 

– Non, tu as tout fait pour nous protéger. Simplement, les circonstances m’ont fait penser qu’on serait plus en sécurité dans la cave.

– Tu as bien fait. Heureusement, mon Dieu… Je t’aime tant.

Ils s’étreignirent encore, et les enfants se joignirent à eux. Alors Amin ajouta :

– Nous allons chercher une autre maison, dans un endroit plus calme. Très loin s’il le faut.   

Alors Faris demanda :

– Papa, dehors tu as vu mon vélo ?

– Une roue, répondit Amin en regardant son fils aîné d’un air désolé.

Et alors, aussi impensable que cela pût paraître en de telles circonstances, ils rirent. Bilal et Chahine Al-Razzaq aussi.

 

Ce rire entre nous, c’est la vie, pensa Nour, juste la vie. Oui, ils étaient en vie. Ils avaient gagné une journée. 



4 février 2022

 

Souffrance au travail

 

          (environ 15 minutes de lecture)

     Fabien était satisfait. Il venait d’être nommé conseiller de prévention. Conseiller direct, sans passer par la case assistant. Chargé de l’hygiène et de la sécurité au travail. Il était désormais ce qu’on appelait un ACMO (le terme avait officiellement disparu en 2012, mais il demeurait dans le milieu). 

ACMO signifiait Agent Chargé de la Mise en Œuvre des règles d’hygiène et de sécurité au travail. Comme pour prouver l’inanité du poste, dans la nouvelle comme dans l’ancienne appellation, on oubliait l’objectif – l’hygiène et la sécurité – pour ne garder que la définition – chargé de la mise en œuvre. Mais tous les agents n’étaient-ils pas chargés de la mise en œuvre ? Un balayeur n’était-il pas un ACMO de la propreté dans la ville, un comptable un ACMO de la discipline budgétaire, un archiviste un ACMO de la conservation des reliques ? Et un député un ACMO de la démocratie représentative ? Bref.

La folie de la précaution qui caractérisait l’époque et la tendance de l’administration française à l’obésité s’étaient mariées avec les relents de stalinisme imprégnant le ministère du Travail pour créer cette nouvelle fonction qui sentait bon le communisme new age. Quelques désœuvrés de l’administration centrale avaient pris prétexte d’un ou deux accidents dramatiques liés à un management détestable pour systématiser « la souffrance au travail », et donc obliger chaque employeur, public ou privé, à désigner un ACMO ; désormais un assistant ou un conseiller de prévention.

À la mairie de Saint-Nœud-les-Oies, 7000 habitants, 400 agents, il y avait d’abord eu un ACMO, puis un assistant par service. Mais en dehors d’une participation aux réunions du Comité Technique (CT) et du Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), et de la rédaction d’un court rapport en cas d’accident du travail (1 en 25 ans, la dernière phalange du majeur d’un agent de l’atelier avait été happée par une dégauchisseuse-raboteuse), les assistants de prévention se fichaient du titre qu’on leur avait collé. Ils avaient été désignés à la hâte et sans réflexion, quand le DGS (directeur général des services) s’était aperçu que la commune n’était pas en règle.

Une fois que les cases avaient été remplies, on ne s’était plus soucié de ce à quoi elles servaient, ainsi allaient les choses, à Saint-Nœud comme en d’autres lieux. Fabien y avait vu une opportunité. Lors d’une réunion régionale de son syndicat – F.O., le syndicat qu’il vous faut –, il avait appris que dans d’autres collectivités l’agent chargé de la prévention était un « conseiller » à plein temps, qui pouvait être force de propositions pour améliorer les conditions de travail de tous les collègues, quelle que soit leur filière. Lui qui en avait marre de s’ennuyer au service des fêtes et cérémonies, où le surnombre lui semblait exagéré, se dit qu’il y avait là un créneau à prendre. Non seulement il allait se remotiver, mais en plus il pourrait se faire bien voir de tous ses collègues en allant à leur rencontre pour leur proposer des améliorations. Et comme c’était une création de poste, il n’y avait aucune antériorité dans la commune, sa liberté serait totale.

L’après-midi, c’est-à-dire de 14 à 16 heures, au lieu de tuer le temps avec des jeux vidéo, il se mit à potasser les textes pour préparer sa note au DGS. « Les conseillers de prévention assurent une mission de coordination. Ils sont institués lorsque l’importance des risques professionnels ou des effectifs le justifient ». Il fallait donc justifier un besoin de coordination pour obtenir la création du poste de conseiller de prévention. On laisserait un assistant par service si le maire y tenait, mais le boss en la matière ce serait lui, le conseiller. Il pouvait postuler puisque « La mission est assurée par des personnels de formation initiale très variable. Il peut s’agir d’un agent administratif, d’un ouvrier titulaire d’un CAP technique jusqu’à un ingénieur spécialisé dans un secteur donné. Les assistants ou conseillers de prévention sont donc susceptibles d’être recrutés parmi les agents de catégorie A, B ou C ». Ainsi, la compétence n’était pas un critère, ce qui avait au moins le mérite de la franchise. Pour pallier l’incompétence, une formation initiale de 5 jours, suivie d’un stage de 2 jours chaque année, avait été instaurée.

Le champ d’action du conseiller était large :

« – participer à l’évaluation des risques professionnels au travail dans son secteur ;

– sensibiliser le personnel aux règles d’hygiène et de sécurité ;

– faire progresser la connaissance des problèmes de sécurité et des techniques propres à les résoudre ;

– participer à la mise en place de formations et de sensibilisations ;

– contribuer à la mise en place de projets de prévention ;

– proposer des mesures pratiques propres à améliorer la prévention des risques ;

– améliorer les méthodes et le milieu du travail en adaptant les conditions de travail en fonction de l’aptitude physique des agents ;

– veiller à l’observation des prescriptions législatives et réglementaires prises en ces matières et à la bonne tenue du registre de santé et de sécurité au travail dans tous les services ;

– être tenu informé des accidents du travail et maladies professionnelles ;

– participer aux commissions d’enquête à la suite d’un accident de travail ;

– participer aux visites des postes de travail ;

– mettre en forme ses observations, rédiger des rapports ;

– … ».

Il y avait encore dix lignes du même tonneau. Avec un tel ordre de mission, il allait se gaver. Il allait te les sensibiliser, les collègues ! Juste une chose, qu’il nota bien pour montrer qu’il était à jour de ses connaissances : depuis la loi de modernisation de la fonction publique du 6 août 2019, les CHSCT et les CT avaient été fondus en un seul organisme, le Comité Social. C’était parfait. Il se donnait deux ans pour prendre le contrôle du Comité Social. Là aussi, on pouvait en faire, des choses, avec un intitulé pareil.

Après avoir prouvé qu’il avait pris la mesure de la fonction, il justifia sa candidature en insistant sur 1), la richesse de son expérience, qui lui avait fait connaitre trois services différents de la mairie de Saint-Nœud, 2), sa passion pour les questions d’hygiène et de sécurité au travail, qui tout petit déjà le tenaient en haleine, 3), son amour des contacts humains (il avait fait du hand-ball pendant deux ans dans un club et tenu la caisse d’un Super U trois mois de juillet d’affilée). « Polyvalent, ouvert et solide, je me sens en capacités d’assumer les tâches qui incombent à un conseiller de prévention digne de ce nom ».

Il fignola, relut, laissa reposer une journée, ajouta des bricoles, relut et envoya sa note, qu’il terminait en sollicitant un rendez-vous pour préciser ses motivations et esquisser ses premières idées pour le poste. 

Embêté en recevant cette incongruité, le DGS demanda à sa secrétaire de transmettre la note à l’adjointe qui avait « les conditions de travail » dans sa délégation. Celle-ci, consciente d’avoir quelque peu négligé cette partie de ses attributions, convoqua illico Fabien pour lui dire combien elle se réjouissait qu’enfin quelqu’un prenne au sérieux l’hygiène, la sécurité, mais aussi la souffrance et le harcèlement :

– Oui, Fabien, il faut appeler un chat un chat et une chatte une chatte ! Nous allons faire du bon travail ensemble. Les employés municipaux, mais aussi les Nœudois et les Nœudoises, nous en seront reconnaissants. J’en parle au maire dès ce soir, mais il sera d’accord, je sais qu’il est très sensible à cette question. Il nous faudra l’aval du conseil municipal pour créer le poste, mais nous sommes majoritaires, il ne devrait pas y avoir de problème.

C’est ainsi que Fabien Lécuyer quitta le service des fêtes et cérémonies pour devenir conseiller de prévention à la tête d’un service constitué des assistants qu’il chapeautait, mais dont il entendait se débarrasser assez vite. En revanche, il se dit qu’il fallait attendre la fin de l’année – pas moins pas plus – pour demander l’embauche d’une secrétaire et commencer à étoffer le service un peu sérieusement. Il avait déjà obtenu un « avancement d’échelon spécial » – « On lui confie quand même une grosse responsabilité », avait plaidé l’adjointe – qui s’était traduite par une augmentation du traitement indiciaire. Autrement dit, il se mettait 120 € de plus dans les fouilles chaque mois. Alors qu’il allait être peinard comme jamais. Eh eh eh…

Une fois installé dans un bureau dont il avait demandé une réfection totale – Il fallait s’imposer dès le début – il prépara ce qu’il mijotait depuis longtemps et qui serait son premier grand coup : une enquête sur la souffrance au travail à la mairie de Saint-Nœud-les-Oies. Un truc dont même la presse locale pourrait s’emparer, avec sa bobine à côté des articles. Il allait faire le tour des services et interroger tout les agents pour savoir ce qui n’allait pas dans leur boulot. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, il suffit de gratter un peu. Ce serait un excellent moyen de faire connaître ses attributions. De plus, il acquerrait ainsi une vision exhaustive de la collectivité, que personne ne possédait : il deviendrait incontournable. Dès lors, tout serait possible.

Il commença par les services techniques. Des mecs un peu rustres, pas toujours bien fins, et qui seraient heureux il en était sûr de se plaindre auprès d’une oreille compatissante. Il démarra par le service de la voirie. Il avait appelé le chef de service. Celui-ci, qui n’avait pas écouté un mot de ce que racontait Fabien, consentit à rassembler ses gars un quart d’heure avant la pause de la mi-journée à 11 h 30. À 11 h 15, Fabien se retrouva devant 48 gars en ciré fluo (l’effectif était de 60 mais il y avait les arrêts de travail et les RTT. 25 % d’absents, c’était la proportion habituelle).

Après un laïus pour présenter son poste et l’interêt de la municipalité pour l’hygiène et la sécurité, il annonça son enquête sur la souffrance au travail. Il avait ouvert son ordinateur portable (obtenu en même temps que sa nomination) et lança le recueil d’informations :

– Alors, les gars, qu’est-ce qui vous fait souffrir ? 

– La faim sur le coup de 10 heures, répondit un petit malin qui déclencha les rires.

Fabien prit cela très au sérieux.

– Vous rigolez, mais je le note. On pourrait mesurer les calories que vous perdez entre le début et la fin de votre travail et vérifier que vous êtes suffisamment nourris au milieu. Pourquoi ne pas prévoir une petite collation sur le coup des 10 heures ?

Les gars le regardaient en se demandant si c’était du lard ou du cochon.

– Quoi d’autre ? reprit-il.

– Le bruit, répondit un second rigolo. Y’a une roue de mon chariot qui grince, c’est pénible. 

– Vétusté du matériel, c’est très important ! Je le note, tapa Fabien. 

– Y’a aussi le bruit des voitures, dit un troisième. C’est dur à supporter.

Il y eut quelques rires encore, mais Fabien réfléchit :

– Qu’est-ce qu’on peut faire ? Vous donner des protège-oreilles ? 

– Ou interdire les voitures pendant qu’on balaie, dit un autre.

Fabien se voulut bon joueur et sourit lui aussi. Mais il avait noté : « protections acoustiques ». 

Il glana ainsi de nombreuses informations pour nourrir son futur rapport et termina ainsi son enquête dans le service :

– Merci beaucoup pour votre contribution. Cela va me permettre de dresser un état des lieux précis de la pénibilité dans notre collectivité, afin qu’elle soit mieux prise en compte. Si vous avez des témoignages complémentaires à me fournir, n’hésitez pas à m’appeler et à venir me voir, en lien avec votre chef de service bien sûr.

Le lendemain, il se trouvait aux bâtiments communaux, dans le bureau du chef de service, qui, du genre chatouilleux, avait refusé de réunir ses équipes.

– Si tu t’adresses à eux en direct, ça va être le bordel.

– C’est la loi : chaque agent doit pouvoir parler au conseiller de prévention.

– Je les empêche pas d’aller de te parler s’ils veulent se faire remarquer, mais tu viens pas foutre la merde dans mon service.

Il allait falloir jouer serré avec ce trou-du-cul. Mais au bout de quelques minutes de conversation l’atmosphère se détendit, car le bâtimenteux comprit tout l’intérêt qu’il pouvait tirer du guignol en face de lui. Moyennant quoi, Fabien avait noté sur son fichier : douches inexistantes et sanitaires insuffisants, atelier de menuiserie plus aux normes, présence de plomb dans les peintures des salles les plus anciennes, circuit électrique insuffisamment isolé dans l’immeuble Warnier, revêtement de l’escalier C trop glissant, absence d’accès handicapé sur l’entrée latérale du bâtiment principal.

Il termina sa tournée des services techniques le surlendemain avec les espaces verts.

– Il faut absolument interdire la pluie ! Ce n’est plus possible.

– Et le vent.

– On souffre, car il ne fait jamais beau ! 

– L’herbe aussi souffre : il faut arrêter de la tondre, c’est inhumain.

Des petits comiques.

– Non, soyez sérieux, s’il vous plait ! C’est de votre santé dont il est question…

Les comiques le regardèrent d’un air torve.

– Qu’est-ce que tu proposes : de surélever les massifs pour qu’on n’ait plus à se baisser ?

– Je sais pas : à vous de me dire ce que vous souhaitez améliorer.

Fabien fulminait intérieurement : il venait aider ces crétins et ils n’étaient pas foutus de lui donner le moindre élément. C’est alors que la cheffe de service prit la parole :

– Fabien, je crois que ce que nous voulons vous dire, c’est que nous nous sentons bien dans notre travail. Nous ne réclamons rien. La seule chose qui nous déplait, c’est quand un élu vient avec une exigence particulière, déconnectée d’un plan d’ensemble, et qu’il nous demande un service comme si nous étions obligés de le lui fournir.

– Ah, mais c’est très important, ça ! s’enthousiasma Fabien. C’est de l’abus de pouvoir !   

– Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. C’est plutôt un problème de distance, de respect des prérogatives de chacun. Certains élus ont du mal à faire le distinguo entre les orientations politiques et la gestion des deniers publics, qui sont de leur ressort, et l’application des décisions sur le terrain, qui sont du nôtre.

Cette femme sait tenir ses mecs, se dit Fabien, qui nota tout de même : « stress des agents du service des espaces verts lié à une sur-sollicitation de la part des titulaires du mandat électif ». Soudain, il eut une idée :

– Et les chiens ? Je veux dire les déjections : n’est-ce pas un fléau pour vous ?

Nouvelle série de regards hostiles :

– Tu veux interdire les chiens ? 

– On pourrait peut-être proposer la verbalisation des propriétaires irresponsables ?

– On pourrait aussi verbaliser ceux qui jettent des papiers par terre, ceux qui crachent, ceux qui puent et ceux qui abiment le bitume en marchant.

Décidément, il n’arriverait à rien avec ces tocards. Il nota quand même : « Sentiment de gâchis quand un massif est saccagé par le passage de chiens non maîtrisés ».

Il consacra les deux semaines suivantes au tour des services administratifs : secrétariat général, état-civil, urbanisme et foncier, culture, sport, fêtes et cérémonies, cabinet. Il en ressortit déprimé tant la tristesse était grande dans ces couloirs où régnaient l’ennui, la haine et le ressentiment. Il le savait d’autant plus qu’il y avait bullé longtemps. Dans certains bureaux, la tension était telle qu’on avait envie de fuir. D’ailleurs, dans les emplois dits « administratifs » de la mairie, l’absentéisme montait à 33 % des effectifs. La plupart des agents qu’il interrogea se plaignaient de « ne plus y arriver ». 

– On nous demande tout et son contraire.

– Maintenant, ce qui compte c’est de remplir des cases.

– On n’est là que pour appliquer. Même si on ne comprend pas. 

– On fait du mauvais boulot, on le sait, mais c’est comme ça qu’il faut le faire.

– On n’en peut plus.

Il nota ces témoignages, qu’il pensa synthétiser d’une phrase : « Les agents sont débordés ». Il avait entendu souvent ce dernier mot. Mais il réalisa qu’il était utilisé précisément par ceux qui ne l’étaient pas, débordés. Il était de bon ton de se dire débordé pour prouver qu’on servait à quelque chose. En fait, on se disait débordé précisément parce qu’on n’avait pas assez à faire. Le constat était clair : beaucoup d’agents manquaient de travail. C’était aussi simple que cela. Comment aurait-il pu en être autrement d’ailleurs, vu l’augmentation des effectifs d’une part, les transferts de compétences à l’intercommunalité d’autre part ?

Mais Fabien ne pouvait pas écrire cela. Un tel aveu casserait l’ensemble de la démonstration qu’il entendait livrer avec son rapport, cela remettrait en cause jusqu’au bien-fondé de sa mission. Et les syndicats, dont toute la stratégie depuis 40 ans consistait à se plaindre par principe contre la charge de travail trop forte et l’insuffisance des salaires, le lyncheraient sur le parvis de l’hôtel de ville ; c’en serait fini du conseiller de prévention. Il écrivit donc un couplet de parfaite langue de bois qui se terminait ainsi : « Face à un tel décalage entre la quantité de travail et la pauvreté des moyens, il est à craindre un nombre croissant de burn-out, de dépressions, de défections ; les risques de suicides ne sont pas à exclure ». 

Dans son rapport, il distingua des autres les agents qui étaient en contact avec le public. À l’état-civil, mais aussi dans les équipements sportifs et à l’accueil des différentes structures, il vit à l’œuvre des hommes et des femmes qui semblaient d’une patience remarquable avec des administrés que l’on pouvait répartir ainsi : 50 % de gens respectueux avec les fonctionnaires et de bonne volonté pour accomplir leurs démarches, 30 % d’égocentriques de mauvaise foi, 20 % d’abrutis avancés (drogués aux écrans, à l’alcool ou aux cachets).

Un des témoignages qui marqua le plus Fabien fut celui d’une fille à l’accueil de la mairie, qu’il connaissait, comme tout le monde :

– De plus en plus de gens ne parviennent pas à rester dans le système, même quand ils le veulent. L’e-administration les a exclus. Ils ne peuvent pas se débrouiller en ligne. Pour le gaz, la sécu, les impôts, les plateformes sont trop compliquées, ils n’y arrivent pas. Les applications, n’en parlons même pas ; ils ne voient rien et ne comprennent rien sur leur téléphone. Alors en désespoir de cause ils viennent nous voir. Et nous, nous souffrons de les voir si démunis et de ne pas pouvoir les aider.

Souffrir de ne pas pouvoir aider son prochain. Fabien n’y aurait pas pensé. C’était beau. Par contre, l’horreur des formalités par internet, là il était d’accord, lui-même était souvent agacé par des systèmes qu’il trouvait trop compliqués.

Il lui restait à voir les femmes de ménage et les ATSEM (agent territorial spécialisé des écoles maternelles), postes pénibles par excellence, en raison aussi bien des horaires que du côté physique de l’emploi. Là encore, il fut surpris par la bonne volonté des personnes en face de lui. 

Les femmes de ménage semblaient converger sur un point : le plus dur était la saleté manifeste, volontaire dans certains cas, sur les bureaux, sur les sols, aux toilettes n’en parlons pas, de certains des occupants. 

– Comme s’ils voulaient montrer leur pouvoir. Nous tester. D’ailleurs c’est pas compliqué : plus on monte dans la hiérarchie, plus c’est sale.  

– Ah bon ?

Fabien demanda des détails et il en obtint : il sut quel DGA pissait à côté de la cuvette, quelle directrice laissait des traces de chocolat partout, quel élu mangeait comme un porc à même son bureau quand ce n’était pas sur la moquette, etc.

– On a mal aux dos, bien sûr. De là à parler de souffrance… 

– Si un jour y’a des machines à récurer les toilettes, pourquoi pas, mais bon.

– On a quand même plus de chance que celles qui font les stations-service sur l’autoroute. Là, bonjour !

Les ATSEM étaient encore plus positives si c’est possible.

– Notre travail de base, c’est assister les instit pendant les cours. Mais ça, j’ai envie de dire, c’est du gâteau. Où c’est physique, c’est le matin à l’accueil, le midi à la cantine et le soir à la garderie. Là, on fait tout : prof, psychologue, femme de ménage, médecin, maman… 

– Croyez-nous, on en porte des kilos ! C’est que les petitous, il faut souvent les prendre dans les bras.

– Les parents aussi, maintenant. Y’en a qu’on prend dans les bras, d’autres qui nous mettent sur la figure.

Fabien notait sur son ordinateur. Elles étaient courageuses, ces femmes. Mais pourquoi ne se plaignaient-elles pas ? Tant pis, il allait se plaindre pour elles, il serait la voix de la souffrance dont elle n’avait pas conscience. 

 

Voilà comment, à la mairie de Saint-Nœud-les-Oies, la souffrance était entrée au travail. Après qu’il eût remis son rapport à l’adjointe enthousiaste, Fabien réalisa alors qu’il avait oublié l’essentiel : lui-même. Il souffrait, et pas qu’un peu. Il avait beaucoup travaillé depuis un mois. Pas loin de 35 heures par semaine (en grignotant de-ci de-là, il était plutôt à 32, voire 30. 25 sans les pauses, 20 si on ne comptait pas les jeux vidéos, 10 si on enlevait les réunions) et sans s’être arrêté une seule fois. Ça ne pouvait plus durer. Le soir-même, il était chez son médecin. Qui lui accorda un arrêt de travail de 15 jours. Pour commencer. Ce nouveau poste était parfait.



28 janvier 2022

 

Les légumes d'Angelo

 

            (environ 7 minutes de lecture)

Pendant 12 ans, j’ai loué une maison entre le centre-ville et les zones d’activités de l’ouest, après le carrefour des lycées, pas loin de l’ancien quartier des cheminots. Cette maison avait un petit jardin, trois bandes de pelouse qui longeaient trois côtés sur quatre. Dans un angle de ce jardin, il y avait une jolie construction, une sorte de grande vasque blanche surmontée d’un petit toit de tuiles brunes posé sur deux piliers en bois. C’était un puits, ou plutôt la partie visible d’un puits.

Ce puits, je ne m’en servais pas. Le précédent locataire y puisait l’eau pour la piscine semi-enterrée qu’il avait installée. J’avais remplacé la piscine par un pin maritime que j’avais plaisir à regarder grandir et je ne me servais plus du puits, d’autant qu’il y avait un robinet et un jet d’eau pour arroser les fleurs. 

Mais ce point d’eau en ville intéressa un vieil homme qui, invariablement en bleu de travail et sabots de plastique, se baladait souvent dans le quartier. Je parlais avec lui chaque fois que l’on se croisait. Il habitait sur l’avenue de Bordeaux, très bruyante, et il enviait le calme de ma ruelle en retrait. Il connaissait l’histoire de toutes les maisons ou presque, me racontait qu’« avant » il y avait des vignes à cet endroit et que les hangars dont demeuraient les structures en ferraille abritaient autrefois d’innombrables activités artisanales. Je l’interrogeai sur sa vie. Il avait été ouvrier dans une usine aujourd’hui disparue, il avait deux filles qui n’habitaient pas le département, il vivait avec sa femme, 78 ans comme lui, dans une petite maison sur l’avenue. Et il était Portugais, ce que son accent à couper au couteau et sa syntaxe rudimentaire laissaient deviner.

Il avait une passion : le jardinage. Plus précisément la culture des légumes. Il travaillait une parcelle à l’arrière de sa maison, en dehors de son jardin, que lui laissait un propriétaire qui n’en avait pas l’usage. Il m’invita à venir la voir un jour où je le croisai en sortant de la boulangerie : c’était impressionnant. Sur 300 ou peut-être 400 mètres carrés, s’alignaient différentes sortes de tiges et de feuilles, des monticules parfaitement binés, et des sillons attendant les graines ou les tubercules qui viendraient se nicher en leur creux.

Son seul problème était l’eau. Il lui en fallait beaucoup et il n’y avait pas de point d’eau sur place. Il avait pensé à un raccordement depuis chez lui, mais cela impliquait de traverser plusieurs propriétés et il avait renoncé. Du coup, il effectuait d’innombrables allers-retours avec des arrosoirs. Mais il fatiguait. Aussi lui parlai-je du puits dans le jardin. 

Très respectueux, d’une exquise gentillesse, il commença par décliner :

– Non, à vous. Moi pas prendre votre eau.

– Mais moi pas me servir de l’eau, rétorquai-je en riant. Eau pas à moi ! Et puits pas à moi non plus !

Il me fallut plusieurs semaines pour le convaincre. Et puis un jour, sans crier gare, je le vis arriver avec une brouette – en bois, qui datait d’« avant » elle aussi – remplie de je ne savais trop quoi. Du bureau où je travaillais, j’entendis Angelo s’activer. Je finis par sortir.

– Ah, bonjour ! me lança-t-il. Vous dire que moi peux venir pour le puits, alors moi venu. Dérange pas ?

– Vous avez bien fait. Prenez toute l’eau que vous pouvez. 

– C’est gentil vous, merci. Merci. Mettre pompe. Et puis grand fil et tuyau, comme ça moi branche et débranche quand arrosé. 

– Parfait.

Il s’activa tant et si bien qu’au bout d’une heure une sorte de moteur était fixé à l’entrée du puits, d’où partaient une rallonge et un tuyau d’une longueur inouïe – 150 mètres au moins –, qui s’étiraient en diagonale de la pelouse, passaient sous la haie, longeaient un immense hangar derrière, traversaient une impasse, repassaient le long d’un autre hangar et arrivaient sur la parcelle d’Angelo. 

Dès lors, entre avril et octobre, chaque fois que la pluviométrie était faible, Angelo déclenchait la pompe et arrosait son jardin avec l’eau du puits. Cela durait environ une demi-heure et la pompe faisait pas mal de bruit. Mais fidèle à sa grande délicatesse, Angelo ne l’actionnait qu’à des heures très convenables, généralement le matin vers 9 heures, et jamais le dimanche. Et quand je tondais la pelouse, je veillais à ne pas couper fil et tuyau, qui me servaient désormais de repères pour organiser ma tonte.

Angelo ne se contenta pas de me dire merci. Ou plutôt il me dit merci à sa façon. Pendant 8 ans, je dis bien 8 ans, il me donna, d’avril à octobre, environ tous les quinze jours, parfois toutes les semaines, un panier de légumes issus de son travail.

– C’est votre puits, expliquait-il.

– Ce sont vos bras, rétorquai-je. Et votre cœur. 

Il regardait par la fenêtre de mon bureau si j’étais là, dans ce cas faisait le tour jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvrais et il fallait que j’aille chercher deux énormes saladiers dans lesquels il vidait son chargement. Et quand j’étais en déplacement, il m’arrivait souvent de trouver à mon retour devant la porte quelques productions de ce jardinier si talentueux et généreux.

– Voilà. Oh, pas très beaux, mais pas chimiques. Juste l’eau et la terre. Sain.

Jamais je n’aurais cru pouvoir aimer à ce point la salade. Et je ne peux plus manger une tomate qui ne soit pas d’Angelo sans la trouver insipide. Il m’offrait aussi des haricots, des courgettes, des poivrons, des pommes de terre, du persil, des carottes, des aubergines, des petits pois, des ails, des oignons…   

– Vous êtes un artiste !

– Non vous gentil, vous donnez moi eau du puits, alors normal moi donne légumes vous. 

– Normal une fois, pas normal toutes les semaines ! Vous trop gentil.

– Non vous.

Après les amabilités, je le faisais parler un peu du quartier, de lui. Il aimait ça, et je compris, avec lui comme avec d’autres, que ces échanges de paroles étaient aussi importants, voire plus, que la raison qui les entrainait. Parfois, je ne saisissais pas ce qu’il racontait, car quand il était en confiance il oubliait de corriger son accent, quand il n’oubliait pas carrément mon ignorance du portugais.

Je lui donnai chaque année un pot de confiture de figues du jardin, cadeau ridicule eu égard aux siens, dont il me remerciait infiniment. Une seule fois, j’eus l’occasion de lui offrir autre chose. Sa femme avait besoin d’écrire un lettre à un « grand docteur » pour expliquer un problème médical. Je les ai aidés à rédiger cette lettre. Je ne pus échapper à la bouteille de Porto, 20 ans d’âge, de sa région.

– Mais non !

– Mais si… Vous très gentil aidé nous.

Le Porto ne réduisit pas la quantité de légumes. Il m’en donnait tant que j’en donnais autour de moi, aux voisins, à des amis ; j’en emmenais dans ma famille quand je retournais dans mon coin d’origine. À tous, je précisais qu’il s’agissait des légumes d’Angelo, un homme exceptionnel. Et je lui disais à lui à qui je les avais donnés, et combien ils avaient été appréciés.

Je lui expliquais :

– Grâce à vous, je peux donner moi aussi. Vous êtes généreux, alors je peux l’être à mon tour. 

– Oh, vous comme vous voulez. C’est pour vous, après pas moi qui décide. 

Il était d’une grande discrétion, avait toujours peur d’être intrusif.

En octobre, j’entendais le portillon du jardin et je voyais la brouette revenir. Il démontait, repliait, enroulait. Jusqu’au mois d’avril de l’année suivante, où le ballet recommençait.

Ce rituel dura 8 ans. Il aurait duré plus longtemps encore si un matin je n’avais pas vu arriver la femme d’Angelo, un panier à la main. Aussitôt, mon cœur se serra. J’allai ouvrir la porte avant qu’elle ne sonne. Elle était en larmes.

– C’est pour vous. Il voulait absolument que je vous les donne.

Elle parlait mieux le français que son mari.

Mes yeux se posèrent sur des courgettes et des haricots.

– Il est malade ?

– Il est mort, Monsieur. 

Je la fis entrer, asseoir, lui proposai un café, qu’elle déclina. Elle m’expliqua que le cœur de son mari était fragile. Mais que le jardin était indispensable à son équilibre. 

– Et rien ne lui faisait plus plaisir que de vous apporter ses légumes. Quand il vous avait vu… ah mon Dieu… Il était heureux toute la journée. 

Je crus que j’allais me mettre à pleurer.

– Mais, bredouillai-je, il en donnait à d’autres personnes, aussi ?

– Il en apportait aux Restos du Cœur, mais c’était pas pareil. Ce n’était pas direct, il ne voyait pas à qui cela allait. Il donnait aussi des pommes de terre, des carottes et des navets à la dame à côté de chez nous. Mais elle oubliait de dire merci…

– Quelle générosité il avait…

– Avec vous, il voyait à quoi servaient ses légumes. Vous lui racontiez ce que vous en faisiez, que ça vous faisait du bien à votre ventre, vous le félicitiez. Et puis vous l’écoutiez. Vous étiez toujours gentil avec lui. Voyez, juste avant de mourir, il m’a encore fait promettre de vous apporter le panier. 

C’est moi qui recevais et c’est moi que lui et sa femme remerciaient. 

Nous avons enterré Angelo le surlendemain. J’aurais aimé qu’il pût l’être dans le jardin, non loin du puits. Près de la fosse ouverte où l’on descendit le cercueil, était posé le panier d’Angelo. Il était rempli de ses légumes. Chacun en prit un à tour de rôle et le jeta sur le bois sombre. Un poireau m’échut. Je le pris, l’embrassai et le laissait tomber sur celui qui m’avait tant donné ; il valait plus que toutes les roses. 



21 janvier 2022

 

L'erreur

 

            (environ 6 minutes de lecture)

Jusque-là, Caspar avait accompli un sans-faute. Il avait su s’adapter aux circonstances, aux règles électorales, aux évolutions de la société. Ce n’était pas si compliqué.

Sa chance, ou son intelligence, avait été de comprendre vite le nouveau paradigme : renoncer à toute conviction. Faire de la politique désormais, c’était percevoir ce à quoi aspirait l’opinion et parler en conséquence. On pouvait agir, quand on était aux affaires, mais c’était secondaire. Ce qui comptait, c’était les mots, et la tête avec laquelle on les prononçait.

Ainsi, il ne fallait pas vouloir réformer les retraites, mais « adapter progressivement le mécanisme de solidarité intergénérationnelle pour que chaque cotisant s’y retrouve ». Il ne fallait pas renoncer aux énergies polluantes, mais « tenir compte des contraintes environnementales dans notre futur mix énergétique ». Bien sûr, les impôts on les baisserait, la sécurité on la renforcerait, l’éducation on lui redonnerait ses lettres de noblesse, l’hôpital on le sauverait. Quoi d’autre ? On relancerait la production locale, on se donnerait les moyens de garder notre rang dans le concert des nations, on ne laisserait dire à personne que le pays n’était pas accueillant. 

Il convenait de citer quelques chiffres de temps en temps, ils donnaient du crédit aux propos. Ce n’était pas un problème, il y avait tellement de données et de statistiques disponibles qu’on en trouvait toujours qui correspondaient au message que l’on voulait faire passer. Message, attention : point trop n’en fallait. On pouvait à la rigueur formuler une proposition, émettre un souhait, mais sur quelque chose de futile : la construction d’un équipement culturel par exemple. Ça marquait les esprits, ça créait du consensus, ça donnait de l’épaisseur. Mais pour toutes les questions importantes, du flou, du flou, du flou. Avec des mots très simples.

Caspar s’était aperçu que les mots « on » et « ça » étaient parmi les plus utiles en politique. Il avait été élu maire pour la première fois avec cette simple phrase : « On ne peut pas supporter ça, quand même ! ». En visite dans un quartier gangrené par les trafics, il avait, face à quelques habitants et quelques caméras, sorti cette formule. Qui était « on » : le gouvernement, les habitants, lui ? Et qu’était « ça » : la délinquance, les jeunes, la drogue, l’islamisme ? Aucune importance. Il ne fallait pas définir, chacun interprétait comme il voulait. « Je vous ai compris », c’est tout ce qui comptait. Peu importait ce qu’on avait compris, il fallait comprendre. 

Il avait récidivé lors de la campagne pour les législatives. « On aimerait bien avoir ça, nous aussi ». Un coup de maître. « On aimerait bien avoir ça » réveillait les âmes d’enfants, sous-entendait un projet et une direction, suscitait un espoir. Et ce « nous aussi » avait été une intuition fabuleuse, qui le mettait d’emblée au même niveau que ses électeurs, dans la même communauté. Il avait été élu.

Il y avait les mots, et il y avait le ton. Très important, le ton. L’époque actuelle était à la compassion. Tout le monde se considérant comme une victime et aimant à se plaindre, il fallait reconnaitre « les souffrances », d’un peuple, d’une minorité, se « mettre à la place » d’une personne malade ou touchée par une catastrophe, et assurer de son soutien n’importe quel individu qui s’adressait à vous. Il avait besoin d’être soutenu, vous le souteniez.

C’est pourquoi les commémorations étaient si importantes. Un bon politique ne loupait pas une date anniversaire, et même en ajoutait, surtout si l’on pouvait y associer un jour de congé, les gens étaient pour. Toute mort un tant soit peu médiatique –  célébrité, soldat tombé au feu, artiste consensuel, fait divers sordide – devait être récupérée pour être transformée en événement. D’ailleurs, la Cour des Invalides n’avait jamais vu passer autant de cercueils. On décernait des décorations posthumes à tour de bras. En politique, le passé était plus important que l’avenir. 

Quand son parti était devenu majoritaire, Caspar était devenu ministre. Après quelques mandats et 25 ans de godille dans sa formation, c’était logique. Il n’était pas meilleur qu’un autre, et pas moins bon car il avait compris les règles et les avait appliquées. En politique, il fallait choisir un camp, prendre une carte, déterminer amis et ennemis de l’intérieur, puis attendre que les vents vous donnent la majorité. Ça pouvait venir au bout de 3 ans ou au bout de 30 ans, mais ça venait. Se placer et attendre, telle était la stratégie.

Il y avait les mots, le ton, il y avait aussi l’habit. Là encore, il avait vite appris la leçon. Il se rappelait même où et quand : aux États-Unis, où il effectuait un stage de fin d’études. C’était pendant la campagne présidentielle de 1992. Alors qu’il écoutait un discours de Bill Clinton quasi-révolutionnaire sur la couverture médicale pour tous, la limitation des armes à feu et l’accueil des migrants sud-américains, les gens à côté de lui commentaient : « Sa cravate est trop voyante », « Sa nouvelle coupe de cheveux lui va bien », « Il a des tout petits yeux ». Les messages trop directs du candidat n’étaient pas entendus, ou pas appréciés, le public n’en avait que pour son look. Rentré chez lui, Caspar doubla son budget coiffeur, se trouva un tailleur pour des costumes sur mesures et choisit toujours ses cravates avec le plus grand soin. Avec une ligne directrice : neutre. Ni trop, ni pas assez. Une gueule d’employé de banque.

Un constat l’étonnait cependant : nombre de présidents étaient affreusement vilains, ce qui pouvait l’arranger. Une chose semblait importante : faire envie plutôt que pitié. C’est ainsi qu’un gros porc comme Donald Trump était vénéré par des pauvres types qui ne gagnaient pas en un mois le prix d’une de ses paires de chaussures. La nature humaine n’était pas à une contradiction près. 

Son heure de gloire arriva quand il fut désigné candidat de son parti à l’élection suprême. Il avait bénéficié d’un concours de circonstances, mais ça aussi c’était indissociable de la politique. Pour arriver tout en haut, il fallait un alignement de planètes au moment opportun. Ayant toujours cultivé son absence de convictions, il s’était mis dans la roue du plus haut gradé du parti, ancien Premier Ministre, afin d’apparaitre comme un successeur possible le moment venu, quand celui-ci ne pourrait plus se représenter. 

Ce moment arriva. Les trois autres personnes qui elles aussi visaient la place de dauphin, et donc de candidat estampillé, connurent toutes des accidents politiques qui permirent à Caspar de s’imposer. La jeune secrétaire générale du parti, impétueuse et impatiente, fut mise en minorité au congrès pour avoir trop vite manqué de respect au doyen ; elle avait parlé de « renouvellement nécessaire ». Le tenant de l’aile droite du parti fut discrédité quand il s’allia avec un mouvement fasciste afin de faire battre un républicain modéré ; non seulement il avait vendu son âme, mais en plus il ne réussit pas son coup électoral. Enfin, un centriste bon teint, qui se situait à peu près sur la même ligne que Caspar, fut du jour au lendemain considéré comme un prédateur sexuel, parce que certaines sources malintentionnées avaient laissé entendre aux médias qu’elles disposaient de « témoignages troublants sur certains écarts de conduite » ; on ne put retenir contre le malheureux qu’une main sur la cuisse d’une jeune fille quand lui-même était un jeune homme, mais le mal était fait ; sous le règne de MeToo et la dictature de Twitter, il suffisait d’être pris pour cible pour être coupable.

  Caspar fut donc intronisé comme représentant de la droite républicaine pour les élections à venir : ses chances de l’emporter n’étaient pas minces. Oui, mais voilà. À l’heure de l’indignation, de la transparence et de la délation généralisées, 25 ans de conduite dans les clous pouvaient être remis en cause en 1 demi-minute de franchissement de ligne. Une petite erreur pouvait balayer un quart de siècle de droiture.

Voici comment fut commise cette erreur. Un mois et demi avant le premier tour du scrutin visant à désigner le chef de l’État, des inondations dévastatrices avaient causé plus de 50 morts dans le nord du pays. Tous les politiques se rendirent sur place afin de montrer la compassion indispensable aux victimes et familles de victimes. Le Président de la République lui-même se fendit d’un déplacement, et les politiques qui étaient déjà venus revinrent pour ne pas être en reste alors que la plus haute autorité du pays se pointait. Pendant l’allocution pleine de gravité du chef de l’État, alors que tous les représentants politiques locaux et nationaux faisaient cercle, un député ami chuchota une remarque à l’oreille de Caspar. Ce n’était pas si drôle a priori, mais les mots percutèrent la pensée de Caspar à cet instant et déclenchèrent en lui un pouffement, puis un éclat, puis un rire, puis un fou-rire. Les caméras manquèrent les deux premières secondes, mais pas les trois suivantes. À la cinquième seconde, Caspar plié en deux s’enfuyait vers l’arrière, mais il était trop tard. Le mal était fait. 

Il fallut 4 minutes pour qu’un journaliste lance un premier tweet – « le candidat conservateur se tord de rire au moment où le Président honore les victimes des inondations » –, 19 minutes pour que les chaines d’information en continu diffusent en boucle son fou-rire dévastateur. Le son aggravait encore le phénomène puisque, au moment pile où Caspar explosait de rire, le président disait ceci : « … nous partageons tous la douleur des familles si dramatiquement touchées… ». La fuite devant les caméras n’arrangeait rien : on voyait Caspar se carapater « pour aller rire tranquille », osa un journaliste qui fut repris par tous les internautes ou presque.

C’était fini. Lynché, il ne pouvait plus porter les couleurs de son parti. Il était mort, il serait remplacé. Il connaissait les règles. Il tenta d’expliquer qu’un fou-rire était par définition incontrôlable et que toute sa vie montrait l’humanité qui était la sienne, mais il manquait de conviction. L’époque était aux exécutions sommaires. La raison, les explications, la vérité, n’avaient plus d’importance. Seul comptait l’effet produit. Tout était accepté si ça marchait. Si la malhonnêteté permettait d’atteindre son objectif, alors elle n’était pas répréhensible. On en était là. Caspar le savait : il avait été malhonnête toute sa vie.

Il y a tout de même une morale à cette triste histoire : le vainqueur de l’élection à laquelle Caspar ne put participer fut un homme qui avait toujours affirmé des convictions fortes, considéré son apparence comme secondaire, et préféré les actes aux discours. Il sut convaincre une majorité de citoyens de la chance que représentait la démocratie représentative et montrer par l’exemple qu’on pouvait encore promouvoir des décisions où prévalait l’intérêt général sur les intérêts particuliers. C’était un tour de force, et il y était arrivé. Comme quoi, les règles de la politique sont valables jusqu’à ce que quelqu’un parvienne à en imposer de meilleures.



14 janvier 2022

 

Pendant la guerre au Café Montaigne

 

           (environ 6 minutes de lecture)

C’était pendant la guerre. Nous nous étions retrouvés à Bordeaux, qui n’était pourtant pas en zone libre, même quand il y avait encore une zone libre. Après la mort de Maman, Papa et moi étions désemparés. Certes, la guerre chamboulait tout, mais l’extinction de notre phare domestique nous perturbait davantage que les Allemands qui quadrillaient la ville et que les bombes incendiaires des alliés, qui tombaient à peu près n’importe où et nous obligeaient à descendre aux abris quand retentissait la sirène.

Nous habitions dans un taudis du quartier Saint-Michel. Deux pièces mal chauffées et mal éclairées, pas d’eau chaude, pas de meubles. Nous avions tout de même un matelas chacun et nous nous étions fabriqué une table en superposant des palettes. J’allais à l’école, Papa y tenait autant que moi.

– Les études, ma fille, cela pourra te sauver. 

Je ne répondais pas pour ne pas lui faire de peine, mais lui comme moi savions que les études qu’il avait suivies n’avaient empêché ni la mort de Maman ni le dénuement dans lequel nous nous trouvions. Parce qu’il y a toujours des moments dans l’histoire où un tyran acclamé par des lâches décide que tout ce qui a été bien avant est désormais mal, et considère que le savoir de quelques-uns est un affront à son pouvoir personnel. Alors des miliciens à sa botte pourchassent les représentants d’une société honnie, pour les envoyer aux champs, au goulag, en camp ou en exil, afin qu’il se tuent à la tâche, perdent toute influence et toute capacité de raisonnement.

Papa avait, pendant cette année 1943 à Bordeaux, échappé aux camps, mais il avait perdu son poste à l’université de Paris I. Juif, ça suffisait. Maman ayant été prise par la tuberculose l’année précédente, nous sommes partis à Bordeaux, parce que Papa pensait avoir là une possibilité d’enseigner dans un lycée privé qui recherchait des professeurs. Hélas, quand il se présenta, le directeur qui avait passé l’annonce dans le journal avait été débarqué. Le remplaçant reçut Papa, mais, au vu de son nom, se montra sec et sans espoir :

– L’heure n’est plus aux recrutements, Monsieur Salzman. Nous composons avec les effectifs restants. 

– Il me semble, pourtant, osa Papa, que vous venez d’embaucher un professeur de mathématiques et un autre de technologie. 

– Ce sont des exceptions. Vous ne prétendez pas me dicter ma conduite, tout de même ?!

Papa n’insista pas. En modifiant son nom, il trouva un travail au marché de gros : il déchargeait des caisses entre 4 heures et 11 heures du matin du lundi au samedi. Il revenait fourbu, mais ces 42 heures de manutention par semaine nous permettaient de payer notre loyer et de ne pas mourir de faim. Il s’accordait une grande sieste après avoir déjeuné, puis venait me chercher à l’école. Alors il m’emmenait au Café Montaigne, un vieil établissement de bois sombre, un peu délabré, cours Victor Hugo. Il m’offrait une limonade et un croissant, commandait un thé pour lui. Il me faisait lui raconter ma journée à l’école pendant un quart d’heure, après quoi il se mettait à sa traduction en cours. C’était en effet sa passion, et son talent : il traduisait en anglais des romans français. Il n’avait aucune référence, mais il espérait que certains textes intéresseraient des éditeurs, un jour :

– Après, quand les choses seront normalisées…

Il exécutait ces travaux de longue haleine avec un simple dictionnaire, un cahier et un crayon. Par moments, quand il hésitait sur le sens d’une expression ou la tonalité d’un passage, il marmonnait pour lui-même :

– Il faudra que j’aille à la bibliothèque. Pour comparer.

Fascinée par sa patience et sa concentration, je me mis, moi, quand j’avais fini mes devoirs qui passaient en priorité, à écrire un roman.

– Tu le traduiras ! m’exclamai-je enthousiaste. 

– S’il est bon, répondait-il avec un sourire.

Mon roman était une sorte de biographie de Maman. 

– Tu me fais lire ? demandait Papa chaque soir.

Invariablement, je répondais :

– Pas encore. Quand ce sera fini.

Et c’est ainsi que toutes les fins d’après-midi entre 16 h 45 et 18 h 45 nous étions penchés sur nos livres et nos cahiers autour d’une table du Café Montaigne. Les chaises étaient un peu dures, l’éclairage était limité, on entendait milles bruits d’exclamations et de conversations, mais nous parvenions à nous plonger dans nos écrits. Quelle puissance nous possédons quand nous parvenons à diriger toute notre attention sur un objet précis ! Notre cerveau alors est aussi tranchant que le fil d’une épée.

Je dois indiquer ici la chance qui fut la nôtre d’avoir trouvé ce Café Montaigne. Non seulement le patron ne nous obligeait pas à renouveler nos consommations au bout d’une heure, mais en plus il semblait nous regarder avec bienveillance. Il avait dû deviner qui nous étions. Il ne posa jamais de questions, car à cette époque on mourait pour moins que ça. Mais j’ai l’impression que Papa et lui se comprenaient d’un regard. C’est dans les périodes les plus sombres de l’histoire que l’humanité restante de quelques-uns est la plus belle.

Nous rentrions avant le couvre-feu, en passant parfois par les quais de la Garonne. 

– Elle va jusqu’à l’océan, disait Papa. Et après l’océan…

Il ne finissait pas sa phrase, mais il pensait à l’Amérique. Je crois qu’il se renseignait, peut-être entreprenait-il des démarches, clandestines forcément. 

Le 10 janvier 1944, Papa ne vint pas me chercher à la sortie de l’école. Je rentrai à l’appartement, dont j’avais la clé. Papa m’avait toujours dit :

– Si un jour, je ne viens pas à la sortie de l’école, tu rentres à la maison. Si je ne suis pas là le lendemain, tu te présentes à la synagogue et tu expliques la situation.

– Pourquoi cela arriverait-il ?

– Parce que des tas de choses peuvent arriver.

Ces choses sont arrivées. La rafle du 10 janvier 1944 fut la quatrième des grandes rafles anti-juives en Aquitaine. 335 hommes, femmes et enfants furent interpelés ce jour-là. Avec une particularité : c’est à la grande synagogue qu’ils furent parqués, avant d’être  acheminés à la gare Saint-Jean. Le 12, Ils furent entassés dans un train qui rejoignit le camp de Drancy, dernière station avant Auschwitz, où ils furent tous exterminés.

C’est pourquoi quand, après la nuit qu’on imagine, je me rendis, le 11 au matin, à la grande synagogue, je m’arrêtai 50 mètres avant d’atteindre le lieu : des voitures et des soldats allemands pullulaient devant la façade. Je compris qu’il s’était passé quelque chose de grave, dont j’avais une petite idée. J’avais 12 ans, Papa me ménageait, mais il répondait à mes questions et ne m’avait pas caché l’ampleur des difficultés pour les juifs que nous étions.

Désemparée, je rebroussai chemin. Je me rendis d’abord à l’école, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, je suivis les cours de la journée comme à l’accoutumée. Sans doute avais-je besoin de ce pôle de stabilité alors que le dernier pilier  qui me soutenait s’effondrait. 

À 16 h 30 en revanche, je n’allais plus pouvoir repousser ma solitude. J’hésitais à retourner à la synagogue. Peut-être pouvais-je quelque chose pour Papa ? Mais je me retins : son désespoir aurait été immense si j’étais venue moi-même me jeter dans la gueule du loup.

Il ne me restait qu’une possibilité : le Café Montaigne. C’était l’heure. J’entrai, et le patron remarqua tout de suite que j’étais seule. Il me laissa m’asseoir à la table habituelle, attendit 2 minutes et vint prendre la commande.

– Ton Papa n’est pas là ?

– Non. Je crois qu’il a été arrêté.

– Tu l’as vu ?

– J’ai été à la synagogue, il y avait des soldats partout. 

Le patron parcourut la salle du regard, puis me dit à voix basse :

– Je vais t’apporter une limonade et un croissant. Tu bois et tu manges. Ensuite tu t’en vas comme si tu rentrais chez toi, mais tu prends la petite rue à droite en sortant et tu marches 50 mètres jusqu’à une petite porte rouge. Je viendrai t’ouvrir et on verra comment t’aider.

Ainsi fut fait. Ainsi je fus sauvée. Ainsi Gérard Millet, Grojean dans la Résistance, me trouva une famille d’accueil dans les Landes où je vécus jusqu’à la fin de la guerre. Lui-même fut arrêté et fusillé quelques jours avant la Libération de Bordeaux, dénoncé sans doute par un salaud.

Le temps a passé. J’ai fait comme j’ai pu sans mes parents, dont le manque était aussi douloureux que leur souvenir était fort. Je m’en suis sorti grâce à quelques Grojean, et quelques grosses Jeanne. Ils existent. J’ai écrit et publié mon roman. Sauf que ce n’est pas un roman, et qu’à la biographie de Maman j’ai ajouté celle de Papa. Le livre a eu un certain succès et il est parfois cité comme un témoignage intéressant sur cette époque.

Comme Papa n’avait pas été arrêté à son domicile mais à son travail, j’ai pu conserver deux des traductions sur lesquelles il travaillait. Je les ai données à un traducteur de la maison qui a édité mon livre ; ce professionnel a terminé le travail, « remarquable, m’a-t-il dit, surtout quand on sait dans quelles circonstances il a été effectué ».

De cette terrible époque, des manques gigantesques causés par la mort prématurée de mes parents, l’image la plus paisible que je conserve est celle des fins d’après-midi studieuses autour de la table du Café Montaigne.



7 janvier 2022

 

Josette, les pigeons et le chat

 

            (environ 4 minutes de lecture)

Josette Servantie avait pris un chat.

– Maintenant que Jean est mort… Et que les enfants viennent tous les 36 du mois… J’ai besoin d’une présence le soir et le matin. Je serai moins seule.

Josette avait toujours aimé les chats, ce qui n’était pas le cas de son mari. Aussi s’était-elle abstenue d’un animal de compagnie quand ils avaient quitté leur vieille maison pour un appartement. Ils avaient vécu ensemble 7 ans au 5e étage du bâtiment 3 de la résidence des Myosotis, sans chat. Mais Jean avait succombé à son dernier AVC ; elle se retrouvait seule. 

– C’est affreux, la solitude, affreux. 

Quelques mois après le début de son veuvage, la photo sur une annonce à la boulangerie l’avait attirée. On voyait six chatons dans une corbeille. Avec l’aide de la boulangère, elle nota le numéro de téléphone. Rentrée chez elle à petits pas, elle retira son manteau, posa son sac et son pain. Elle chaussa ses lunettes et composa le numéro depuis son téléphone fixe – le portable, elle ne pouvait pas –, en tâchant de ne pas se tromper. Le surlendemain, une dame charmante lui apportait le dernier de la portée. 

– Vous lui avez donné un nom ? demanda Josette

– Pas encore, mais j’avais tendance à l’appeler Tigrou, vu son pelage.

Va pour Tigrou. Tigrou était fou comme l’est un petit chat. Il s’attaquait aux fauteuils et aux rideaux, grimpait sur les chaises et les étagères, montait sur la table malgré les interdictions de Josette. Mais rien ne l’intéressait autant que les mouvements de sa maîtresse. Certes, il prenait quelques instants pour les considérer avant de se jeter dessus, car la dame avait beau être vieille, elle était plus grande que lui. Mais il ne pouvait résister longtemps : alors il sautait sur les mains qui préparaient le repas, mordait les doigts qui prenaient le tricot, griffait les pieds passant des chaussures aux pantoufles. Josette le réprimait mollement, pour la forme, autant dire qu’elle lui passait tout. Ses doigts ensanglantés ne la gênaient pas.

Le chat lui posait un seul problème : il pourchassait les pigeons. Or, les pigeons, elle les aimait. Peut-être parce qu’ils étaient mal aimés. Peut-être parce que ça embêtait les voisins qu’elle aime les pigeons. Elle ne l’aurait jamais reconnu devant quelqu’un, mais elle savait au fond d’elle que la provocation n’était pas absente de son entichement pour ces volatiles. Sur la rambarde en pierre de son balcon, elle posait chaque jour les miettes du pain de la veille, un bout de pomme de terre, un reste de gâteau. De son vivant, Jean la gendarmait pour cette pratique :

– Tu ne vois pas que tes pigeons nous envahissent ?! Qu’on ne peut plus s’en débarrasser ?! Que ce balcon est une porcherie ?! Qu’on va s’empoisonner avec tous les microbes qu’ils trimballent ?! Que les voisins vont nous maudire ?!

Josette réfrénait sa colombophilie, quelques heures, puis reprenait de plus belle. Jean était de toute façon trop faible pour s’opposer à quoi que ce soit. Il est vrai que les pigeons avaient tendance à coloniser le balcon, pas seulement la rambarde, l’intérieur, et qu’ils ne se gênaient pas pour déféquer. Quelle ne fut pas la honte de Josette, suivie d’une colère sourde, quand elle découvrit dans la cabine d’ascenseur un courrier du syndic rappelant qu’il était interdit d’attirer les pigeons.

– Je ne les attire pas, je les nourris, pesta-t-elle.

Tigrou avait tôt fait de s’attaquer aux pigeons. Un chat chasse. Dès qu’il les apercevait, il bondissait contre la porte vitrée de la cuisine, et cela suffisait à les faire fuir.  Quand la porte était ouverte, il se planquait dans un angle du balcon, attendait qu’un oiseau vienne se poser, et alors bondissait sur la proie, qui n’avait qu’une seconde pour s’envoler. Alors Tigrou paradait sur la rambarde, au-dessus des 18 mètres de vide qui ne lui faisaient pas peur. C’était lui désormais le seigneur de la place. 

Les pigeons résistèrent un moment, d’autant que Josette continuait à les alimenter malgré les récriminations des voisins. Au bout de quelques semaines cependant, le félin l’emporta sur les oiseaux. Ils ne vinrent plus. Le chat triomphait. Mais regrettait aussi : il n’avait plus de combat à mener. 

Josette prit Tigrou sur la banquette, essaya de le sermonner :

– Ils ont droit de vivre, les pigeons, et droit à mon affection, eux aussi. Tu n’en auras pas moins parce que j’en donnerai à d’autres, au contraire. Plus le cœur sert, plus il grandit.

Tigrou ronronnait, davantage en raison des caresses dans le cou que des propos dans les oreilles. 

Un matin cependant, alors qu’il prenait l’air sur le balcon dont Josette avait ouvert la porte, un pigeon osa se poser sur la rambarde. Le chat aussitôt s’accroupit, pattes repliées, tête au sol et yeux fixés sur l’objectif. Qui était ce bipatte prétentieux ? Un nouveau ? Comment osait-il ?

Tigrou banda ses muscles, évalua les paramètres, puis déploya son corps d’un bond magistral. Toutefois – avait-il perdu l’habitude ? Était-il trop agressif ? – il sauta tant et si bien que, le pigeon s’écartant, Tigrou, dans une parfaite extension athlétique, franchit la rambarde sans coup férir et se retrouva dans les airs, du moins pendant 3 secondes, le temps de dévaler les 18 mètres séparant le 5e étage des Myosotis de la terre ferme, très ferme, quand bien même un carré d’herbe recouvrait le bitume.

Josette qui, devant l’évier, avait assisté à la scène, du moins au début, n’osa pas se rendre sur le balcon et encore moins se pencher par-dessus la rambarde. Elle se mit à trembler. Mon Dieu… Sans savoir ce qu’elle faisait, elle se mit à errer dans l’appartement, qui jamais ne lui avait paru aussi vide. Même les pigeons et le chat, elle n’avait pas été fichue de les garder. Jusqu’à quand les êtres allaient-ils disparaître autour d’elle ?

– J’aurais dû, moi, sauter à la place de Tigrou.

Elle pleura, sanglota, se sentit plus vieille et plus seule que jamais. Son pauvre corps tressautait et elle crut qu’elle allait se désintégrer.  

La sonnette retentit. Pas l’interphone, la sonnette du palier. Elle alla ouvrir la porte. Une femme d’à peu près son âge… tenait Tigrou dans ses bras.

– Madame Balantra m’a dit que ce devait être votre chat. Ça va vous étonner autant que moi, mais il est vivant.

Le regard semblait apeuré, tourneboulé, mais pas de doute, Tigrou n’était pas mort. Josette n’en croyait pas ses yeux brouillés de larmes. La femme lui tendit l’animal et ajouta :

– Venez avec moi. On va examiner votre chat de plus près. Et on va boire un petit remontant, hein ? Lui aussi. Ça nous fera du bien à tous ! Et peut-être qu’on va devenir amies toutes les deux ? Les humains, c’est pas mal aussi, vous savez.