Littérature - Nouvelles 2023
Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.
Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.
© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.
22 décembre 2023
Journal de femme de ménage
2e épisode : Le Noël de Victoria
(environ 20 minutes de lecture)
Samedi 22 décembre
Je suis en vacances jusqua mercredi dans quinze jours, et même jeudi pour l’école. Vivement que ça soye passer. J’aime pas cette période. Je déteste Noel. En plus je gagne 50 ou 100 euros de moins a l’école, 50 euros de moins au gymnase, parce que je suis pas titilaire. Et chez Delaunay, je suis pas payé du tout parce que je suis intérime. Les vacances cest que des dépenses, de l’ennui et de la tristesse. Que du boneur…
Le boneur, cest pas pour toi Victoria. Cest pas pour tout le monde, crois pas ça. Je me souvien, ma tatie des Estables (cest pas ma vraie tatie bien sur) disait que le Bon Dieu il en avait pas créé assez. Pourtan, yen a quen on bocou du boneur, non ?
Je m’apersois que je dis souven « pourtan ». Pourcoi ? Je sais pas.
Dimanche 23 décembre
Tous les magasins sont ouvert. Ya du monde partout. Keskon fait quand on a pas d’argent ? Et pas d’amis ?
Lundi 24 décembre
La soirée a pas tro mal comencé. Julie était chez sa copine Frédérique, on a décoré la table avec Morgane. Avec une nape et des serviettes en papier, des mandarines, des boujies, et des branches de sapin. On a ajouté des guirlandes au mur et elle a voulu faire un dessin du Jésus dans la crèche, avec le père Noel a coté. Elle ma demandé :
– Maman, il est venu le père Noel, quand le petit Jésu est né ?
– Bien sur, jai di sans réfléchir.
Elle croi encore au père Noel, c’était pas le momen de lui espliquer. Elle a voulu quon mette son cadeau sous le sapin, enfin a coté, il est tout petit.
– Cest juste un dessin. Mais il est beau tu va voir.
– Me dis pas ce que sait, sinon j’auré pas la surprise.
– Toute façon, tu devine tout.
– Tu crois que ça devine tout, une maman ?
– Toi tu devine tout.
Je sais pas pourcoi ça ma fait pleurer.
– Pourcoi tu pleure ? Tes encore triste ?
– Non. T’inquiète pas. Au contraire.
Elle est venue serré contre moi, on est restés la un momen, come ça, debou, sans rien faire. Je pleurais. Jai regardé par la fenêtre. Je voyais les lumières pas très loin.
Après jai mi leur deux cadeau.
– Tu les touche pas, hein ? Sinon pas de cadeau.
– Cest lour ?
– Chut. On touche pas, jai di.
– Cest Julie qui a le plus gros ?
– Tu verra tout à l’heure. Cest pas la taille qui conte.
Julie est rentrée a 6 heures come je lui avais obligé. Elle a ramené une boite de chocolat de la par de la maman de son amie, cest genti jai trouvé. Et puis quand elle a vu des cadeaux a coté du sapin elle a été chercher deux petits paquets dans sa chambre, je les avais vu quand jai fait les lits, mais j’avais rien di bien sur. Je lui done 2 € par semaine, je sais pas si cest avec ça quelle les a acheter. Sinon peutêtre son amie Frédérique, jai l’impression quelle a bocou de sous, peutêtre qu’elle lui a doné, elle lui a déja payer des trucs.
On a regardé ensemble l’Âge de glace 3, elles voulait le regarder après le diner, mais 6 heures c’était tro to pour diner. Alor on a regardé l’Âge de glace en buvant l’apéritif :
– Un vrai apéritif ? a di Julie.
– Ben, un coca, quoi. Avec des glaçons.
– Et des cacaouètes !
– Dacor, jen ai acheté
J’avais pas envie de coca, ça me done des gaz, alor jai bu un café. Julie ma di :
– Tu devrais prendre un Martini.
– Tu conais le Martini, toi ? jai di.
– Je sais s’que cest.
– Ten a pas bu au moin ?
Elle a aussé les épaules. Sa ma fait envie du cou son Martini. Mais j’en ai pas. Ya pas d’alcol dans la maison. Vivi ma enguelé une fois pour ça :
– Il faut que tu puisse offrir l’apéritif a quelqu’un qui passe ! Cest pas poli sinon. Au moins une bierre.
Come si j’avé de quoi acheter de l’alcol… Et puis je vois pas qui cest qui paseré boire l’apéritif.
Un peu avant la faim de l’Âge de glace, jai mi le poulet et les pomes de terre a réchaufer, cest le bon pla que javais acheté pour Noel.
– Maman, vien vite, tu va louper la faim !
Je la conais la faim, mais je suis revenue pour leur faire plaisir. Jai fait la salade qu’après.
On a mangé en regardan la 6, c’était maran. Elles ont toute les deux voulu alumé les boujies, tout un cirque, je les ai fâché. Et puis au dessert on a doné les cadeaux, ça leur a rendu le sourire. A Blanzey, dans ma deuxième famille d’acueil, on donait les cadeaux que le lendemin, le dimanche, enfin le jour de Noel. Mais ça fait lon d’atendre pour les petites, alor moi je fais le 24 au soir, je sais ya d’autres familles qui font come ça.
Julie a été contente d’avoir un nouveau MP3.
– Maman, il est tro top ! Cest super mamounette, merci.
– Tu ma espliqué mais jai pas bien compri : cest pas gènan quon a pas d’ordinateur ?
– Tinquiète, je m’arange avec mon portable et puis l’ordi de Frédérique.
Keskon feré sans Frédérique, jai pensé. Peutêtre jai été un peu jalouse en même tan. Entouca Julie ma embrassé en me serran le cou. Jai senti les larmes encore, mais je m’ai di qui falait surtou pas que je me remettre a pleuré.
Julie nous a mi dans les mains chacune un cadeau. On a ouvert, Morgane et moi. C’était des boucles pour moi, un bracelet pour sa seur :
– Mais je suis tro petite ! elle a di la petite en faisant pendre son bracelet devant elle come un lézare.
Ça nous a fait rire. Moi je trouvais les boucles très jolie, assez grosses, rondes, en plastic noire :
– Ça ira bien avec tes cheveux, a di Julie, et je suis été dacor avec elle.
– Merci ma fille, jai di en lui faisant un bisou
La petite s’est agacée sur le papier du gros cadeau que j’avais pour elle, elle a tout déchiré.
– J’arive pas ! Maman aide moi !
Je lui est ouvert son cadeau, même la boite quelle arivait pas a ouvrir. Cest une grosse boite en bois avec des peintures, plin de crayons, et des sortes de craies, ça s’apel fuzin ils mon di. Je les acheté a Cultura, Vivi m’avait emmené. Morgane aime dessiné, et on a jamai assez de crayons. Alor je mai di que ce seré bien. Jai acheté du papier Canson aussi. Je mai ruiné. Mais la petite est contente elle sait tout de suite mi a dessiner.
– Kes tu va dessiner ? jai demandé.
– C’est une surprise.
– Si tu comencé sur une petite feuille blanche avant d’user une feuille de Canson ? Ça coute cher et yen a pas bocou.
– Non, je veu une grande feuille. C’est mon cadeau.
– Bon. Aplique-toi. Fait quelque chose de beau.
Je crois quelle savait pas encore ce quelle alé dessiné, mais elle parlait plus, elle était concentré, et elle essayait plusieur crayons, dousmen, pour pas les abimé.
Jai débarassé en raluman une cigarette. Julie était sur le canapé, je sais pas ce quelle fabriquait avec son téléphone et son MP3. Je lai entendu qui sénervait : « Putain si javais un ordi ! ». Jai rien di pour pas gaché l’ambiance. L’ordinateur, cest souven quelle men parle. « Pour internet, elle me di, même toi ça te rendrait service ». Je sais pas, ji coné rien, toute façon je vois pas coment je payeré sa. « Mais ta internet sur ton téléphone mintenan », je lui dis. « Cest pas pareil », elle me di.
Jai rangé la cuisine et jai fait la vaisselle. Au bou d’un momen, je les ai entendu qui comencé a se chamailler, y’avait une histoire de boujie.
– Maman, elle m’empêche de faire mon dessin !
– Julie, laisse ta seur tranquille !
– Gna gna gna… Pauvre petit bébé…
– Je suis pas un bébé !
Jai pas fait tro atention, cest Noel je mai di, cest pas grave. Et puis tout d’un cou, ça a crié :
– T’es fole ! Maman, elle a mi le feu !
Je suis vite été voir, j’avais encore mes gans de vaisselle. La table brulait ! La petite s’était poussée, elle avait mi son dessin et sa boite de crayons sur le tapi. La grande faisait rien, elle regardait ! Jai u très peur, mais rien est sorti de ma bouche, je suis vite été dans la cuisine, jai pri le seau pour lavé, je lai rempli d’eau, jai retourné dans le séjour et jai jeté l’eau sur la table. Les filles ont crié, ya des trucs qui sont tombés, y’avait des flames par terre. Alor jai pri le seau et jai tapé sur ce qui brulé, des bous de nape, de serviettes, et les boujies.
– Marche dessu ! je crié a Julie. Marche dessu !
– Je peux pas ! Je vais me brûler ! Faut appeler les pompiers !
Elle boujait pas, elle s’est mise a chouiner. Incroyable. Jai pri le journal de la ville et jai tapé partou yavait du feu. Ça fini par s’étindre.
Je me retrouvé quatre pates par terre, la petite pleurait sur le canapé avec son dessin sur les genoux et sa boite contre elle, on auré di un voyageur qui a peur qu’on lui prène sa valise. Ça senté le brulé, et puis un bore du tapi avait noirci et la pinture de la table gondolé par endrois. Yavait du papier cadeau qui avait brulé aussi et la nape était morte. La grande était debou, elle faisait rien a par pleurniché. Alor je sais pas ce qui ma pri je mai relevé, je l’ai regardé et je lui ai tourné une gifle, come sa, sen dire un mot. Elle a pas di un mot non plus, mais sa joue est devenu rouge tout de suite et elle est parti dans la chambre.
Je tremblé. J’étais fatigué. Je suis été m’assoir a coté de la petite qui pleurait, elle voulait pas laché sa boite, mais jai di « done je vais la mettre la » et je lai posé par terre a coté de moi. Et jai serrée Morgane contre moi.
– Elle a mi le feu a la nape avec les bougies. Esprès !
– Cest rien, elle voulait pas faire mal.
– Si, elle a fait esprès !
– Elle sait pas rendu conte.
Sa m’embétait pour la table, qui avait une sale tête mintenan. Faudra que je laisse la toile ciré tout le tan, pas le choi. Mais ça fait moche je trouve, dans un salon sale a manger. Ça fait cuisine. Sa va faire come a Blanzey, que la cuisine, la sale a manger et le salon c’était la même chose.
On a regardé les chanteurs a la télé, yen avait deux trois pas mal. Des vieux des jeunes, cest drole dans la musique on dirait que l’age conte pas. Jai pensé a Julie, je voulais pas quelle soye seule, le soir de Noel en plus, elle pouvait faire des bêtises. Jai frapé a la porte et je suis entré. Elle était sur son lit avec son téléphone.
– Kes tu fais ?
– Tu pourrais attendre que je te dise d’entrer. Pourquoi y’a pas de clé à cette porte ? Je peux jamais être tranquille !
– Di pas de bêtise. On vi ensemble dans le même apartement, on va pas s’enfermer.
– J’en ai marre de cet appart.
– Je sais, tu voudré avoir ta chambre. Si jai mon plin tan, tu sais que je chercherai avec une chambre de plus.
– Et tu l’auras quand ton plein temps ? Dans dix ans ?
– Dis donc, sois poli. Cest dur tu sais. Tu verra quand tu travailra.
– Je travaillerai pas ici ! Je vais me tirer de cette ville pourrie !
– Tu fera ce que tu voudra quand tu sera grande.
– Je vais me casser d’ici.
– Oui, ben en atendan t’habite la, alor fais pas la tête et vien au salon.
– Je préfère rester la.
– Di donc, tu manque faire bruler la maison et en plus tu fais la geule ? Tu crois pas que t’exagère ?
– Jai pas fait exprès. Je jouais juste avec la cire des bougies.
– Je tai reproché quelque chose ?
– Tu m’as mis une baffe ! Et pas une petite !
– Tu la mérité. Et jai u peur.
Elle a rien di, la. Elle était alongé sur le lit, a moitié tourné contre le mur, moi assise sur le bore, les deux pieds bien a pla par terre et les mains sur les genoux. Jai regardé la pièce. Le coin de Morgane en face, le petit lit, la chaise, le coin des poupées, le petit bureau, les posters. Et puis autour de moi, le lit plus grand de Julie, son bureau plus grand, ses deux poufs et son coin musique come elle di, ou elle s’assoi avec ses copines quand elles vienne, et puis ses posters de chanteuse et de chanteurs.
– On est pas mal ici…
– Cest pourri…
Je me suis tournée, jai mis une main sur son bras et je lui ai fait un gros bisous sur la tampe et un autre sur les cheveux. Je m’étais levé, j’étais presque arivé a la porte, quand je lai entendu se lever d’un cou et courir vers mois. Elle ma atrapé, elle ma di :
– Maman, jai eu peur aussi !… Pardon… Pardon !
Elle sait pendue a mon cou, enfin elle est presque aussi grande que moi mintenan, et elle a pleuré contre moi.
– Olala…
Alor moi aussi jai pleuré bien sur et on était la come deux cones a pleurer dans la chambre un soir de Noel… Ça a duré plusieurs minutes je crois. Julie ma redi « pardon, pardon » come si elle me disait pardon pour bocou d’autres chose et elle ma di aussi « Maman je t’aime », ce qui arive presque jamai même si je sais quelle m’aime. Alor jai di « cest rien, cest rien » et puis « je t’aime aussi », et on était la, triste mais en même tan je crois que ça nous a fait du bien de nous serrer et de nous dire qu’on s’aimait.
Jai fini par retourné dans le séjour, la petite s’était remise sur la table. Et… jen ai pas cru mes yeux, elle avait bien avancé son dessin, et vous savez pas ce quelle dessinait ? Une table de Noel avec des flammes qui sortaient des verres, des assiettes, des cadeaux…
– Mais ?…
– Cest moi qui a u l’idée…
– Ah bon ? Ya pas quelque chose qui ta fait pensé a sa ?
– Non, jai inventé toute seule.
– T’ira le montrer à Julie, je pense que ça va lui plaire.
– Cest pas encore fini.
Jai ralumé une cigarette et jai rangé la cuisine et le séjour. Julie avait mi de la musique dans la chambre. Un peu plus tar Morgane a été montré son dessin a Julie. Je mai aproché de la porte et, discrètment jai écouté ce quelles disait :
– C’est toi qu’a fait ça toute seule ?
– Oui, Maman ma pas aidé !
– C’est vrai, ça ?
– Cest vrai !
– C’est pas mal. Tu vois, c’était bien que j’allume la nappe, ça t’a donné des idées.
– Cest moi ca u l’idée toute seule !
– Mais oui…
– Je vais l’acrocher.
– Si tu veux.
On a cherché des punaises, jen avais plus, alor on a demandé a Julie si on pouvait prendre deux punaises d’un de ces posters, ça a failli faire des histoires mais elle a bien voulu. La petite était contente. On a trainé encore un peu et on sest coucher.
Mardi 25 décembre
Vivi, ma cousine, ma apeler à 11 heures.
– Vous faites quelque chose à midi ?
– Kes tu veu qu’on fasse ?
– Ben c’est Noël.
– Ben oui.
– Venez manger à la maison. Il nous reste plein de choses. Dany passera vous prendre à 1 heure moins le quart.
– Ok.
J’avais pas tro envie, mais bon cest ma cousine, cest genti, et puis cest Noel. Et puis ça plaira aux filles.
Cest vrai que c’était pas mal. Dany et Adrien nous ont fait rire. Adrien a 15 ans, il est pas le fils de Dany, mais ils s’entende bien. Ils sont copins en fait, même si ils ont vint ans de diférence. Je crois que Julie lui plait. Elle elle l’aime bien, mais ça va pas plus loin. Les garçons elle si intéresse pas encore. Ça va l’embéter toute sa vie les garçons, cest pas la peine de se presser. Surtou pas.
On a parlé des cadeaux, bien sur. Et ils nous ont doné un a chacun : une plante pour moi, et dix euros pour Julie, dix euros pour Morgane. Heuresmen j’avais 10 euros que jai doné a Adrien, et puis jai di a Vivi et Dany que je leur ofriré quelque chose le mois prochain. J’avais aporté une boite de crotes en chocolat quon ma doné au boulo, heuresmen.
Après le déjeuner, on a regardé des photos sur l’ordinateur d’Adrien et puis il a montré un jeu vidéo filles. Après, Dany a emmené Adrien et les filles dehor, je suis resté aidé Vivi a rangé et on a discuté. Elle ma taxé toutes mes cigarettes, mais bon. Un momen elle ma demandé :
– Pourquoi t’as pas de mec ?
– Eh, jai di, tu croi que ça se trouve come ça ?
– Ben oui, je crois. Ils sont affamés, ces cons-là ! Surtout toi avec tes yeux coquins, ta peau lisse et tes gros lolos, tu peux faire ce que tu veux…
– Kes tu raconte ? Mes lolos sont pas si gros et je suis petite. Et quand je suis pas maquillée jai une tête qui fait peur…
– Parce que t’es fatiguée tout le temp. Mais t’a un joli visage. Avec tes cheveux noirs comme de l’encre, on dirait une actrice espagnole, tu sais la belle, là, je sais plus son nom…
– Non mais tu te sen bien ?… Entouca jai pas de mec. Et cest pas ça qui me gêne.
– Ça aide pourtant, tu sais…
– Ça aide si cest un mec bien et quon s’enten bien ! Sinon cest l’enfer, tu veu dire !
– L’enfer à deux ou l’enfer toute seul… A deux au moins on fait crac-crac…
– Oui, ben toute seule, au moin tes pas obligé de faire cracrac…
Ça ma énervé de parler de ça. Je lui ai pas parlé de Frank l’autre jour dans l’entrepo, sinon elle auré été capable de me dire que j’auré du accepté de me laisser violer !
On est sorti un momen. Dany et les enfants avait arêté de jouer au foute, ils bricolé je sais pas quoi a coté d’une cloture et d’une sorte de cabane a lapins, sans lapins. Il faisait froi. Le ciel était tout gris, la neige était pas loin.
– Maman, tu crois qui va neiger ? est venu me demandé Morgane en courant quand elle ma vu.
– Pas encore. Il neige plus à Noel mintenan. Quand j’étais petite, a la campagne il y avait toujour de la neige à Noel.
– Moi je suis sure qui va neiger !
Et elle est repartie en courant et en levant les bras vers le ciel come si cest elle qui alait faire venir la neige.
– Vic, regarde.
Jai tourné la tête et jai hurlé :
– Aaaahhhhhh !
C’était Dany qui tenait un ra par la qeu devant moi. Jai retourné vers la maison, j’avais failli tombé. Ils rié tous come des malades. Et je m’ai mi a rire aussi.
– Tes con tu sais ! je lui ai di.
– Quoi, cest pour ton dîner ! Je vais te l’embaler dans de l’alu.
– Tes dégueulasse.
On a resté encore un peu dehor et on est rentré. Ils on voulu qu’on joue au taro mais moi je compren rien aux cartes et j’aime pas ça.
– Jouez, moi je vais regarder la télé.
– Mais tu peux regarder la télé en jouant.
– Non, j’aime pas les cartes.
– Maman, moi non plus je joue pas.
Ils ont jouer a quatre, Vivi, Dany, Adrien et Julie. Moi et Morgane on a regardé des photos dans la boite que Vivi avait sorti, des photos quand on était petites ou qu’on était plus jeune. Ça fait drole. On change…
On est rentré. J’avais tro mangé, je me senté lourde. Et les filles était énervé. Il me tardé que ce soye l’heure de se couché.
Mercredi 26 décembre
Je suis passé au distributeur. Jai retiré que 20 euros. Je suis déja découvert de 120. Jai pas droit a plus de moin 150, ma di M. Sauvade… Ça veu dire qui me reste 30 euros pour finir le mois. Et décembre cest 31 jours. Et je crois que ya l’assurance de la maison qui va être prélevé biento. Je déteste ça les prélèvmemts cest malonête on se fait excroqué, mais jai pas u le choi. Come j’avais fait un chèque en retar l’autre fois, ils mon di cest prélèvmemt ou rien. Je sais pas quand ça va tomber. Ils dise qu’ils envoie un papier avant mais je compren rien a leur papier. Il devré faire encore plus compliqué, et écrire encore plus petit tan qui zy son.
Jeudi 27 décembre
Toutaleur jai u une surprise. Voir ariver Anne-Marie, la sistante sociale qui s’ocupé de moi quand Julie était petite, et Morgane un bébé. Elle a soné. Elle ma di :
– Victoria, je suis désolée de débarquer comme ça, mais vous avez dû changer de numéro de téléphone depuis 2 ans et je ne l’ai pas trouvé. Alors je me suis permis de passer, je voulais savoir coment vous alliez, vous et les filles.
– Oh !… Cest genti, jai di, cest très genti ! Entrer. Je mi atendais pas, cest pas bien rangé, escusémoi !
C’était 4 heures de l’aprèmidi, Julie était pas la. Jai fait entré Anne-Marie. Elle a voulu enlever ses chaussures, jai di non surtou pas. Elle avait aporté des gataux pour le gouter, et puis un bouquet de fleurs. Elle a di :
– On mange trop de chocolats à Noël, vous trouvez pas ? Alors je vous ai apporté des fleurs, en ce momen il n’y en a pas beaucoup.
Et elle ma tendu un bouquet de fleurs, très gros, alor… alor encore une fois, je m’ai mi a pleurer. Je sais pas pourcoi, ce bouquet de fleurs énorme qu’on me doné, a moi ?… Ça m’arive jamai, cest pas pour moi les fleurs.
– Oh là là… Je retrouve la Victoria que je connais. Émotive, sensible.
– Jai onte… Excusémoi, Madame.
– Oh, n’ayez pas honte Victoria, c’est une qualité, vous savez, de savoir manifester ses émotions, être naturelle… Et puis vous n’allez pas m’appeler Madame ! Je suis Anne-Marie, comme avant. Même si vous avez fait du chemin.
Anne-Marie s’est mi a genou, elle a embrassé Morgane et elle a di :
– Alors voilà le bébé que jai connu ! Eh bien… Quelle belle fille tu es devenue ! Tu ne te souviens pas de moi, mais moi je me souviens. Quel âge tu as maintenant ?
– 8 ans et demi.
Et come je restais la come une cone avec mes fleurs en train de les aroser avec mes larmes, elle s’est relevé et elle a di :
– Donnez, je vais vous aider. Est-ce que vous avez des ciseaux ? On va enlever le papier, le lien, et on coupera les tiges s’il le faut.
Jai di a Morgane qui regarder Anne-Marie come un estra terrestre parce quelle lui avait mis la boite de gataux dans les mains d’alé cherché des siseaux dans sa chambre. Elle y a été en gardan les gataux avec elle.
– Est-ce que vous avez un vase, a demandé Anne-Marie ?
Je savais plus si jen avais. J’été chamboulé. On a été dans la cuisine.
– C’est de ma faute. Je vous apporte des fleurs sans vous apporter ce qu’il faut pour les mettre ! C’est bête.
Jai un po ou ya des branches dans le séjour, mais c’était tro grand, ça auré fait moche. Jai trouvé une grosse carafe qu’on utilisé pas.
– Ça ira très bien, elle a di.
Morgane a aporté les siseaux, Anne-Marie lui a fait couper le papié, les tiges et tou. La petite me regardait au débu pour savoir si c’était vrai quelle pouvait faire ça. Jai fait signe que oui.
Quand le bouquet a été instalé, la petite a ouvert les gataux. Des gataux de patissier, elle avait un sourire jusquaus oreilles et ses yeux sorté de sa tête. Y’avait un éclair au chocolat, un milefeuille, une tartelette au fraises, et puis un truc je sais pas coment ça sa pelle. Jai proposé un café a Anne-Marie, elle a préféré un té. J’avais pas de té, que de la tisane, elle ma di que sa irait très bien.
Jai di :
– Je vais apeler Julie.
– Oh, ça me ferait très plaisir de la voir, c’est certain. Mais ne la dérangez pas. Elle est chez des amis ?
– Oui, chez sa copine Frédérique. Je vais canmême lui mettre un texto.
– D’accord.
Et pandan ce tan, elle a demander a Morgane si elle voulait bien lui faire visité sa chambre. Jai vite envoyé mon texto : « Il fo que tu rentre de suite. Ta sistante sociale ki ta conu petite é la. L veu te voir ». Jai mis l’eau a chaufer. Julie a répondu : « Ki sé sa ? J sui ché Fred ». Jai répondu : « Discut pas. Dépech toi ».
Jai préparé les tasses et jai mi les gataux sur une assiette. On sest mi autour de la table. Y’avait les brulures de l’incendi, j’avais pas mi la nape cirée.
– Escusémoi, cest Julie l’autre soir avec les boujies, elle a failli tout faire bruler…
– Eh bien, au moins on voit que vous avez fêté Noël !
Anne-Marie souriait. J’étais génée, elle est tro gentille cette femme. Jai servi sa tisane, je sais pas si jai fait comifo. Elle a pri juste une moitié de milefeuille, et moi jai pri l’autre moitié. Ça me faisait plaisir quelle met pas oublié après toute ses années, mais en même tan ça me rapelé plin de momens durs. Elle ma posé des questions, et puis par momen elle disait plus rien. Jai bien failli me remettre a pleurer quand on a parler du foyer.
– Vous avez connu des moments difficiles, Victoria. La vie n’est pas facile…
– Oh non ! jai di.
Et come j’alé comencé a pleuré, elle a pri mes mains et elle les a serré dans les siennes.
– Mais vous avancez, vous faites face. Regardez, vous avez deux filles, vous arrivez à prendre soin d’elles, vous avez un appartement, un travail… C’est déjà beaucoup, vous savez. Je suis fière de ce que vous avez fait.
Jai fermé mes yeux, mais ya canmême deux larmes qui sont échapé. La petite avait été sur le canapé quand elle avait fini son éclair au chocolat. Elle regardait la télé mais en même tan elle écoutait keskon disait.
Anne-Marie ma posé des questions sur mon travail, sur l’école, sur plin de choses. C’était pas pour me juger, je voyais bien. Mais c’était pas clair dans ma tête, ça alé tro vite, j’avais pas préparé ça. J’avais envie de fumer une cigarette, jai pas osé.
Julie ai arivé, j’avais oublié. Elle avait sa tête des mauvais jours, elle était pas contente.
– Ah, voilà Julie ! a di Anne-Marie en se levant.
Et elle a été vers elle et elle lui a di :
– Julie, tu ne te rappelles pas de moi, mais est-ce que tu te rappelles de votre petite maison à Grêlon ? Et de tes années à la maternelle ? Ta sœur était toute petite…
– Oui, a di Julie, et la elle sait mi à sourire.
– Eh bien à ce moment-là je venais de temps en temps vous voir à la maison, ta mère venait me voir à mon bureau, je l’aidais dans ses papiers, pour les sous, tout ça. Et je me rappelle bien de toi. Tu étais adorable. Toujours à regarder autour de toi comme si tu voulais tout comprendre. Et avec le même sourire coquin que ta maman.
Julie sest mise a rire, elle avait plus du tout la même tête que 2 minutes avan. Et puis elle est venue mangé son gatau et boire un coca que je suis été lui chercher dans la cuisine, jen ai profité pour alumé une cigarette. Anne-Marie arêté pas de lui parler et Julie parlait aussi, cest rare quelle parle come ça.
– Vous avez des photos, Victoria ?
Jai un classeur, je les mes dedan, dans des pochettes transparante ou je les cole sur des feuilles. Cest pas très bien rangé. Et puis yen a dans une vieille envelope. Julie a été un peu dans sa chambre, on a débarassé la table et Anne-Marie ma fait assoir a coté d’elle et elle ma demandé de lui espliquer les photos. Assez vite les deux filles sont venu de l’autre côté de la table et on a passé lontan a regarder et a discuter autour des photos. Jai pleuré encore.
Anne-Marie est partie vers 6 heures. J’étais telmen crevé que jai di aux filles que j’alé malonger 5 minutes. Je suis été me coucher sur mon lit et je mai endormi d’un cou. Boum ! Cest Morgane qui ma réveillé a 7 heures et demi. Je savé plus ou j’étais. J’avais un peu envie de vomir, je suis été aux toilettes. Cest pas venu. Le soir bien sur jai pas arivé a m’endormir avant 2 heures du matin.
Vendredi 28 décembre
Ya une femme et son mari ils ont tué leur enfant. Il lon di à la télé. Cest pas la première fois qu’on enten un truc come ça. Mais la en plus, ils ont caché le cor. On sais même pas ou il est ! Y’avait un psicolog qui espliquait pourcoi on pouvait en arivé la. Je vois pas ce qui ya a comprendre. Si on tu son enfant, on doit mourir. Et si on l’abandone, pareil. On peut pas escuser ça, cest pas possible.
Samedi 29 décembre
Ils comence a m’énerver avec leur révayon ! « Et kestu fais pour le révayon ? Et ta prévu quoi pour le révayon ? » Oh ! Stop. Jai rien prévu du tout pour le révayon. Keske ça peut me faire quon soit biento le 31 décembre ? Come si javais le tan de penser a ça et de l’argent a dépenser pour ses coneries ! Des repas a 80 euros par persone ! Non mais keske ça veut dire ? Moi, hier, il a falu que je demande à Morgane quelle me prête ses 10 euros que Vivi lui a doner a Noel pour acheter a manger… Elle a pleuré, mais j’avais pas le choi. La paye est tombée aujourdui heuresmen, mais elle est pas grosse et je pouré pas alé a la fin du mois sans découvert. Alor qu’on m’embête pas avec le révayon !
Et puis ces bisous et ces bone anée alor que tout le monde sans fou, cest que des ipocrites. Je peu pas suporter sa.
Dimanche 30 décembre
Qui on est des fois je me dis, hein ? Keskon fait la, sur la terre, a vivre moin bien que les animaux ? A quoi ça sert tout ça ? Cest con, quand on y pense. Je sais pas le dire… ça m’énerve. Cest pas juste, de vivre. Cest tro dur. Apar pour certins. Pour ceux qui ont de la chance, la chance d’avoir de la chance.
Lundi 31 décembre
Tan de chiote. Moral de chiote. Normal, je lave les chiote. Les filles sont insuportables. Jai mal au ventre. La nouriture que jai acheté samedi est déja presque toute finie. Je tiendré jamai jusqua la fin du mois. L’image de la télé est mauvaise. Le conar du premier a mis la musique plin bal. Encore un enfant qui a été tué.
Mardi 1er janvier
Bonne anée ? Sa peu pas être pire que celle qui sachève. Quoique.
(À suivre)
8 décembre 2023
La conversion du toubib
(environ 7 minutes de lecture)
– Écoutez Docteur, je voudrais savoir pourquoi j'ai mal à la tête. Je ne peux quand même pas prendre un Efferalgan 10 fois par jour !
– En effet, Madame Boniface.
– Mais alors, je suis condamnée à vivre avec ces douleurs ?
Il lui aurait volontiers répondu que oui, au-delà d'un certain âge on vivait avec ses douleurs, et même dès le plus jeune âge quand on n'avait pas de chance.
Cependant, comme tous les médecins, il avait pris l'habitude de ménager ses patients. Cette dame était donc incapable d'entendre la vérité, aussi banale fût-elle. La franchise était une valeur revendiquée par tous les hommes et femmes ; mais elle les horrifiait dès qu'elle était utilisée.
– Nous avons vu que le scanner était tout à fait rassurant : pas la moindre tumeur dans votre boîte crânienne.
– Mais il y a bien quelque chose ?
Non, il n'y a pas forcément quelque chose. Un cerveau, ce sont des kilomètres de vaisseaux, des milliards de cellules, des milliards de milliards de connexions. Qu'il y ait inflammation par endroits et par moments, quoi de plus normal.
– La médecine a fait des progrès, tout de même ! Je ne veux plus avoir mal !
Vous n'avez pas bien mal, va. Si vous saviez combien de gens souffrent plus que vous, sans en faire tout un plat.
Il en avait marre, de ces jérémiades pour trois fois rien. Chaque année, il pensait qu'il n'allait plus supporter ça, qu'il allait dire aux gens leurs quatre vérités et peu importe comment ils réagiraient. Il perdrait la moitié ou les trois quarts de ses clients, mais il en gagnerait autant, et des plus intéressants, qui ne voulaient pas se mentir. Il ne leur parlerait pas en psychologue, mais en scientifique ; il n'en serait pas moins humaniste, au contraire.
Ce soir-là fut le bon. À la suite de la dernière visite de Madame Boniface, il décida que cette fois il allait cesser la niaiserie et le mensonge. Il allait mettre en accord ses pensées et ses paroles. Il allait se réunifier.
La première chose à faire était de mettre dehors celles et ceux qui encombraient le cabinet sans raison. Il estimait – non il savait, puisqu'il les avait examinés –, qu'au moins 50 % de ses clients n'avaient rien à foutre chez un médecin. Ils venaient pour une raison parmi quatre, ou pour les quatre à la fois : parce que c'était remboursé, parce qu'ils ne voulaient pas travailler, parce qu'ils s'ennuyaient, parce qu'ils avaient peur de tout. Ils polluaient son espace, abêtissaient l'humanité, ruinaient le pays.
Il appela sa secrétaire.
– Carole, vous pouvez rester une heure de plus, ce soir ?
– Oui, docteur. Je passe un coup de fil aux enfants.
Quand Carole fut devant lui avec le cahier de rendez-vous, il lui expliqua le changement de stratégie, avec effet immédiat.
– À partir de demain matin, vous répondez à toute personne qui appelle et que nous aurons rayé de la liste la formule suivante, notez bien : « Le docteur estime qu'un nouveau rendez-vous n'est pas nécessaire. Face à l'afflux des demandes, il a décidé de se concentrer sur les personnes réellement malades. Nous vous renverrons votre dossier médical sous quinzaine. Au revoir Madame, ou Au revoir Monsieur ».
– Vous êtes sûr, Docteur ?
– Sûr. Je n'en peux plus. Je veux redonner à la médecine le sens qui est le sien. Je veux soigner des malades, pas écouter des pleurnichards.
– Mais ils ne vont pas comprendre, après toutes ces années…
– Vous avez raison, ça va crier, rouspéter. Et notre tâche ne sera pas facile au cours des prochains jours. Si les gens tiennent à me voir pour une explication, vous leur fixez un dernier rendez-vous, je leur expliquerai. Vous verrez qu'en trois semaines nous aurons éclairci le terrain, et que nous y verrons plus clair. Allez, déblayons !
Pendant une heure, plutôt deux, avec le cahier de rendez-vous, les fichiers sur l'ordinateur, et les dossiers individuels quand il y avait besoin de vérifier des informations, ils passèrent en revue les patients réguliers du cabinet. Sur 168, ils en marquèrent 89, qui ne méritaient pas d'être pris en charge.
– Docteur, si je peux me permettre, questionna Carole. Vous n'avez pas peur du manque à gagner ? Et de l'image que vous allez donner ?
– Nous allons perdre la moitié de la clientèle, ok, peut-être plus. Mais je vous fais le pari que, grâce à l'image justement, au bouche-à-oreille colportant que le docteur Dufraisne ne reçoit plus que les patients réellement malades, ou légitimement inquiets de leur état de santé, nous allons en gagner d'autres, bien plus intéressants.
– Et vos confrères ?
– Ils seront contents de récupérer nos clients. Ils continueront à leur prescrire des antibiotiques inutiles pour un rhume qui de toute façon durera quinze jours et est inévitable. Ou, pour une diarrhée, de l'Immodium et du Smecta que les gens auraient pu acheter tout seuls ou éviter avec une diète, des soupes et du riz pendant trois jours.
Les jours suivants furent en effet mouvementés, surtout pour Carole, qui subit le mécontentement de personnes d'autant plus en colère qu'elles étaient habituées à être choyées en toutes circonstances. Elle dut appeler plusieurs fois le docteur sur son portable pendant sa tournée du matin, et le déranger souvent dans son bureau pendant les consultations de l'après-midi. Trois patients, deux hommes et une femme, forcèrent même la porte du médecin pour lui dire ses quatre vérités, tandis qu'il auscultait quelqu'un à moitié nu. Trois lettres furent envoyées, deux avec menace de procès, une anonyme.
La plupart des congédiés sollicitèrent un rendez-vous pour obtenir des explications. Cela donnait des échanges de ce genre. Avec M. Parupian, employé du Trésor Public :
– Vous ne faites plus que les cancers ?!
– Pas du tout. ll y a d'innombrables maladies et affections. C'est pourquoi je souhaite mieux me consacrer aux personnes qui en sont atteintes.
– Mais vous êtes généraliste ? Ça dit bien ce que ça veut dire, non ?
– Je suis médecin généraliste, oui. Pas pharmacien généraliste. Pas psychologue généraliste.
Avec Mme Audebois, professeur d'allemand :
– C'est scandaleux ! L'accès à la médecine est un droit et vous le bafouez !
– Je le réhabilite, en dirigeant ailleurs ce qui ne relève pas de la médecine.
– Mais comment savoir si on est malade avant de venir vous voir ?! Vous êtes devin ?
– Je ne refuse pas d'examiner les gens lorsqu'ils ont des raisons de s'inquiéter. Je refuse d'abêtir les personnes qui ne relèvent pas d'un traitement médical.
– Le côté humain, le cœur, la compassion : ça vous parle ?
– Oui. Autant que l'abus, l'égoïsme et les pleurnicheries indécentes de ceux qui ont déjà tout.
Bien que capitonnées, les portes claquèrent. Les langues sifflèrent et les nerfs furent mis à rude épreuve. Carole fut héroïque. Elle s'écroula un soir en sanglots dans les bras de son patron, qui la réconforta comme il put.
– Vous faites un travail remarquable, Carole. Je n'y arriverai pas sans vous.
– Je ne sais pas si je vais tenir, Docteur.
– Pour vous remercier de vos efforts pendant cette période difficile, je vous verserai une prime équivalant à un mois de salaire.
– Oh, c'est gentil, Docteur, dit-elle en pleurant de plus belle, mais je ne la demande pas.
– Mais moi je vous l'attribue. Vous la méritez amplement.
En dehors du fait que le chaos dura six semaines et non pas trois, la prophétie se révéla juste. Non seulement le cabinet fut débarrassé des ronces – ainsi appelait-on ceux qui encombraient le cabinet pour rien –, mais en plus il attira des patients voulant voir ce médecin qui refusait les ordonnances de complaisance et disait la vérité. « Enfin ! ». D'autant que le docteur Dufraisne avait décidé de réduire ses consultations de trois à deux en une heure, ce qui lui donnait plus de temps par patient et permettait, le cas échéant, de recevoir en urgence quelqu'un qui en avait besoin.
Pour s'en sortir financièrement, il passa le montant de sa consultation de 28 à 35 €, ce qui ne posa aucun problème, car le rapport entre temps et prix était amélioré. Il se réservait même le droit, et il avait demandé à Carole de préparer deux affichettes en ce sens, de demander 50 € au lieu de 35 si, malgré les précautions qu’il avait prises, on était venu le consulter sans raison valable.
Le bouche-à-oreille fonctionna si bien que la presse régionale d'abord, médicale ensuite, consacra articles et reportages à ce médecin qui avait décidé de revenir aux fondamentaux en dépoussiérant le métier. La réflexion que son exemple suscitait chez les particuliers comme chez les praticiens fut amplifiée.
Même ceux qui étaient éconduits se réjouissaient. Un homme raconta sur France 3 sa visite chez le docteur Dufraisne :
« – Monsieur, vous n'avez que dalle, me dit le toubib.
– Mais j'ai vraiment mal, rétorquai-je.
– Tout le monde a mal au dos. Ce n'est pas une maladie.
– C'est normal d'avoir mal ?
– Oui, c'est la vie. Si vous voulez vous aider, faites du yoga. Cela fortifiera et assouplira votre colonne, ainsi que votre mental, qui en a besoin. 50 € s'il vous plait.
– Euh… 35 ?
– 50 ».
Un an après cette mise en place, le docteur Dufraisne s'associait avec un jeune diplômé autour d'une charte reposant sur les valeurs suivantes :
– refus des arrêts et ordonnances de complaisance ;
– refus des malades imaginaires ;
– recours raisonné aux médicaments et examens complémentaires ;
– accompagnement maximal (médical, humain et administratif) des malades pris en charge ;
– respect des horaires de rendez-vous ;
– disponibilité pour les patients en souffrance.
Deux ans plus tard, il créait l'Association pour une Médecine Responsable, dont la secrétaire générale était Carole Delbos. En quelques années, l'AMR devint le nouvel ordre déontologique de plus de 750 médecins à travers le pays.
1er décembre 2023
Para comment ? Sylvie et son fauteuil
(à Elisabeth Cloet)
(environ 3 minutes de lecture)
La première fois que je la vis remonter l’avenue de la gare, je m’arrêtai. Minuscule dans son fauteuil, en partie cachée par un enfant sur ses genoux, elle activait ses bras pour actionner des roues qui ne dépendaient que d’elle. Par quel miracle trouvait-elle assez de force pour propulser son poids, celui de son enfant et celui de son fauteuil dans une côte ? Le combat semblait inégal. Pourtant, prises à intervalles réguliers entre les petites mains, les grosses roues tournaient. Les roues tournaient et le fauteuil montait.
Ce mystère me donna envie de connaître celle qui réalisait cette prouesse. Mieux, de la faire connaître. Pour secouer les geignards qui m’entouraient et qui se plaignaient sans raison. Et pour elle, peut-être, si par bonheur un portrait dans le journal pouvait lui faire plaisir.
Je l’abordai. Elle leva la tête et me regarda, étonnée :
– Écrire sur moi ? Une handicapée de base ? Qui ça va intéresser ?
– Ceux qui liront.
– Pourquoi ?
– Parce que vous réalisez quelque chose d’extraordinaire.
– Moi ?
– Oui, vous.
Je finis par vaincre sa modestie et elle accepta une interview. Un rendez-vous fut pris et j’arrivai le surlendemain à son domicile avec de quoi noter.
– Quand le médecin m’a dit paraplégique, je n’ai pas compris. Para comment ? Je ne connaissais pas le mot. J’étais au C.H.U., je voyais des gens marcher autour de moi…
– Qu’est-ce qui change quand on se retrouve en fauteuil roulant du jour au lendemain ?
Ma question était lamentable, mais elle y répondit avec élégance :
– On n’est plus inclus dans la société. Les gens ressentent une gêne en vous voyant. Il faut s’habituer aux regards.
Pour augmenter la difficulté, Sylvie était orpheline. Ni père ni mère. Une sœur au loin. De retour chez elle après l’accident, ce ne fut pas simple. Elle se cognait, se brûlait, cassait, tombait…
Après quarante minutes de discussion chez elle, nous sommes sortis. Je voulais, autant que faire se peut, me rendre compte sur le terrain. La plus grosse difficulté, c’était les trottoirs. Quand elle ne pouvait pas monter dessus, elle empruntait la chaussée.
– Les chauffeurs de bus m’engueulent, des conducteurs me font des signes comme quoi je suis folle, mais je n’ai pas le choix.
Je voulus l’aider, mais elle refusa.
– Sinon vous vous rendrez pas compte.
Elle se serrait sur le bord, mais les voitures passaient en trombe à côté d’elle. Sur les trottoirs, ce n’était pas gagné non plus. Les obstacles étaient innombrables : plots, poteaux, racines, poubelles. Et des véhicules encore.
– Le pire, ce sont les propriétaires des bagnoles m’as-tu-vu devant les bars. Et les crottes de chien : nous, c’est pas les pieds qu’on met dedans, c’est les mains.
Elle ne pestait pas, elle n’aimait pas déranger. Elle slalomait, se faufilait. Souvent, ses enfants l’entouraient. Elle en avait deux. Ils étaient bien jeunes pour pousser le fauteuil de leur mère, mais ils étaient là.
Pendant que je prenais quelques photos, d’autres enfants l’interpelèrent :
– Pourquoi t’es en fauteuil ?
– J’ai mal aux jambes.
– C’est bien le fauteuil ?
– Essaye.
Des enfants la poussèrent, elle les guida. Positive, toujours. Elle refusait d’adhérer à une association de handicapés.
– Les discours de certains m’insupportent. Ils sont revanchards, agressifs…
Il me sembla que c’était plus en elle que chez les autres que Sylvie trouvait les ressources. Quoique son vœu le plus cher fût de travailler.
– J’ai suivi une formation. Je pouvais pas entrer dans l’institut. Il fallait qu’on me sorte du fauteuil, plier le fauteuil, et me réinstaller dans la salle. Mais ça m’a plu. J’en ai suivi d’autres, ensuite. Je voudrais travailler dans le secrétariat, ou la comptabilité. J’aime autant les chiffres que les lettres. J’ai pas fait d’études, pourtant.
Un employeur se rendra-t-il compte de la valeur de Sylvie ? me demandai-je. De son courage hors du commun ? Je me promis de lancer un appel dans mon article.
– J’ai commencé l’escrime aussi, c’est bien. Je redoute les escarres bien sûr, et puis le mal de dos. Il paraît que j’ai les disques tout tassés au bas de la colonne.
Et un fauteuil électrique ?
– Non. D’abord, c’est très cher. Et de toute façon je veux pas. Je veux continuer à bouger, faire des efforts, ne pas tomber dans la facilité.
Que dire ? Qu’écrire après une telle leçon ? En quelques mots, quelques gestes, cette dame témoignait d’une force, et d’une douceur, exceptionnelles face à l’adversité. C’était d’autant plus remarquable qu’elle n’avait pas, et pas eu, de parents pour la soutenir. Elles sont rares, les personnes qui savent donner alors qu’elles n’ont pas reçu. Sylvie était de celles-là. Une femme exceptionnelle.
J’avais habité Avenue de la Gare, que j’avais descendue et montée pendant des années. Sur mes deux jambes. Cette après-midi-là, en rejoignant mon bureau, je me dis que les souffrances que j’avais pu y ressentir certains jours n’avaient pas lieu d’être.
24 novembre 2023
La nuit du 12 mars 1953 (Mémoires de Simone Balard)
(environ 30 minutes de lecture)
Je voudrais raconter une nuit de l’hiver 1953, et dire pourquoi elle a changé ma vie. En fait non, pardon, elle n’a pas changé ma vie, elle l’a illuminée, elle lui a donné un relief inattendu, elle m’a aidée à supporter les difficultés qui n’ont manqué ni avant ni après. J’ai compris depuis ce jour la puissance que peut avoir un souvenir, la force de la mémoire : quelques heures exceptionnelles peuvent vous tenir chaud pendant des années, et vous maintenir debout jusqu’à votre mort. Voici, en ce qui me concerne, comment est venu et ce que fut cet élixir salvateur.
Précision : j’ai repris le journal que j’ai tenu pendant des années pour restituer ce moment, que j’avais omis de raconter à l’époque, par peur d’être lue, et même par peur de me lire. J’ose avouer l’impensable aujourd’hui, peut-être parce que cet événement n’a fait aucun mal, mais a au contraire donné de la joie et de la force à ses protagonistes et donc à leurs proches. Je le raconte donc comme si j’écrivais juste après que les faits se soient déroulés.
À Lyon, alors que l’hiver n’en finissait pas, je commençais à être à bout de forces (1954, année de l’appel de l’abbé Pierre, et 1956, année de grand froid, sont restées célèbres, mais 1953 était rude aussi). Annie, avec un amour désintéressé, ce qui est rare à 14 ans, avait beaucoup insisté pour que je parte me reposer. Son père le désirait aussi et avait posé des jalons à Gap lors d’un de ses précédents voyages. Je sentais Annie dans un tel état nerveux et moi-même si lasse que j’ai fini par accepter.
Je suis donc partie mardi 2 mars à 10 h 10 de Perrache. Jacques voulait m’accompagner, je l’en ai dissuadé, car il était rentré d’un déplacement dans la nuit à 2 heures du matin. De plus, cela faisait encore de gros frais, et comme Annie avait obtenu de son père la promesse qu’ils viendraient me voir le dimanche 16, autant garder l’argent pour ce jour-là.
Mon voyage s’est déroulé sans problèmes, grâce à deux comprimés de Nautamine. Jacques avait enregistré une grosse valise à Lyon, je n’avais qu’un petit sac contenant mes lectures et mes sandwichs. À Grenoble, je suis allée au buffet prendre une tasse de café. Il était midi et j’ai mangé un sandwich.
J’étais émue dans cette ville de mon enfance, je croyais voir sur le trottoir la silhouette de mon cher Papa, qui toujours venait me chercher quand je rentrais. Dans la salle du buffet, je me suis aussi remémoré un passage en famille, nous avions déjeuné là avant de rejoindre Saint-Paul-du-Moustier. Nous avions avec nous une vieille demoiselle, Mme Ollier, qui venait pour m’aider à garder les enfants. Un colporteur nous avait vendu des yoyos…
Je suis remontée dans le train. Nous sommes passés au Pont-de-Claix, à Vizille. J’ai revu la chaîne de montagnes si familière avec le col de l’Arc et au-dessus le Pic Saint-François. À Clelles-Mens, j’ai pensé à l’amie de Maman, la baronne de Cotrais, les de Cotrais du Crédit Lyonnais ; nous avions passé une journée chez elle avec mes sœurs et notre mère quand j’étais enfant, et la baronne nous avait donné des colliers pour fillettes, avec de grosses pierres roses et bleues très jolies.
Au col de Lus-la-Croix-Haute, je me suis rappelé le tête-à-queue que nous avions fait Papa et moi en roulant vers le Midi, dans la petite auto à 2 places où l’on était très bien, d’autant plus que le moteur chauffait l’habitacle, ce qui était appréciable par cette neige et ce verglas. Le dérapage fut, lui, fort désagréable, même si nous nous en sommes sortis indemnes.
Là, en train, je ne risquais rien. La montagne était blanche, la neige étincelait. J’ai pensé à la prière qui demande pour les défunts « la splendeur de la lumière ».
Après avoir changé de train à Veynes et pris la micheline, en veillant à ce que ma valise enregistrée soit bien chargée dans le wagon, je suis arrivée à Gap vers 4 heures. Madame Arnaud, la directrice de l’Hôtel du Relais, m’attendait ; c’est une femme encore jeune d’une quarantaine d’années. Elle a 3 filles, la dernière est née après la mort du mari en déportation. Elle m’a appris qu’elle avait perdu son père deux ans plus tôt dans un accident d’auto.
Assez lasse, j’ai demandé une tasse de verveine, que j’ai prise avec encore un cachet de Nautamine. Puis je me suis allongée sur le lit de la chambre que l’on m’avait attribuée, chambre petite mais agréable, avec un grand lit, un fauteuil, une table de type bureau et deux chaises. Comme j’admirais un bouquet de tulipes jaunes et mauves dans un grand vase, Madame Arnaud m'a répondu :
– C’est Monsieur Balard.
Ainsi mon mari, vraiment incomparable, me témoignait dès mon arrivée son amour et sa protection toujours vigilante.
Ma chambre, orientée sud-est, donne sur un petit jardin encore enneigé. Des contreforts montagneux barrent l’horizon non loin. Deux cloisons séparent la chambre elle-même, d’une part du cabinet de toilette, d’autre part de la penderie. C’est très confortable.
Le soir, le dîner étant servi à 19 h 30, je suis descendue vers 7 h 20. Nous n’étions que cinq, un couple, deux messieurs et moi, dans la salle à manger de l’hôtel, qui du coup paraissait un peu vide, ce qui ne me déplaisait pas, au contraire. Après le dîner, j’ai reçu le coup de téléphone prévu : j’ai pu donner des nouvelles de mon voyage et entendre les chères voix lointaines.
Je me suis couchée, mais j’ai dû me relever pour prendre de l’élixir Bonjean. Le dîner ne m’a pas réussi, j’aurais dû sauter le repas, ce qui m’aurait plus vite rétablie du voyage ; la nuit a été correcte ensuite.
——————————
Le lendemain, j’étais assez courbaturée. J’ai passé la matinée au lit et je suis descendue pour midi et demi. J’ai demandé que l’on fasse ma chambre à cette heure. Je suis remontée après et me suis allongée de nouveau, sur les couvertures mais sous l’édredon. J’ai dormi. Puis j’ai lu un peu. Je suis ensuite allée faire un tour en ville. J’avoue ne pas y avoir accordé grande attention, la fatigue sans doute. Je suis rentrée un peu avant le dîner, me suis couchée après, et j’ai éteint de bonne heure.
Les jours suivants se sont déroulés à peu près de la même manière. C’est vraiment la cure de grand repos. Je dois la mener consciencieusement. Je m’efforce de rester sans rien faire. Bien souvent, plus on est fatiguée, plus on veut agir, et c’est ainsi qu’on surmène ses nerfs.
Ma chambre est en ordre. Sur la table, je laisse seulement mon coffret rouge de couture, ainsi que le ravissant petit album que Jeanne m’a rapporté de son voyage en Italie, qui est en cuir de Florence. Mon stylo est aussi sur la table, mais tout le reste est rangé dans les tiroirs, ou accroché dans la penderie ; aussi la femme de chambre a-t-elle vite fait le ménage.
L’hôtel n’est pas très chauffé. Pour aller à la salle à manger, je mets toujours la petite veste chaude et chic de ma belle-mère. Embêtant aussi, l’eau chaude… ne l’est pas. Je me lave avec une eau presque froide. Et la lumière de ma chambre n’est pas excellente, avec au plafond son lustre en verre épais ; je compense avec la lampe de chevet.
Les repas sont copieux, mais je n’ai pas faim. Le petit-déjeuner du matin comporte deux croissants et du beurre. Je sonne en général entre 8 h 30 et 9 heures. Peut-être le bon air et l’altitude, 740 mètres, me donneront-ils de l’appétit ? Je le souhaite, car ce n’est pas agréable de manger sans goût.
Samedi à midi, on m’a remis une enveloppe déjà bien garnie avec une lettre de mon mari et une de chacun des enfants encore à la maison : Jeanne, François, Annie. Celle d’Annie était longue, très tendre, avec de bons conseils : « Dormez tant que vous pouvez. Mangez et ne pensez qu’à des choses heureuses ». Elle ajoutait : « Louis est avec nous, donc on ne risque rien ». Cette dernière phrase m’a émue aux larmes, je ne sais pas comment elle a pu l’écrire : Louis est l’enfant que j’ai perdu, j’aurai sans doute l’occasion d’en parler si je continue à replonger dans mes souvenirs. Que ma petite Annie parvienne à considérer que son frère décédé la protège alors qu’il est si cruellement absent, voilà qui est extraordinaire.
Dimanche, j’ai été à la messe le matin. J’ai recommandé à Dieu mes chers enfants plus que moi-même. L’après-midi, après m’être allongée un quart d’heure, je suis allée marcher un peu. Une cousine de Grenoble devait venir me voir, finalement elle n’a pas pu, je le regrette. Je suis donc allée seule jusqu’à une extrémité de la ville, d’où l’on a un beau point de vue, aussi bien sur Gap que sur quelques sommets alentour. Il faisait froid, mais j’étais bien couverte. Le massif des Écrins n’est pas loin. J’ai pu distinguer le Pic de Charance et les Aiguilles de Chabrières, très enneigés bien sûr. Je suis rentrée pour le thé. À 18 heures, j’ai appelé Jacques et les enfants, c’était convenu. Les entendre m’a fait du bien, à eux aussi je pense. Mais la fin de ce dimanche a été un peu longue. J’ai quelques livres, mais j’ai du mal à m’y intéresser.
En arrivant ici, j’ai constaté que j’avais une figure à faire peur, des yeux creux et cernés, un visage maigre, des cheveux trop longs, etc. Et je me suis aperçu il y a deux mois que le bas de mon visage s’était déformé. À Lyon, j’ai commencé à me masser le cou et à faire des exercices de prononciation : W, Y, répétés plusieurs fois, pour activer les muscles, ce qui faisait rire Annie. Je pratique aussi des exercices d’assouplissements. Je regarde le plafond, baisse la tête de haut en bas, la tourne de gauche à droite, et inversement.
Lundi, mardi, mercredi… Une nouvelle semaine commence, les jours passent. Je voudrais récupérer, ne pas avoir déjà l’air d’une vieille femme ; mes enfants en souffriraient. Mais j’ai 52 ans et demi, je n’y peux rien. J’ai heureusement une silhouette qui reste jeune. Si je pouvais regrossir et avoir un visage plus reposé, cela irait mieux. En général, depuis ma péritonite guérie, mon teint est assez rosé. Avant de partir, Jeanne m’avait conseillé d’acheter un masque anti-rides ; je m’en suis acquitté hier à Gap, j’ai appliqué le masque ce matin, nous verrons si cela produit un effet. Mais que c’est cher : 800 francs le tube !
Tant que j’étais dans les soins de beauté, j’ai été chez le coiffeur cette après-midi. Comme je n’avais pu y aller à Lyon avant de partir, Jacques m’avait dit : « Vous irez à Gap ». J’ai donc pris rendez-vous et j’y suis allée, de 3 heures à 6 heures environ. J’ai été bien prise en main, la patronne et son assistante ont été charmantes et ce fut plutôt agréable. À la fin, je n’ai pu que constater avec elles, en m’examinant dans les miroirs qu’on me tendait de tous côtés, que j’étais transformée. Le masque anti-rides avait sans doute joué son rôle lui aussi.
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Est-ce à cause de mon visage régénéré que, quand je suis descendue à la salle à manger ce mercredi 12 mars 1953, l’homme qui venait d’y pénétrer s’avança vers moi et me dit :
– Madame, je crois que nous serons peu nombreux ce soir. J’étais là hier, et vous aussi. Alors je me disais que… Accepteriez-vous de dîner avec moi ?
Je m’étais tellement repliée depuis les débuts de ma villégiature dans cette pension dix jours plus tôt que la parole me manqua. Pour dissiper la gêne causée par mon silence, ou pour pousser son avantage, l’inconnu ajouta :
– Ce n’est pas une invitation, excusez-moi, puisque vous êtes pensionnée ici, simplement le souhait de ne pas dîner seul, et de ne pas vous laisser dîner seule, alors que le hasard nous donne l’occasion de faire connaissance et de parler agréablement.
S’il n’avait pas préparé sa tirade à l’avance, alors il savait manier les mots. En tout cas, il s’exprimait avec beaucoup d’aisance. Quant à moi, je n’avais toujours pas prononcé une seule syllabe et je devais avoir l’air d’une gourde.
– Euh, Monsieur… Vous me prenez de cours… Vous croyez ? Est-ce bien… correct ?
Ce n’était pas glorieux, j’aurais mieux fait de rester muette. Mais ce beau parleur ne se démonta pas :
– Je crois qu’il serait incorrect de rester chacun dans notre coin et de nous regarder en chiens de faïence, alors que nous sommes des êtres civilisés.
Ce disant, il tendit un bras incliné en bas à droite, pour m’inviter à me diriger vers sa table. Et au moment même où je sentis ma jambe se mettre en mouvement, ni une seconde avant ni une seconde après, il interpela le serveur :
– Pourriez-vous déplacer les couverts de Madame sur ma table, afin que nous puissions dîner de compagnie ?
– Oui. Tout de suite, Monsieur.
Était-ce cela l’autorité naturelle ? Était-il de ces hommes qui savent se faire obéir d’un claquement de doigt ? Il me semble que Jacques possède cette qualité, lui aussi. À moins qu’on ne possède cette qualité que lorsque les personnes sur qui on l’exerce vous l’accordent. En tant que femme, accordé-je ce pouvoir trop facilement aux hommes ? À certains hommes ?
Perturbée par cette invitation à laquelle je ne m’attendais pas, je ne fus pas capable de réfléchir à ces questions. Déjà, il tirait une chaise et m’invitait à m’asseoir. C’était une de ces chaises assez confortables, rembourrées, tapissées, au dossier haut. Je me calai et tâchai de trouver une contenance. Je portais une assez jolie robe, et j’aurais aimé avoir quelques kilos de plus pour mieux l’occuper. Ma ligne n’était pas vilaine cependant, si je veillais à me tenir droite. Mon visage était acceptable ce jour, sans doute pour la première fois depuis longtemps ; je réalisai alors que je n’avais pas offert à Jacques ces derniers mois la femme qu’il méritait. Il faudrait que je sois plus attentive à mon retour.
Mon galant du soir contourna la table et s’assit à son tour. Il replaça couverts et assiettes, déplia sa serviette, tira sa chaise ; ils s’installait à son aise. Pour la première fois, je le regardai. Il avait des cheveux presque blancs, assez abondants, trop longs à mon goût, la peau cuivrée d’un quinquagénaire en bonne santé, pas trop marquée par les rides. Il était vêtu de gris clair, un costume assez chic : est-ce qu’il « s’habillait » pour dîner ? Un gilet assorti apparaissait sous sa veste, et il avait noué une cravate, de couleur bordeaux, sur sa chemise blanche. Il n’avait pas mis de pochette, mais des boutons de manchette dorés renforçaient son élégance, d’autant que ses mains étaient belles, je ne pus m’empêcher de le noter. Il portait une alliance, ce qui me rassura.
– Eh bien, voilà ! dit-il en me regardant avec un sourire.
– Voilà, oui… répétai-je comme une automate.
– Et si nous prenions l’apéritif ? proposa-t-il l’air enjoué.
– Oh non ! rétorquai-je. Je crois que je ne le supporterais pas.
Peut-être se méprit-il sur le sens que je donnais ici au mot « supporter ». Toujours est-il que je regrettai la rapidité de ma réponse.
– Alors nous boirons un peu de vin, enchaîna-t-il, beau joueur.
Et il commanda une bouteille de vin blanc sec. Le serveur ne tarda pas à apporter l’eau et le pain, puis le potage. Nous étions quatre dans la salle, un couple et nous, mais je savais qu’un autre couple et un monsieur seul devaient arriver, je les avais vus les jours précédents.
– Permettez-moi de me présenter, dit-il tout en ajoutant du sel et du poivre à son assiette de soupe. Je m’appelle Charles Fontan-Royer, j’ai 55 ans. J’habite Dijon, et je suis à Gap pour plaider au palais de justice ; je suis avocat.
– Avocat ?
J’avais répété ce mot instinctivement, ce qui le fit rire :
– On dirait que ce mot vous fait peur !
– Un peu, oui.
Ce mot, avocat, déclencha en moi des impressions contradictoires. C’était une profession respectable et ceux qui l’exerçaient n’étaient pas sans talent. En même temps, je voyais dans cette manière de défendre le client quel qu’il soit une sorte d’apologie du mensonge, un souci du succès plus que de la justice ; il me semblait qu’il fallait être roublard et peu scrupuleux pour embrasser une cause qui n’était souvent qu’un intérêt financier momentané. Je comprenais son aisance dans le maniement des mots ; il allait falloir que je sois sur mes gardes.
– Et qui venez-vous défendre ? demandai-je.
C’était ma première question.
– Oh, un homme peu recommandable, j’en ai peur.
– A-t-il du sang sur les mains ?
– Non, tout de même. C’est une affaire d’escroquerie commerciale. Le bonhomme est un gros bonnet dans le vin, un négociant qui a trafiqué des bouteilles et des étiquettes…
– Ah… Mais… comment faites-vous pour défendre un… une crapule ?
– Eh bien, il me semble que tout le monde a droit à une défense. C’est à la fois moral – il y a des raisons qui poussent un être à commettre des actes, il est important de les connaître – et efficace – la défense oblige l’accusation à être précise, fondée, argumentée. C’est ma conviction en tant qu’avocat.
J’avoue que je n’avais pas souvent réfléchi à ce sujet, même après l’accident qui coûta la vie à mon fils Louis, car il n’y avait pas de responsable particulier à incriminer. Je demandai tout de même :
– Mais que faites-vous avec un criminel ?
– Je ne suis pas pénaliste. Si je l’étais, j’essayerais de retracer son parcours, de comprendre ses motivations. On ne tue pas sans raisons, même si ce n’est bien sûr jamais la bonne solution, sauf en cas de légitime défense.
– Est-ce cela que l’on appelle les circonstances atténuantes ?
– En partie. Il faut comprendre. Et l’on comprend mieux quand on parle avec la personne, quand on la voit de près et qu’on l’écoute. De loin, c’est facile de juger. De près…
Je n’étais pas capable de l’analyser sur le moment, mais je me rends compte en relatant ce dîner que me plaisait chez cet homme un équilibre entre les convictions et l’intelligence, comme si cette dernière nuançait ou précisait des affirmations qui, sans elle, auraient paru péremptoires.
Nous avions commencé notre soupe afin qu’elle ne refroidisse pas. Il l’avait abondamment saupoudrée de sel et de poivre, avant même de l’avoir goûtée. Et il avait ajouté quelques morceaux de pain. J’eus peur un instant qu’il la lape avec de grands « slurps », mais non, il était poli, bien élevé, heureusement.
La situation me paraissait bizarre et j’étais toujours un peu tendue. Je me demandais surtout comment j’allais soutenir une conversation pendant toute la durée d’un repas. Dans ma famille, et dans celles que je côtoyais, c’était les hommes qui parlaient pendant les dîners. Qu’avions-nous à dire, nous pauvres femmes, sur les grands problèmes du monde ? Je ne m’en étais pas trop mal sortie avec ce premier échange, mais je ne serais certainement pas capable de continuer longtemps.
Je n’eus pas le temps de m’inquiéter plus que ça, car il demanda tout à trac :
– Et vous ?
Je sursautai.
– Moi ?
– Oui, vous : que faites-vous dans cet hôtel ? Vous avez le droit, bien sûr, de me dire d’aller me faire cuire un œuf ! Mais je n’ai pas l’impression que vous soyez ici pour une raison cachée ou répréhensible.
– Certainement pas.
– Alors ?
Je répondais trop vite, et il m’amenait où il le souhaitait. Mais je ne pouvais plus reculer, maintenant.
– Eh bien, je me repose. À la demande de mon mari et de mes enfants.
– C’est une activité tout à fait nécessaire, pour ne pas dire indispensable ! Vous faites bien. Et sans la pression bienveillante de votre famille, seriez-vous venue ?
– Sans doute pas.
– Vous ne vous sentiez pas fatiguée avant d’arriver ?
– C’est difficile à dire. On est pris par le quotidien. C’est lorsqu’on s’arrête que l’on sent la fatigue.
– Et maintenant, êtes-vous arrivée à identifier les raisons de la fatigue ? Là aussi, il faut comprendre les raisons…
J’étais gênée de devoir parler de moi à cet inconnu, aussi charmant fût-il. Et c’est bien parce que je savais qu’il le faudrait immanquablement que je n’avais pas été emballée par son invitation. Il dut le sentir :
– Excusez-moi, je suis indiscret.
– Votre question est légitime, répliquai-je. Et chercher la réponse me sera sans doute utile.
Je ne me reconnus pas. D’où sortait cette volonté de transparence ? Comment nier ensuite que les femmes sont contradictoires…
Le maître d’hôtel retira les assiettes à soupe. Et prit ensuite les assiettes plates en dessous, qu’il alla faire garnir en cuisine. Il apporta la bouteille de vin, qu’il fit goûter à l’inconnu, enfin à Charles Fontan-Royer. Celui-ci apprécia et dit au maître d’hôtel qu’il se chargerait du service. Comme je refusai sa proposition, il insista :
– Vous avez un verre pour le vin, il faut bien qu’il serve ! Et puis cela me fera plaisir.
– Et pourquoi ? rétorquai-je sèchement.
– Parce que boire ensemble un verre de vin, c’est montrer que l’on est présent à l’autre, que l’on s’écoute, que l’on est deux êtres humains à égalité…
Il n’est pas avocat pour rien, pensai-je en tendant mon verre.
– Une goutte.
Il s’exécuta, content, et versa beaucoup trop de ce qui était, m’apprit-il, un Côtes du Lubéron.
– Le Lubéron n’est pas si loin d’ici.
Comme j’aurais été bien en peine de situer ce terroir, je trempai mes lèvres dans le breuvage. C’était frais, mais il m’était impossible de savoir si c’était bon ou mauvais.
Les assiettes arrivèrent, avec des filets de poisson accompagnés de riz, de carottes et d’une sauce au jus de citron.
– Attention, c’est très chaud, même les assiettes. Bon appétit.
Nous remerciâmes et entreprîmes notre dégustation.
– Ça ne vous embête pas de revenir aux raisons de votre fatigue, et donc de votre présence en ce lieu ?
Il ne perdait pas le fil. Je pris un peu de temps pour rassembler mes idées. Je m’aperçus que j’avais peu réfléchi à ma vie depuis que j’étais ici, alors que je n’avais rien de mieux à faire ! Je le lui dis :
– C’est étonnant, j’ai beaucoup de temps pour penser depuis 10 jours, et je n’en ai rien fait. Je n’ai pas « fait le point », comme on dit.
– Est-ce que vous n’en avez pas ressenti le besoin ? Ou est-ce que quelque chose vous retenait de le faire ?
– Je… Je ne sais pas.
Peut-être, pensai-je, attendais-je un interlocuteur pour cela ? Mais je m’abstins de formuler cette hypothèse tout haut.
Le poisson me parut bon. Allais-je enfin retrouver l’appétit ?
– Où en étions-nous ?
C’est moi qui prononçai cette interrogation ? Je dus me rendre à l’évidence, oui, et répondis :
– Comme je vous le disais, ce sont mes proches qui ont suggéré ce repos. Trois semaines complètes. Sans doute parce qu’ils me trouvaient fatiguée, constatant physiquement mon affaiblissement. Et c’est ici qu’en effet j’ai découvert ma mauvaise mine et ma fatigue. Alors pourquoi ? Une accumulation sans doute… Ou tout simplement l’âge…
– Ne dites pas de bêtise. Vous êtes encore jeune et ça se voit. Je vous donne, allez, soyons honnête, 45 ans.
– Vous êtes en dessous de la réalité.
– Sûrement pas de beaucoup.
Je ne répondis pas. Je bus un peu de vin, et, cette fois, cela me sembla bon. Je pris une deuxième gorgée. Oui, c’était bon. Il me semble que c’est la première fois que je m’en apercevais.
– Vous parliez d’accumulation, reprit-il. Qu’avez-vous accumulé ?
Le poisson aussi était bon et je ne voulais pas le laisser refroidir. En même temps, comment refuser ce dialogue, si nouveau pour moi.
– J’ai accumulé… comment résumer ? Disons… quelques enfants, et les fatigues inhérentes à leur éducation, quelques décès, je crois que le chagrin vous affaiblit durablement, quelques maladies, les miennes et celles de proches qu’il faut soigner.
– Eh bien…
– Oh, je ne me plains pas, ces misères et difficultés sont le lot commun. J’ai en plus la chance d’être aidée par une bonne à tout faire. Et nous sommes bien logés ; nous avons un grand appartement à Lyon et une propriété à la campagne.
– Gérer l’intendance de deux maisons, c’est de la fatigue aussi.
– C’est avant tout une chance.
Il me regarda d’un air qui me parut emprunt de respect, comme si ces quelques mots m’avaient donné du crédit à ses yeux. De mon côté, j’étais étonnée de la facilité avec laquelle je me confiais, et du plaisir que j’y prenais.
Je bus une gorgée de vin, décidément délicieux.
– Vous l’aimez, dit-il en montrant mon verre.
– C’est vrai. C’est… une découverte.
– J’en suis heureux.
Que voulait-il dire par là ? Il voulait mon bonheur ? Et pourquoi ? Voulait-il me séduire ? Mais dans quel but ? Il n’était pas question que je donne prise à quelque espoir que ce fût. De toute façon, je me trompais : comment pourrait-il être attiré par une femme comme moi ?
– Donc, vous avez des raisons d’être fatiguée. Et ici, que faites-vous de vos journées ?
– Eh bien… rien ! Comme je vous le disais, je me repose.
– Certes, mais on ne peut pas ne rien faire. Vous dormez ? Vous lisez ? Vous marchez ?
– Voilà. Je combine un peu tout ça.
– Et donc, vous pensez peu ?
– Je pense peu au passé. Quoique, si, forcément… Ce n’est pas rationnel en tout cas. Mais on ne peut pas s’arrêter de penser, hélas…
– Vous pouvez être d’humeur sombre ?
– Je ne dirais pas cela. Je ne me permettrais pas, je crois, de montrer de la mauvaise humeur, qui m’a toujours paru le comble de l’impolitesse.
– Juste remarque.
– Mais je constate qu’une certaine tristesse recouvre mes actes et mes pensées, comme un voile que je n’arriverais pas à retirer.
Il hocha la tête, voulant signifier sans doute qu’il comprenait. Pour la première fois, je pressentis ce qu’il allait dire, même s’il le formula différemment de ce que j’attendais :
– Et les raisons de la tristesse sont les mêmes que celles de la fatigue ?
– Oui.
Il aurait pu me demander de préciser les enfants, les maladies et les décès auxquels j’avais fait allusion, mais il eut la délicatesse de s’abstenir. Nous fîmes honneur au poisson, et au vin, qui le méritaient.
– Et vous ? Quand vous ne plaidez pas ?
– Je prépare mes dossiers, je reçois mes clients…
– Vous ne répondez pas à ma question.
– Vous êtes retorse !
– On apprend, au contact d’un avocat…
Nous avons souri. Et j’ai aimé son sourire. Je me surpris moi-même, de nouveau, d’oser cette joute verbale. Je crois, je le réalise maintenant, plus de deux décennies après, que je découvrais le pouvoir des mots, la griserie qu’il y a à simplement prononcer le mot que vous inspire le mot de votre interlocuteur, ce mot que vous sortez entrainant lui-même un autre mot, et ainsi de suite. Par là-même, je découvrais aussi – mais oui, c’est cela – la spontanéité. Cela n’a l’air de rien, mais pour moi dont toute la vie fut sous contrôle – en tant que fille, en tant qu’épouse, en tant que mère –, dans une salle à manger quasi-déserte d’un hôtel du bout du monde, un soir d’hiver des années 1950 avec un total inconnu, je me laissais aller à quelques remarques quasi automatiques. Ô sensation…
– Que voulez-vous savoir ? reprit-il. Si je suis marié ? Oui. Vous avez vu mon alliance. Mon épouse s’appelle Suzanne. Elle a repris son travail d’infirmière il y a quelques années. Nous avons deux fils, Pierre et Patrick. Le premier termine sa médecine, à Dijon, le second, architecte, vient d’entrer dans un bureau d’études, à Paris.
– Beaux succès…
– Ils sont travailleurs, ça va.
La bienséance voulait que je dise quelque chose à ce moment, d’autant que c’est moi qui avais sollicité des informations. Je sentis là toutes les limites de « ma conversation », pour autant que l’ont pût appeler ainsi mon babil. Alors, encore fascinée par les joies de la spontanéité, j’osai ce qui me vint à la tête à ce moment-là :
– Vous semblez avoir bien surmonté les années de guerre…
– Oh… Sale période…
– Votre famille… a… souffert ?
– De certaines interdictions et privations, comme tout le monde. Mais nous n’avons pas eu de morts violentes, pas de déportation. Pas de collaboration non plus, dieu merci.
Déportation, collaboration, il manquait un mot pour se situer à cette époque. Il le savait, car il le prononça de lui-même :
– Mon regret, ma honte même, est de ne pas avoir été un résistant.
– Est-ce que, dans le cadre de vos activité professionnelles, une défense lors d’un procès par exemple, sous le régime de Vichy, vous avez dû… accepter des… procédures contraires à vos convictions ?
Cette question paraît sans doute bien banale ; mais comprenez, lecteurs, que pour la poser il faut disposer d’un minimum d’intelligence, dont je me pensais totalement dépourvue avant ce 12 mars 1953.
– Des procédures, et des jugements, contraires à ce qui me paraissait juste, oui, ce qui est logique pour un avocat, même en temps de paix. Je dois avouer cependant que la justice civile n’a pas tout à fait disparu pendant la guerre. Nous avons pu travailler. Car l’essentiel se jouait ailleurs : toutes les horreurs de la Milice ou de la Gestapo ne passaient pas par le tribunal, bien sûr. C’est pourquoi j’aurais dû rejoindre un mouvement… Il y eut un Comité National judiciaire, plus large que le premier mouvement communiste qui l’initia, et j’y ai adhéré. Nous nous sommes opposés à certains oukases de Laval ou autre – concernant des nominations notamment –, nous nous interrogions sur la légitimité du gouvernement de Vichy, mais cela n’alla guère plus loin. Du moins pour moi, trop soucieux de sauver les meubles et de protéger ma petite famille…
– Protège-t-on jamais assez sa famille ?…
– Vous êtes gentille. Il n’empêche, je ne suis pas fier de moi. Quand je me cherche des excuses, je me convainc que j’étais trop jeune en 1914, trop vieux en 1940. Comme s’il y avait un âge pour défendre la liberté…
Mon mari avait fait la Première Guerre, lui. Et son frère y était mort. Un parmi tant et tant d’autres… Mais je voulais rester sur le cas de mon interlocuteur.
– C’est drôle, vous parlez de liberté, pas de pays…
– Décidément, vous êtes très forte.
– Ne vous moquez pas.
– Au contraire. Vous savez entendre. Oui, je pense que les nationalismes causent les plus grands malheurs. Ce qui compte, ce sont les valeurs, les comportements, les modes de vie… C’est cela qu’il faut défendre, ou combattre.
Ses propos étaient sensés, rares me semblait-il.
– Tout cela est fini. Hitler est mort…
– Et même Staline, la semaine passée, vous avez vu ?
– Oui, enfin ! De combien de millions de personnes ces monstres ont-ils ordonné la mort et la torture ?…
– Les deux plus grands tyrans du XXe siècle… Du moins à ce jour…
– Oh, ne dites pas ça… Ne croyez-vous pas que nous allons vers la civilisation ? Une paix durable ?
– Si, j’y crois. Mais il faut être vigilants, toujours. Le mal peut revenir.
– Gardons espoir. Au moins pour les peuples encore asservis. Les Chinois, et tant d’autres.
– Soyons prudents ici aussi.
Nous nous regardâmes, inquiets du tour grave que prenait notre discussion. Les mots pouvaient nous entrainer sur bien des terrains.
Le même réflexe nous poussa chacun à boire un peu de vin. Et cette douceur liquide n’était pas le moins mauvais des remontants. Nos regards se croisèrent quand nous reposâmes nos verres, et c’est à ce moment, à ce moment seulement, que je me dis que nous étions peut-être en train de nous séduire l’un l’autre, sans qu’il y eût cependant de démarche délibérée en ce but. Même de sa part, me semblait-il, même s’il m’avait invitée à dîner avec lui, et même si j’étais sans doute trop innocente quant à la force du désir chez la plupart des hommes.
Avait-il lu dans mes pensées pour oser :
– Puis-je vous demander votre prénom ?
– Simone. Je m’appelle Simone.
Mais quelle gourde ! Pourquoi avais-je éprouvé le besoin de répéter ? Je n’étais pas au bout de mon supplice, car il ajouta :
– Vous vous souvenez du mien, de prénom ? Je l’ai mentionné tout à l’heure.
Oui, je m’en souvenais. Et c’était malin de sa part de m’obliger à le prononcer :
– Charles. Charles Fontan-Royer.
J’avais aussi prononcé le nom. Pour diminuer l’intimité. Dans quoi étais-je embarquée, miséricorde…
Le serveur maître d’hôtel, ou l’inverse, vint chercher les assiettes que nous avions finies. Il nous demanda si nous étions satisfaits et si nous voulions un fromage ou un dessert.
– Je n’ai plus faim, affirmai-je.
– Vraiment ?
Vraiment, j’étais calée. Le serveur s’en fut. Alors mon convive dit ceci :
– Moi aussi je vais m’arrêter là.
Il se resservit un peu de vin blanc, après que j’eus mis une main sur mon verre pour signifier que j’avais fini sur ce plan aussi.
– Il en reste, constata-t-il. Vous le boirez demain soir.
– Comment, vous ne serez pas là ?
Au moment où je prononçai cette phrase, je réalisai l’incroyable aspiration qu’elle révélait.
– Hélas, je reprends la route après l’audience, soit à 13 heures, soit à 16 heures, selon les décisions du juge.
Il me fixa :
– Je ne veux pas que nous nous quittions comme ça.
– Mais, puisque vous partez ?
– Je pars demain. Il nous reste… un peu de temps.
Je dus rougir affreusement, alors que c’est lui qui aurait dû.
– Je vais vous proposer quelque chose, reprit-il.
– Vous me faites peur.
– Si nous allions prendre un peu l’air ?
– Maintenant ?
– Oui. J’ai repéré un point de vue sur la ville, nous pourrions prendre mon auto pour aller jusque-là et marcher un peu sur cette esplanade.
– Mais nous ne verrons rien !
– Pas sûr. Les lumières de la ville brillent dans la nuit. Gap ne semble pas trop en retard en matière d’électrification. Voyez-vous, quand je suis en déplacement, je m’autorise des plaisirs tout simples, que je ne m’accorde jamais quand je suis chez moi.
Il semblait sincère, mais le mot plaisir m’inquiéta. Il détourna mon attention en m’envoyant la balle :
– Vous souvenez-vous de la dernière ville que vous avez regardée la nuit ?
– Oh… Je ne sais pas. Lyon, sans doute, depuis la colline de Fourvière. Je me souviens aussi du Grenoble de mon enfance, vu depuis le fort de la Bastille. Mais y suis-je allée de nuit ? J’en doute. Vevey, peut-être, au bord du lac Léman, où nous avons séjourné avec mon mari. Genève aussi, c’est possible.
– Gap est plus modeste que ces grandes et belles villes, mais donnons-lui sa chance. Allez ! Je vous propose que nous passions par nos chambres prendre de quoi nous couvrir, et de nous retrouver dans 10 minutes dans le hall.
Ce faisant, il se leva et je dus l’imiter.
– Vous êtes sûr ? Et… que va dire Mme Arnaud ?
– Mme Arnaud est la patronne de l’hôtel, pas la nôtre. Si nous la voyons, nous lui signalerons que nous allons faire une petite promenade digestive. Et avec la clé de notre chambre, nous avons la clé de la porte principale pour pouvoir entrer et sortir à notre guise.
– Il n’y a pas de veilleur de nuit ?
– Je ne crois pas.
Passant aux toilettes et à la salle de bain dans ma chambre, je découvris que je tremblais de tous mes membres. Ce n’est pas le froid qui causait ce tremblement, mais la peur. Qu’allais-je faire, mon Dieu ? Je pensai à mon mari, à mes enfants. Comment réagiraient-ils s’ils savaient ? J’étais aussi horrifiée à l’idée de sortir dans la nuit seule avec un homme inconnu que de ne pas leur dire toute la vérité si jamais je la leur cachais en partie.
J’étais donc très mal à l’aise en redescendant dans le hall, tandis que Charles discutait avec le maître d’hôtel sans aucune gêne apparente. Celui-ci nous tint la porte, nous souhaita une bonne soirée, et je me retrouvai sur le trottoir avec un homme dans la nuit. En entendant le bruit de mes talons sur le sol, je me fis l’effet – je n’osais même pas prononcer le mot dans ma tête sur le moment – d’une prostituée. Malgré quelques lampadaires, et la lune qui apparaissait entre deux nuages, je pouvais dissimuler mon trouble. Je me recroquevillai dans mon manteau.
La voiture de Charles n’était pas loin heureusement, dans une cour qui faisait office de parking de l’hôtel. C’était une Hotchkiss, large, spacieuse. Jacques conduisait lui une Salmson, un peu du même style me sembla-t-il ; ces deux marques françaises ont toutes deux disparu aujourd’hui.
Il conduisait lentement dans la ville assoupie. Il n’était pas très tard, 20 h 45, mais il n’y avait plus grand-monde dehors. On voyait des lumières aux fenêtres des immeubles et des maisons. Mon cœur se pinça : n’aurais-je pas dû être avec ma famille à notre domicile ? Comme toutes les femmes convenables ?
– Moi aussi, je pense à ma famille, Simone. Et vous savez quoi ? Je serai content de retrouver mon épouse demain soir. C’est pourquoi je suis heureux de passer cette soirée avec vous. Parce que le hasard nous a fait nous rencontrer, que nous n’avons rien de mieux à faire que d’essayer de profiter l’un de l’autre, et que nous ne faisons de mal à personne.
Ses mots percutèrent mes pensées qui déjà se bousculaient ; je sentais bien que je n’y voyais pas clair. Je n’arrivais pas, cependant, à me laisser aller. J’avais peur de perdre le contrôle. Perdre le contrôle, c’était risquer de perdre sa vie, et il n’est pas impossible que le départ tragique et prématuré d’un de mes enfants m’ait confortée dans cette volonté de tout maîtriser.
Nous prîmes de la hauteur.
– Vous savez où nous allons ?
M’interrogeais-je moi-même ? Était-ce la géographie qui m’inquiétait, ou une autre sorte de destination ?
Il ne répondit pas. Je tournai légèrement ma tête du côté gauche ; il souriait.
– Vous sentez bon, dit-il en élargissant son sourire.
C’était comme si j’avais reçu une décharge. Ma confusion augmenta encore, si c’était possible.
– Arrêtez, je vous en prie.
– Pourquoi ? Oh Simone, détendez-vous, s’il vous plait ! Vous auriez dû boire davantage de vin !
– J’en ai trop bu, au contraire !
C’est pourtant moi, qui, en toute conscience, m’étais reparfumée, même recoiffée, remaquillée, quand j’étais passée dans ma chambre après le repas. Pourquoi avais-je fait cela, si ce n’est pour donner de moi la meilleure image possible et donc… lui plaire ? Et pourquoi vouloir lui plaire ? Mais par politesse, par courtoisie, uniquement par courtoisie ! Oh, que ces interrogations étaient pénibles !…
Nous montions dans des virages et la densité des maisons se réduisait. Les propriétés étaient plus grandes, plus belles.
– Regardez, nous y sommes.
Nous arrivions en effet sur un replat. Mais la chaussée et les places de stationnement étaient prolongées par une grande terrasse en demi-cercle, aménagée pour offrir un point de vue sur la ville en contrebas. Il coupa le moteur.
Mais au lieu d’ouvrir sa portière comme je m’y attendais, il se tourna vers moi :
– Je vais vous embrasser.
– Oh non !
– Oh si.
– Vous ne pouvez pas !
– Et pourquoi ?
– Parce que vous êtes marié ! Et moi aussi !
– Ce baiser ne changera rien à cette situation. Mais il sera un plus dans notre vie, qui nous rendra mémorable cette soirée, dont nous aurons plaisir à nous souvenir !
– Mais enfin !… Que faites-vous de la morale et des conventions ? N’avez-vous pas peur, si ce n’est de votre épouse ou de vous-même, disons du regard de Dieu, et du poids que le péché peut représenter pour votre conscience ?
– Si, j’ai parfois peur de ce regard et de cette conscience. Mais la peur est mauvaise conseillère. Et si je cède à la peur ce soir, je le regretterais toute ma vie.
– Mais… Notre soirée n’est-elle pas suffisamment belle comme ça ?
– Elle est très belle. Mais elle n’est pas finie. Le baiser est une conclusion logique.
Je me sentais à bout d’arguments…
– Je vous prenais pour un homme sérieux.
– Je le suis.
– On ne dirait pas.
Il prit mes mains. J’essayai de les retirer, mais il serra.
– Simone. Vous êtes beaucoup plus que ce que vous pensez.
– Le vin vous a tourné la tête !
– Ce n’est pas le vin.
Il s’approcha et sa main monta sur mon épaule, passa derrière ma nuque.
– Mais cela va créer des problèmes inextricables !…
– Au contraire. Tout va nous paraître beau et facile.
– Cessez, je vous en prie… Je sens que je vais succomber.
C’était ce qu’il ne fallait pas dire. Mais quoi que j’eusse dit de toute façon, il serait arrivé à ses fins. Car ce baiser était logique, en effet. Je n’en étais pas alors à le trouver bienvenu, encore moins à la considérer comme un cadeau du ciel. Mais aujourd’hui je reconnais que Charles avait raison et je le remercie d’avoir insisté. Car il m’entoura et m’embrassa, et je finis par accepter cette étreinte et ce baiser. Avant que je ferme les yeux et que j’oublie tout, je vis deux étoiles au firmament et les lumières électriques de la ville en contrebas qui scintillaient à travers le pare-brise.
––––––––––
Il ponctuait ses baisers de mots tous plus doux les uns que les autres, tant et si bien qu’ils m’enivrèrent pour de bon. Je me rendis compte que je m’accrochais à lui.
– Vous allez me rendre folle…
– Juste vous permettre d’être vous-même.
– Mais ce n’est pas moi, ça…
– C’est une partie de vous que vous ne connaissiez pas, et qui vous va très bien.
– Une femme dépravée ?
– Une femme d’amour. Séduisante et séductrice.
– Vous vous moquez, encore.
– Je vous admire.
– Oh, taisez-vous. Et embrassez-moi !…
Nous avons fini par sortir de la voiture et nous sommes restés longtemps appuyés contre le garde-corps de fer forgé. Il m’enlaçait et j’étais blottie contre lui. Il me montrait la cathédrale Notre-Dame, le jardin de la Pépinière, l’hôpital public… À ce moment, des nuages se dissipèrent et la barre des Écrins apparut sous la lune.
– C’est beau, dis-je.
C’était bête, mais cela suffisait. Et que je l’avouasse suffisait à traduire mon changement d’état d’esprit, pour être plus précise ma reddition.
Il y avait une croix à l’extrémité de l’esplanade et nous sommes allés jusqu’à elle, main dans la main. Ces quelques mètres me parurent surréalistes. Comment ce moment si improbable était-il survenu ? En même temps cela paraissait si simple… Je ne marchais pas, je flottais. J’eus un geste alors, et je ne sais s’il montrait ma liberté ou mon conditionnement : je fis un signe de croix.
– Vous avez raison, dit-il, et il se signa lui aussi.
Nous nous sommes lâché la main, là, pour mieux nous recueillir sous le Christ en croix. Je ne savais pas quelle prière je devais improviser. Devais-je demander ou remercier ? Si je demandais, c’est le pardon qui semblait s’imposer. Et c’était plus le visage de Jacques que celui du Seigneur qui m’apparaissait. Mon Dieu, qu’avais-je fait ?
Pourtant, et c’est cela qui était si nouveau pour moi, je savais désormais que je ne regretterais pas cette nuit, parce qu’elle ne remettait pas ma vie en cause, mais allait au contraire lui donner une lumière supplémentaire. Oui Jacques, oui Seigneur, enfin je ne sais pas à qui je parle, mais voilà, vous m’êtes témoin que je n’ai rien cherché, rien provoqué. Charles m’a proposé cette soirée originale et, après maintes résistance, j’y ai consenti. C’est que cela devait être, j’en suis convaincue maintenant. Je ne me sens pas coupable. Je n’ai pas péché. Je me sens même étonnamment légère.
Il se signa de nouveau et s’écarta. Il ne voulait pas m’interrompre. Je le rejoignis peu après. Il me regarda en souriant, et je vis que ce sourire était bon. Non, cet homme ne pouvait pas me faire de mal. Il me tendit une main que je saisis. Il dit :
– J’ai remercié pour ce moment. Qu’il fût possible et que nous l’ayons osé.
– J’ai fait de même, répondis-je. Et je vous remercie vous.
– Tout le mérite vous revient, Simone : c’est vous qui avez dû forcer votre nature et vos convictions. Ou plutôt vos déterminismes et vos a priori.
– J’ai de la chance de vous avoir rencontré. Même si nous ne nous revoyons pas.
Il marqua un à peine perceptible temps d’arrêt, puis ajouta :
– Vous avez raison. Mais la nuit n’est pas encore encore terminée.
Je frémis. Je frémis parce que je ne savais pas ce qui allait advenir, ce qu’il fallait qu’il advienne. Et parce que je ne voulais pas que cette nuit se termine.
– Qu’allons-nous faire ?
Il s’approcha de moi et m’enlaça :
– Me faites-vous confiance, Simone ?
– Que voulez-vous dire ?
– Me faites-vous confiance pour vous suggérer ce qui me parait le mieux pour nous, sans jamais vous forcer à quoi que ce soit si vous ne voulez pas ?
J’avais la tête dans son manteau quand il posa cette question de confiance. Je m’entendis répondre :
– Oui. Mais ne soyez pas trop exigeant s’il vous plait.
– Je ne serai jamais assez exigeant pour vous respecter.
Nous marchâmes encore un peu, prenant quelques rues au hasard pour accomplir une boucle sur ses hauteurs. Je me laissais guider, ou perdre, enfin.
– Ce serait drôle d’habiter là, dit-il. Ou là, ajouta-t-il en regardant une autre bâtisse.
– Vous voulez dire : si nous habitions là, vous et moi ?
– Vous êtes plus franche que moi.
– Nous sommes obligés de choisir entre différentes voies.
– C’est vrai. Cela n’empêche pas… un petit pas de côté.
Et d’explorer, en pensée, d’autres vies possibles. Serait-il un bon mari ? Nous aimerions-nous ? Nous supporterions-nous ? J’avais eu quelques prétendants à 18 ans. Mais Jacques avait été le seul homme de ma vie. C’était bouleversant d’imaginer autre chose.
– Vous devez être une épouse merveilleuse.
– Oh, vous ne me connaissez pas ! Je suis devenue craintive, je ne suis pas très drôle, je n’ai guère de personnalité.
– Mais ce ne sont que des états temporaires. Vous êtes beaucoup plus que vous ne le pensez.
Je crois qu’il m’avait déjà dit quelque chose de semblable. J’allais finir par le croire. Mais que faire de nos potentiels lorsque nous les découvrons ? Se croire autre chose, ou faite pour autre chose, n’était-ce pas le début des déceptions infinies ?
– Vous m’idéalisez, Charles. Mais cela fait du bien.
Il me serra et me donna un baiser sur la tempe.
Nous regagnâmes la voiture. Il démarra et roula très lentement. Pour prolonger cet instant. Parce que nous étions bien. J’eus des envies d’aller voir la mer soudain, et c’était juste pour rester avec lui dans cette coque préservée.
Il a garé la voiture sur le parking de l’hôtel et, avant que nous ouvrions les portes, a parlé ainsi :
– Voici ce que je propose. Nous regagnons notre chambre pour faire notre toilette. Et nous nous retrouvons vingt minutes plus tard dans la mienne – à moins que vous ne préfériez la vôtre. Et nous nous serrons l’un contre l’autre jusqu’à ce que nous nous endormions.
Je pris le temps d’assimiler ce qu’il envisageait. Puis je répondis :
– Je vous ai promis de vous faire confiance, alors je tiens ma promesse.
Et c’est ainsi que se poursuivit une des plus belles nuits de ma vie, que je ne raconterai pas davantage, car il me semble que certains moments sont si importants pour nous et si futiles pour les autres que ce serait les dévaloriser que de les rapporter, alors qu’il n’y a pas de partage possible. Et il n’est pas si mauvais de garder en soi ce qui est si précieux, afin d’en conserver jusqu’à la fin toute l’énergie irradiante.
Nous nous dîmes au revoir à 7 heures. Il descendrait prendre son petit déjeuner à 7 h 30 et partirait ensuite pour être au palais de justice à 8 heures et assister son client. Ensuite, il reprendrait la route vers le nord pour rentrer chez lui. Nous ne nous reverrions plus, nous en avions convenu ainsi.
––––––––––
J’anticipe, mais je signale dès maintenant que six mois plus tard, je reçus à Lyon la lettre suivante. « Chère Simone. Excusez-moi, j’avais lu votre adresse sur le registre de l’hôtel de Gap et je me permets cette lettre. Je serai à Lyon entre les 26 et 29 novembre prochains, encore pour défendre des clients. Je me dis que nous pourrions peut-être nous voir – un déjeuner, une fin d’après-midi –, si du moins vous en êtes d’accord. J’aimerais beaucoup. Inutile de vous dire que je pense souvent à vous. Vous pouvez me répondre à l’adresse suivante : Maître Fontan-Royer, 24 rue Marceau, Dijon, Côte d’Or. Votre dévoué, Charles ».
Je répondis : « Bonjour Charles. Vous m’avez offert, au début de cette année, la plus belle nuit de ma vie. Je ne l’oublie pas, et ne l’oublierai jamais, soyez-en sûr. Mais rien ne doit la gâcher, ce qu’une revoyure ferait immanquablement. Je ne vous reverrai pas et ne vous répondrai plus. N’essayez pas de venir chez moi s’il vous plait, car alors je serais obligée d’alerter. Pas par mépris, au contraire. Par respect pour vous, et pour nous. Aimez-moi comme je vous aime : comme un cadeau reçu dont on conserve à jamais l’éblouissement. Je vous embrasse, Simone ».
Charles, fidèle à la promesse qu’il m’avait faite à Gap, respecta ma volonté. C’est ainsi qu’il n’y eut pas d’autre soirée avec lui, pas plus qu’avec X ou Y. Et cela ne m’a pas manqué. Cette expérience m’a comblée. Elle est un trésor qui demeure en mon cœur. La nuit du 12 au 13 mars 1953 m’a donné confiance pour le reste de ma vie et m’a permis de mieux aimer Jacques par la suite. Je suis devenue, ou redevenue, femme. Alors que pourtant je vieillissais. N’est-ce pas extraordinaire ?
17 novembre 2023
L'entretien d'embauche
(environ 3 minutes de lecture)
– Quels sont vos qualités et vos défauts ?
– C'est pas vrai ! Vous en êtes encore à des questions aussi nulles ?
– C'est votre réponse ?
– Si vous aviez été un tant soit peu attentif, vous auriez constaté que je vous ai livré une exclamation et une question. Ce n'était donc pas une réponse. Ma réponse est plutôt celle-ci : mon défaut est ma qualité : je suis franc.
– C'est tout ?
– Non. Mais pour constater les autres qualités, il faut que vous m'embauchiez. Les énoncer sans les prouver serait prétentieux.
– Et pour les autres défauts ?
– Je n'en ai pas.
– La prétention, que vous venez justement d'évoquer ?
– Ne trahissez pas mes propos. Affirmer une vérité n'est pas de la prétention, mais de l'honnêteté. Ou de la confiance en soi, si vous préférez.
– Est-ce qu'être désagréable avec votre interlocuteur vous parait un atout dans un cadre professionnel ?
– Tout dépend du job. Pouvez-vous me rappeler l'intitulé du poste pour lequel vous recrutez ?
– Pour l'instant, c'est moi qui pose les questions.
– Et c'est moi qui suis désagréable ?
– Oui. Un type infâme. Doublé d'un vrai con.
– N'essayez pas d'être moi, vous n'y arriverez pas.
– Ça me ferait mal d'être comme vous. Un raté qui se la joue provocant et sûr de lui pour donner le change, mais qui n'est que pitoyable.
– Je suis raté et vous êtes réussi ? Alors que vous faites le flicaillon et que vous abusez du misérable pouvoir qui est le vôtre ?
– Non, mon pote. J'ai un bon job, un salaire que tu n'auras jamais, et une gonzesse, t'imagines même pas…
– J'imagine pas, je vois. T'as pas la gueule du type épanoui. Pas du tout. Tu prends quoi comme antidépresseurs ? Et t'as fait combien de séjours en psy ?
– Dégage.
– Tu t'amuses plus ? Tu veux plus m'embaucher ?
– Mais t'as jamais eu aucune chance d'être embauché, ducon ! Je t'ai reçu pour mieux valoriser les autres. Tu sauras qu'on prend toujours un ou deux tocards dans les sessions de recrutement, c'est la norme.
– Eh ben tu vas pas recruter longtemps, mon pote !
– T'as le bras long, c'est ça ?
– Oui, et toi t'as une petite couille.
À ces mots, le recruteur bondit de son siège, monta sur la table et sauta sur le candidat en face de lui. Les deux hommes roulèrent pas terre en éructant. Ils se massacrèrent un moment – coups, étranglements, torsions, enfoncements – jusqu'à ce qu'ils fussent au bord de l'épuisement. Ils se rendirent compte alors que les autres occupants de l'étage ne s'étaient aperçus de rien, et que personne n'intervenait.
– Putain, tu m'as pété le nez ! grommela le candidat.
– Si c'est que ça, te plains pas. J'ai au moins trois côtés cassées, rétorqua le recruteur.
Ils reniflèrent, toussèrent, crachèrent, du sang, des dents, des glaires.
– On fait quoi ? reprit le candidat.
– On va sortir ensemble, sans s'attarder. On va s'en jeter un ou deux au café d'en dessous, pour se remettre. On avisera ensuite.
– Ok. Mais… qu'est-ce qui a merdé ?
– Le casting, mon pote, le casting ! Faut pas mettre deux mecs de 30 ans qui se ressemblent tout seuls dans la même salle.
– Surtout si l'un peut changer la vie de l'autre. Tu te rends compte du pouvoir que tu as sur moi ? C'est pas supportable.
– Tu peux parler… Avec ta gueule d'ange, ton bagout, ton CV, comment veux-tu que je ne voie pas en toi un concurrent, un ennemi ? J'aurais pu te tuer…
Ils prirent le temps de retrouver leur souffle, s'aidèrent à se mettre debout, s'appuyèrent l'un à l'autre pour ne pas tomber, vacillèrent un instant avant de trouver un semblant de stabilité.
– Mets-toi un coup de peigne, t'as une gueule à faire peur.
– Toi, planque un peu ta chemise. Le rouge barbouillé sur le blanc chiffonné, ça fait bizarre. Et vire la cravate, elle ressemble plus à grand-chose.
– T'as failli m'étrangler…
– Ben ouais…
Ils s'arrangèrent du mieux qu'ils purent, ouvrirent la porte, jetèrent un œil et traversèrent au plus vite les couloirs pour quitter les lieux. La secrétaire à l'accueil les regarda d'un drôle d'air, mais n'osa rien demander à un consultant majeur du cabinet.
Ils finalisèrent l'entretien au comptoir du bar devant un double café Calva (double café double Calva). Trois semaines plus tard, le candidat commençait son nouveau travail – chasseur de têtes –, avec un ami dans la place.
10 novembre 2023
La mère, sa fille et sa petite-fille
(environ 10 minutes de lecture)
– Maman, mais qu’est-ce que tu fais là ?
– Quel accueil ! Pour une commerçante…
– La commerçante est ta fille.
– Raison de plus.
Ce lundi 3 janvier, Murielle pensait être tranquille au magasin pour terminer son inventaire, qu’elle avait commencé dès après Noël, et qu’elle voulait achever avant le mercredi 5, jour où débutaient les soldes. Or, une forcenée qui tapait sur la vitrine l’avait obligée à ouvrir la porte. La forcenée était sa mère.
– Je suis en inventaire…
– Bonne année, ma chérie.
– On se l’est déjà dit au téléphone.
Les deux femmes s’embrassèrent sans chaleur. Murielle n’avait pas de contentieux particulier avec sa mère, mais elle s’en méfiait. Parce que c’était une nature exubérante, et parce que la perte de son autre fille 10 ans plus tôt, de son mari 2 ans après, en avait fait une dame seule et fragile qu’il fallait ménager. Or, il se dégageait de Jeanine Mangin une impression de force et de vitalité qui ne laissait pas supposer de souffrances et de faiblesses. Même sa fille pouvait s’y laisser prendre. Murielle était partagée sur ce contraste entre l’enveloppe et son contenu : d’un côté elle admirait sa mère de son positivisme malgré les épreuves, d’un autre elle s’agaçait de la fausseté inhérente aux dissimulations de son moi profond.
La mère allait enlever son manteau, mais se ravisa :
– Dis donc, on gèle ! Tu ne chauffes pas ?
– Maman, le magasin est fermé. Je suis là pour ouvrir et compter des boîtes.
– C’est pour cela que tu es habillée comme un clochard ?
– J’ai un jean, un pull et des baskets, la tenue adaptée à ce que je fais. Enfin à ce que je suis censée faire…
– Je peux t’aider, si tu veux.
– Tu es venue pour ça ?
– Oui. Enfin non, pas tout à fait. J’ai appelé chez toi, enfin chez vous, et Frédéric m’a dit que tu étais là.
– Pourquoi tu ne m’as pas appelée sur le portable, ou envoyé un texto ?
– Dans ton magasin, un lieu ouvert au public, je peux quand même passer à l’improviste !
– Sauf qu’aujourd’hui…
– J’ai à te parler. De ta fille…
Dans le cerveau émotionnel de Murielle, l’amygdale sécréta de la cortisone et de la noradrénaline, qui augmentèrent aussitôt son rythme cardiaque et débranchèrent le cortex préfrontal, lieu de la raison, pour qu’il ne ralentisse pas l’action si celle-ci s’avérait nécessaire. Aux mots « te parler. De ta fille », le mécanisme du stress s’était déclenché.
Murielle était à genoux face à des piles de boîtes à chaussures qu’elle ouvrait et refermait, cochant ou notant quelque chose dans un cahier entre deux. Elle continua, mais elle sentit tout de suite que ses mains étaient moins sûres et que sa concentration avait disparu.
– Murielle, tu m’écoutes ?
– Oui, Maman. Mais j’avance en t’écoutant, les soldes débutent mercredi, tu n’imagines pas le bazar ! Assieds-toi, j’ai l’impression de parler à tes chevilles.
– Si tu te levais, aussi… Le singe s’est redressé, tu sais, il y a quelques millions d’années…
– Je travaille !
Jeanine regarda d’un air méfiant la courte banquette de cuir et consentit à s’y asseoir.
– Tu as vu Célia ? demanda Murielle.
Célia était sa fille, donc la petite-fille de Jeanine.
– Oui, elle m’a fait sa visite de Nouvel an, elle…
– Arrête avec tes récriminations, tu veux ? Je t’ai dit qu’on avait du monde et qu’on ne passerait pas ce week-end. Je t’ai même proposé de venir réveillonner avec nous !
– Mais non, le 31 on ne veut pas voir les anciens, c’est bien connu. Bref. Donc Célia m’a annoncé sa grossesse…
– J’imagine.
– Comment ça, tu imagines ? Tu te rends compte du problème ou pas ?
– D’après toi ?…
– Et que comptes-tu faire ?
– Comment ça, que comptes-tu faire ? Que veux-tu que je fasse ? Que je l’avorte ?
– C’est trop tard.
– Oui, c’est trop tard. Il n’y a donc rien d’autre à faire que de l’écouter.
– Il y a des mesures plus concrètes à prendre.
Murielle détourna deux secondes les yeux des boîtes, des chaussures et des papiers.
– Que veux-tu dire ? demanda la fille à la mère.
– Il va bien falloir qu’il vive quelque part, cet enfant… Il ne va pas rester seul dans une chambre de Toulouse, pendant que sa mère va de la fac au Macdo et du Macdo à la fac…
– Elle envisage de revenir à Cahors.
– C’est bien, mais ça ne résout pas le problème.
– Elle ferait 20 heures au Macdo de Cahors, le mettrait à la crèche le reste du temps. Elle parle même de continuer ses cours par internet…
Murielle avait parlé à sa fille le 1er janvier. L’accouchement était prévu pour la mi-juillet. Célia envisageait de rester à Toulouse jusqu’en mai, où elle comptait bien décrocher sa licence. Elle rentrerait ensuite à Cahors, accoucherait, passerait l’été tranquille et se remettrait au travail et aux études mi-septembre. Elle sous-estimait grandement la charge que représentait un bébé qu’on élevait seule.
– Où est-ce qu’elle va loger ? reprit la future arrière-grand-mère.
– Elle veut prendre un appartement, une ou deux pièces, répondit la future grand-mère. Avec l’APL, les allocations, et ses 20 heures à Macdo, elle dit que c’est jouable.
– C’est ce qu’elle m’a dit. Mais je crois qu’elle rêve.
– Écoute, elle veut assumer, c’est une bonne chose.
– C’est vrai, mais si elle ne peut pas ?
– Eh bien, on l’aidera. On ne va pas la laisser à la rue…
– C’est idiot de la laisser partir sur une mauvaise organisation. Il vaut mieux caler les choses dès le départ.
– Le départ est ce qu’il est, et il n’est pas bon, c’est certain. C’est trop tôt, et le père est un étudiant qui n’est même plus son petit ami, à qui elle n’a même pas dit qu’il allait être papa…
Murielle s’aperçut qu’elle venait de trahir sa fille, qui lui avait fait jurer de ne révéler à personne cette paternité peu honorable. Murielle s’en voulut, et alla même jusqu’à déchirer une boîte dont le couvercle l’agaçait. Elle n’était pas contente ; elle savait qu’elle perdait ses moyens face à sa mère. Son assurance si chèrement acquise au fil des années, pour arriver à une certaine prestance à la cinquantaine, s’évanouissait aussitôt qu’apparaissait Jeanine Mangin. Quoiqu’en l’occurrence, c’était peut-être faire porter à sa mère un chapeau qui revenait d’abord à sa fille.
– On peut au moins lui permettre d’élever son enfant dans de bonnes conditions, reprit Jeanine.
– Personne ne dit le…
Murielle s’arrêta net. Une connexion venait de s’établir dans son cerveau envahi par l’émotion.
– Mais qu’est-ce que tu veux me dire, Maman ? Tu as pensé à quelque chose de précis ?
Murielle avait tourné et levé les yeux vers sa mère, qui baissa les siens, comme un enfant intimidé.
– Ne finasse pas, c’est pas ton genre !
– Ahhh… Sois gentille, un peu !
– Dis-moi ce que tu veux me dire.
Jeanine se leva, s’éloigna sur un côté de la boutique et cria presque :
– Eh bien, j’ai de la place, moi ! Et du temps ! Et ça me ferait plaisir de m’occuper de ma petite-fille et de mon arrière-petit-fils ! Et je pourrai le garder pendant qu’elle travaille ! Je saurai m’en occuper ! Et j’ai une voiture !
Les mots criés semblèrent flotter un moment dans le magasin. Quand Murielle abasourdie se leva dans un réflexe, elle se rendit compte qu’elle était assise par terre, sur le cul. Elle s’approcha de sa mère, qui lui fit face : les yeux de la vieille dame étaient pleins de larmes. Alors Murielle serra sa mère contre elle, ou plutôt se serra contre elle, posant sa tête sur son épaule comme si c’était elle qui devait être consolée, car elle ne voulait pas vexer une personne âgée qui venait d’ouvrir son cœur de manière si imprévue.
– Et je n’ai pas été une si mauvaise mère !…
À ces mots, Murielle serra encore plus fort et même frotta bras et dos.
– Maman, qu’est-ce que tu racontes ? Qui t’a jamais reproché d’être une mauvaise mère ?
– Oh, on doute tu sais, c’est difficile… Et puis l’accident de ta sœur, qui sait si…
– Tu n’es pour rien dans la mort d’Adeline ! Maman !
Murielle s’était écartée, et secouait sa mère maintenant.
– Je sais, renifla Jeanine. Mais bon…
– Ne crois pas une seconde des choses pareilles !
Murielle avait du mal à ordonner ses émotions. Quant à user de la raison, cela paraissait difficile.
– Alors, qu’est-ce que tu penses de ma proposition ? Ce serait une solution ?…
Que dire ? Murielle devait en deux secondes soupeser les intérêts de sa mère, de sa fille, du bébé de sa fille, et, accessoirement, comme disait Fred, « des emmerdements qui vont nous retomber sur le palto ».
– Tu en as parlé à Célia ?
– Pas encore. J’ai été surprise quand elle m’a annoncé sa grossesse, je n’ai pas pensé à ça tout de suite. Ou plutôt, si : j’y ai pensé tout de suite, mais je n’ai pas osé le formuler, c’était trop soudain. Et comme c’est important, je ne voulais pas aller trop vite. Et puis je voulais quand même t’en parler avant…
Murielle ne crut pas à la sincérité de cette dernière phrase. Si sa mère avait pu appâter Célia sur-le-champ, elle l’aurait fait sans hésiter.
Les deux femmes s’assirent, l’une à côté de l’autre, sur la petite banquette où les clientes se posaient pour essayer leurs chaussures.
– C’est généreux de ta part, Maman. Mais est-ce que Célia acceptera ? Tu connais son esprit d’indépendance ? Son caractère ombrageux ?…
– Mais je ne l’embêterai pas ! Je veux au contraire lui faciliter la vie. Je l’installerai dans la grande chambre, avec la salle d’eau à côté. Et le petit, soit elle le prendra avec elle, soit on le mettra dans l’ancien bureau de ton père, que je vais de toute façon transformer en chambre d’enfant. Les jumeaux m’aideront, je les ai assez gardés.
Les jumeaux étaient les enfants d’Adeline, neveux de Murielle. Ce n’était pas rien que de procurer plaisir et raison de vivre à sa mère. Ce n’était pas rien non plus que sa fille et son enfant aient un gîte et un couvert assurés. Pourtant, Murielle ne savait pas s’il fallait s’emballer pour cette proposition qui arrangeait tout le monde – transformer un problème en opportunité était un des secrets de l’existence – ou redouter les complications qui ne manqueraient pas de survenir entre la grand-mère et la petite-fille, au sujet de l’éducation du petit, des fréquentations de la mère, de l’organisation commune, etc.
Fallait-il laisser la grand-mère soumettre sa proposition à sa petite-fille ? Murielle n’avait aucune idée de la réaction de Célia : elle pouvait aussi bien sauter de joie à l’idée de cette maison et de cette nounou, haut de gamme et gratuites, que s’emporter contre une tentative d’ingérence dans ses affaires personnelles et privées.
– Murielle, laisse-moi aider ma petite-fille…
– Mais je te laisse, Maman ! Et même je te remercie. Je dis juste qu’on ne peut pas prévoir la réaction de Célia.
– Pourquoi est-ce qu’elle refuserait ? Elle aura toute son indépendance. Simplement, elle n’aura pas de souci de loyer et elle pourra me laisser son petit quand elle voudra.
– C’est énorme, ce que tu lui offres. Énorme. Je ne suis pas sûr que ça soit très pédagogique…
– Écoute, Murielle, il y a des bêtises qu’on ne peut pas assumer seule. La bêtise est faite, maintenant nous devons tous nous y mettre pour que les conséquences ne soient pas trop lourdes, surtout pour un petit qui n’a rien demandé.
Murielle se rendait compte que sa mère avait préparé ses arguments. Un temps troublée par l’émotion, Jeanine avait vite repris sa démonstration pour atteindre son objectif.
– Et tu te sens de taille à supporter deux personnes dans ta maison, dont un bébé ? Dont tu devras t’occuper ? Tu as une bonne santé, mais tu n’es plus toute jeune…
– Je peux encore. Mes dernières forces seront consacrées à mon arrière-petit-fils.
– Tu as pris une option sur un garçon ?…
– C’est une commodité de langage. Je prendrai ce qui viendra, et ce sera très bien.
La résolution de Jeanine semblait arrêtée. Quel film elle a monté dans sa tête ? s’interrogeait Murielle, stupéfaite de la force et de la rapidité de la proposition.
– D’accord, vas-y. Appelle Célia et fais-lui ton offre.
– Tu iras dans mon sens ?
– Que veux-tu que je dise ? Ça se joue entre elle et toi.
– Allons, ça te concerne aussi. Elle va t’en parler, chercher ta réaction, peut-être même ton approbation…
– Je la lui donnerai. Je lui dirai que c’est un cadeau énorme que tu lui fais. Et je l’inciterai à s’en montrer digne, à mettre à profit ton aide pour ne pas gâcher son avenir, c’est-à-dire poursuivre sa formation et travailler.
Quelqu’un frappa à la vitre et les deux femmes se retournèrent. Une petite brune quadragénaire et bien habillée agitait sa main.
– C’est Lauriane. Pimkie.
Murielle alla ouvrir sa porte.
– Bonjour toi. Bonne année !
– Bonne année, ma chérie ! Tu fais ton inventaire ? Avec ta Maman, à ce que je vois. Bonjour Madame !
Jeanine s’avança et salua. Elle prit congé aussitôt :
– Je vous laisse.
– Ce n’est pas moi qui vous fais fuir ? s’inquiéta Lauriane.
– Pas du tout. Il faut que j’y aille. Et ma fille a du travail.
Murielle ne sut comment elle devait interpréter cette dernière remarque. Le mieux était de ne pas chercher à l’interpréter. Rien n’était jamais facile avec sa mère. Elle la regarda partir, ses jambes fines et fragiles entourées de bas soyeux, digne avec son manteau chic, ses gants de cuir et son sac assorti. Jeanine n’avait ni fortune ni éducation, mais elle s’était toujours efforcée de donner le change et elle y parvenait. Murielle s’efforça de chasser de ses pensées sa mère, son apparence, sa proposition ahurissante et se tourna vers son amie.
3 novembre 2023
Déclassé
(environ 5 minutes de lecture)
Il le sentait venir. Le déclassement. Il voyait bien qu’il avait plus de mal chaque année à rester en phase avec le monde autour de lui. Les difficultés étaient technologiques, comportementales, relationnelles, financières. Il avait l’impression d’avoir toujours un train de retard, de ne plus pouvoir suivre, de ne plus même être respecté, ni comme technicien, ni comme ami, ni comme humain. Comme dirait sa fille, il était à la ramasse.
Était-il un de ces occidentaux laissés de côté par la mondialisation ? Un de ceux qui s’aigrissaient parce qu’ils se sentaient dépassés ? Il répondait aux critères : il avait 50 ans, il habitait une petite ville loin de toute métropole, il possédait une spécialité que l’intelligence artificielle maîtriserait mieux que lui dans 5 ans, il ne s’était pas mis à niveau en informatique, en gestion du stress et en relation clients. Avait-il tout faux ?
Il ne voyait pas comment il aurait pu faire autrement. Il voulait bien reconnaître un léger relâchement, ces dernières années, une tendance à vivre sur ses acquis plutôt qu’à chercher toujours plus. Mais est-ce qu’une discrète stabilité n’était pas de bon aloi quand on commençait, sauf accident, la deuxième partie de sa vie ? Était-ce un crime de vouloir souffler un peu après 45 ans ? De résister à la consommation à outrance ? De ne pas chercher à être à la mode ?
Il faut croire que oui. C’était en tout cas une erreur si l’on voulait continuer à vivre sans assistance et sans humiliation. Car qu’allait-il se passer si rien ne changeait, si l’on continuait sur cette voie ? Oh, il le savait, il n’était pas complètement con. Il serait licencié dans deux ou trois ans, car on n’aurait plus besoin de lui. On lui donnerait peut-être un chèque, on lui payerait une formation, ok, mais après ? Après, ce serait la fin, la mort lente : jamais il ne retrouverait un poste en rapport avec ses compétences. Une conseillère lui dirait : « Mais si Monsieur Toriolan, il suffit de vous adapter ! ».
Il serait incapable de s’adapter. Il n’était pas à l’aise devant un ordinateur. L’informatique lui sortait par les yeux. Sur un téléphone, il ne voyait rien et ses doigts étaient trop gros, malhabiles. Et même quand on s’adressait à lui, il avait souvent du mal à comprendre ce qu’on lui disait. Le langage avait changé, aussi, non ?
Il rêvait d’un monde pourtant simple lui semblait-il, celui qu’il avait connu un temps. Réparer des mécaniques du lundi au vendredi dans la journée pour l’entreprise qui l’employait, bricoler chez lui ou au jardin en fin d’après-midi, dîner puis regarder un film avec sa femme, retrouver les copains au pub le vendredi soir, au match le samedi, déjeuner en famille le dimanche, et parfois organiser une bonne partie de pêche avec des proches. Pourquoi n’était-ce plus possible ? Il ne voulait aucun privilège. Il souhaitait cette vie heureuse à tout un chacun et c’était un objectif qui lui semblait réaliste puisqu’il avait été réalisé, autrefois.
Mais ça ne marchait plus : au travail, on lui imposait maintenant de ne pas passer plus de 30 minutes sur une machine, d’en contrôler au moins douze par jour, et de remplir deux feuilles pour chacune. C’était ridicule, révoltant. Comment faire du bon boulot dans de telles conditions ? Du coup, il rentrait énervé, sa soirée était gâchée. Il bricolait encore un peu, mais c’était plus compliqué maintenant, avec l’électronique et les normes à respecter. Sa femme passait sa vie sur son téléphone et sur une « tablette » à regarder, souvent à commander, des fringues ou des bijoux. La boutique qu’elle tenait dans la galerie du centre commercial ne lui suffisait plus apparemment, elle disait que tout se passait par internet maintenant. Internet, toujours internet, ça commençait à le faire sacrément chier, ce truc !
La télé aussi partait en couille. Maintenant, c’était plus des pubs entre les films, mais des films entre les pubs. Les films d’ailleurs, ce n’était plus des films, mais des séries. C’était jamais fini, il fallait suivre ça sur plusieurs semaines, on savait jamais où on en était. Et puis les infos, maintenant y’en avait partout et tout le temps. On n’y comprenait plus rien. Les journalistes s’excitaient pour n’importe quoi, ils étaient tous hystériques. Sa fille lui avait dit qu’ils prenaient de la cocaïne, c’était sûrement vrai. Dans le temps, après un bon film il dormait bien. Maintenant, tous ces gens qui gueulaient, les acteurs aussi bien que les présentateurs – on disait animateurs –, ça lui donnait mal à la tête.
Il allait encore au pub le vendredi soir, mais là-bas aussi il y avait des écrans. Heureusement, ils passaient plutôt du sport. L’emmerdant, c’est que les copains aussi avaient leur écran, de téléphone ; il savait pas bien ce qu’ils foutaient avec, n’empêche qu’ils ne l’écoutaient plus que d’une oreille. Et puis tout le monde avait toujours l’air pressé. Pourquoi on restait pas tranquille comme avant, à parler, à rigoler, à siroter, à jouer aux cartes ou au billard ?
Au football, les règles du jeu n’avaient pas changé, heureusement. On en parlait pourtant, de les « faire évoluer », ça pourrait bien arriver. Ce qui avait déjà changé en revanche, et pas qu’un peu, c’était le prix du billet : multiplié par 5 en 20 ans. Pour une simple place en tribune, assez haute, un peu excentrée. D’accord, le stade avait été refait et agrandi, mais quand même : si on ne pouvait plus y aller, à quoi ça servait d’avoir un truc magnifique ? Et désormais, on payait aussi pour garer sa voiture, 12 unités, rien que ça.
Aux repas de famille là encore, chacun avec son écran, ne pensant qu’à montrer sa photo à l’autre, se fichant bien de ce qu’on lui racontait. Et tous ces bruits de sonnerie ou de bips pendant le repas, franchement, c’était poli, ça ? Les gens ne se rendaient pas compte de ce qu’ils étaient devenus ? Même sa femme, même sa fille… Y’avait que lui, il était complètement largué.
Son moral prit un coup supplémentaire quand, un dimanche après-midi, alors qu’il était allé à la rivière avec sa canne pour se vider la tête, il avait été arrêté par un cordon et des panneaux sur lesquels étaient inscrits : « Rivière polluée, interdit de pêcher ». Ben mince alors ! Ça faisait 45 ans qu’il pêchait là ! Il se renseigna le lundi au bureau de la police, on lui expliqua qu’on avait trouvé des teneurs en plomb significatives lors des derniers relevés. Du plomb ? Il avait demandé d’où cela pouvait venir. Le type du service de l’eau lui dit qu’on ne savait pas, « peut-être le chantier pour la nouvelle zone d’activités high tech, en amont ». Il n’osa pas demander ce qu’était cette « zone d’activités high tech », mais il sentit une nouvelle arnaque dans cette appellation, qui en plus l’empêchait de pêcher.
La coupe était pleine et son cœur était vide. Faute de pouvoir prendre sa canne et lancer sa ligne, il poussa la porte du marchand d’armes. Il acheta un fusil, ainsi qu’un revolver, car un fusil était inutilisable en certaines circonstances. Le commerçant lui offrit les premières munitions et lui fit signer une déclaration, qui serait envoyée à la police, c’était la procédure. Pas de problème. Pourquoi ces achats ? Il ne le savait pas. Mais il sentait qu’il fallait se préparer. Ça déconnait trop pour que la catastrophe ne soit pas imminente. Restait à savoir contre qui utiliser les armes : lui-même ou les autres ? Cette question ne l’inquiétait pas : la réponse s’imposerait le moment venu.
27 octobre 2023
Le sacrifice du lieutenant Armand
(en hommage au lieutenant-colonel Arnaud Beltrame)
(environ 7 minutes de lecture)
Est-ce qu’il n’avait vécu que pour parvenir à ce moment ? Est-ce que des années de travail pouvaient se concrétiser en une demi-journée ? La tension fut telle en ce vendredi de mars entre 10 h 37 et 14 h 23 qu’il ne put y réfléchir. Mais à plusieurs reprises au cours de ces heures dramatiques, il eut conscience d’une sorte d’aboutissement, en tout cas d’une logique.
Quand, alors qu’il arrivait dans la cité HLM où deux hommes avaient été abattus avant que le meurtrier dérobe leur voiture, on l’appela pour lui signaler que des militaires qui couraient venaient d’être pris pour cible et que l’un d’entre eux était mort, le lieutenant Armand comprit la nature de l’acte et l’importance de la menace. Comme tous les gendarmes et policiers de France, il y était préparé, du moins autant qu’il est possible de l’être. Il était improbable que la menace surgisse dans un secteur aussi peu dense que la commune de 5000 habitants dont il dirigeait la brigade, et pourtant, ce matin comme les autres, elle surgissait.
Il ne pouvait s’y dérober. Et il ne le voulait pas. Le responsable opérationnel de la sécurité publique dans la circonscription, c’était lui. C’était lui qui, à 42 ans, avait la formation, l’expérience, et plus encore la volonté, pour protéger les citoyens face à un danger de type terroriste. Certes, le PSIG de Carcassonne et le GIGN allaient arriver, mais il ne pouvait se permettre de les attendre. Il devait agir au plus vite pour empêcher le fanatique de poursuivre sa folie meurtrière. Déjà 3 morts à son actif. Comment était-ce possible ?
Il s’agenouilla un instant près du militaire. C’était le troisième homme qu’il voyait atteint par balle ce matin. Il posa la main sur le bras inerte, plus pour se retenir lui, de pleurer, de vaciller, que pour réconforter un mort qui ne sentait plus rien. Le lieutenant Armand se remit debout. Les pompiers étaient là, des renforts arrivaient, il fallait quadriller le secteur et organiser la poursuite. Talkie walkie, téléphone mobile, radio du véhicule, téléphones de ses adjoints : il utilisa les moyens à sa disposition, là, en pleine rue. On ne pouvait se payer le luxe de rentrer à la brigade. Il s’efforçait d’être précis, assuré, alors qu’il dirigeait une opération qu’il n’avait jamais menée, ni même exécutée. Mais c’était ça la compétence, justement : savoir se comporter devant ce qui était nouveau, imprévisible, insaisissable.
– Chef, un homme vient d’entrer au Super U. Il a tiré des coups de feu.
Un frisson traversa son corps, du ventre à ses tempes en passant par son cœur. « Au moins, je sais où tu es », pensa-t-il. Avant de monter en voiture avec une équipe, il donna d’autres ordres. Il ne fallait pas relâcher le quadrillage, ils étaient peut-être plusieurs. Heureusement, toute la compagnie était maintenant mobilisée, il n’était plus seul avec les 8 hommes et 3 femmes de son unité.
Sur le parking du supermarché, une trentaine de personnes s’étaient attroupées. Il s’agissait de clients, qui n’avaient pas pu entrer, ou qui avaient pu sortir quand le terroriste était entré. Les paroles étaient confuses, mais le lieutenant en déduisit que des coups de feu avaient été tirés et que des gens avaient été touchés. Des gendarmes de la brigade voisine arrivèrent. Le lieutenant déploya des agents autour du bâtiment. Puis il chercha à entrer en contact avec la directrice de l’établissement. On lui donna le numéro, qu’il composa. Personne ne répondit.
Il regarda le bâtiment, s’approcha, tenta de réfléchir, de faire abstraction de l’agitation autour de lui. Il était en train de réaliser que, maintenant, il n’allait pas seulement devoir diriger, mais agir, lui. Monter au feu. En première ligne. Comme un soldat. Et c’est ce qu’il était. Un chef était avant tout un combattant, ou alors il n’était pas digne d’être un chef.
Il comprit qu’il fallait entrer dans le magasin. Pour voir et pour parler. L’homme était un jusqu’au-boutiste, il l’avait prouvé ce matin. Et on connaissait le comportement des terroristes islamistes. Il ne fallait pas attendre, où il y aurait d’autres victimes. Il fallait entrer, et c’est lui, le lieutenant Armand, qui allait entrer.
– Téléphone-moi, dit-il à son second.
– Hein ?
– Appelle-moi, maintenant, fais sonner mon téléphone.
L’homme s’exécuta. Il ne comprenait pas où son chef voulait en venir, mais il lui faisait confiance. Le lieutenant était respecté de ses hommes, qui louaient sa droiture, sa bonté, son engagement sur le terrain. Jamais il ne les laissait face à un danger sans exiger pour lui-même le comportement le plus difficile. Et en ce jour cauchemardesque pour tous, le lieutenant était là, devant.
Quand la sonnerie se fit entendre, le lieutenant prit la communication. Il ne porta pas l’appareil à l’oreille mais dit à son second et aux hommes autour de lui :
– Les gars, écoutez-moi. Je vais entrer dans le Super U, les mains en l’air et sans arme. Je vais lui demander de libérer tout le monde et de me garder moi. Il acceptera ou pas, mais en tout cas j’aurai une idée des lieux, et avec ce téléphone que je vais laisser allumé, vous entendrez ce que nous dirons, je tâcherai de décrire les choses, pas de manière trop explicite pour qu’il ne se doute de rien.
– Ne faites pas ça, chef.
– Il le faut. Pendant ce temps. Beyraud, Chalmutel et Oscillano, avec les gars du PSIG, voyez si vous pouvez par l’arrière rejoindre le bureau de la direction et les caméras de surveillance. Si oui, localisez le type, et progressez vers lui en évacuant les clients. Prenez le bélier, au cas où il s’enferme.
Le lieutenant mit son téléphone dans la poche de son pantalon, sortit son revolver de son étui, qu’il remit à son second. Leurs regards se croisèrent une seconde ; les deux hommes étaient conscients du risque pris, considérable. Chacun regarda le lieutenant Armand s’avancer. Les portes du supermarché s’ouvrirent, on vit le chef lever les bras et disparaître dans la gueule du loup.
Son regard embrassa le maximum d’informations d’un seul coup : le terroriste qui tenait le poignet d’une caissière dans une main, un revolver dans l’autre, un fusil-mitrailleur de type kalachnikov en bandoulière, un corps allongé près d’un rayon, une trace de sang dans l’allée centrale, à deux mètres du lieu où se tenaient le terroriste et son otage. Il avait tué, encore. C’était un carnage.
Où étaient les autres ? Le personnel, les clients ? Cachés au fond du magasin ? Ce vide et ce silence renforçaient l’absurdité de la scène. À quoi cela rimait-il de tuer des personnes prises au hasard, isolées ? Pourquoi exécutait-il ce numéro dément alors que personne ne pouvait le voir ? Ces jeunes radicalisés étaient malades, malades pour deux raisons selon lui : le manque de structure familiale, d’amour et d’autorité parentale, ainsi que les indécences médiatiques et télévisuelles, qui nourrissaient un terrible ressentiment chez ceux pour qui les luxes et les beautés dévoilés étaient inatteignables.
Pour éviter le tremblement – il ne pouvait éviter la peur –, le lieutenant s’arrêta, et, les bras bien en l’air, lança pour être entendu :
– Lâche-la, s’il te plait. Je prends sa place.
L’homme serra la femme contre lui, braqua le pistolet sur sa tempe, et cria. La femme cria aussi, et le lieutenant entendit un autre cri, quelque part dans le magasin. Il y avait donc des personnes vivantes – blessées ? – juste là.
– Tu joues à quoi, sale flic ?
– Je ne joue pas. Je viens à toi sans arme et les bras en l’air. Libère-la, elle n’a rien fait de mal.
L’homme sembla hésiter, puis il dit :
– Approche, sale flic. À la première embrouille, je vous châtie tous les deux. J’en ai déjà tué plusieurs, tu sais.
Oui, le terroriste avait déjà tué plusieurs personnes, Armand l’avait constaté. Arrivait-il trop tard ? Oui, on arrive toujours trop tard. Mais il fallait sauver ce qui pouvait l’être, ne serait-ce qu’une personne. Et arrêter ce malade. Armand approcha. Il devait se concentrer sur le lieu et le moment présents, ne pas penser au-delà. Il s’arrêta à un mètre de l’homme et répéta :
– Lâche-là, s’il te plait. Je suis là, sans défense, je peux prendre sa place.
La femme tremblait de tous ses membres, elle avait visiblement vomi et uriné, elle tenait difficilement debout. L’homme la lâcha et elle s’avança vers la sortie, trébuchant, trop bouleversée pour regarder Armand qui comprenait son désarroi.
– Amène-toi, dit l’homme. Viens par là et passe devant.
Mince, il l’emmenait ailleurs. Il le conduisit dans un local au rez-de-chaussée, qui semblait une salle technique, avec des machines informatiques.
– Pourquoi tu nous mets dans ce local technique ? Au milieu des ordinateurs ? demanda Aamand, espérant être entendu de ses collègues via le téléphone.
– Tu veux peut-être commander, sale flic ? Oublie pas que c’est moi qui décide, moi qui vais faire sauter ta petite tête de merde quand j’en aurai envie ! Tu comprends, chien ?
Parlant ainsi, le terroriste cogna le canon du revolver contre la tempe du lieutenant, qui sentit aussitôt un hématome se former dans cette partie du visage où circule beaucoup de sang.
Le fou le secouait par la manche, les faisait tourner sur eux-mêmes dans cette pièce trop petite, où ils allaient vite manquer d’air. Armand cherchait à capter le regard de son interlocuteur, mais celui-ci ne le regardait pas en face, ne posait jamais ses yeux sur lui.
Ils restèrent comme ça une minute ou deux. Sans doute le terroriste ne savait-il plus quoi faire. C’est le moment de parler, se dit Armand. Il faut que je lui parle. Il faut toujours parler. Mais le fou ne lui en laissa pas le temps :
– Fais bien gaffe, sale flic, essaye pas de me baiser ! De toute façon, tu vas mourir.
Le lieutenant enregistra cette affirmation. Il lui sembla qu’elle montrait une réelle détermination. Et en effet, lorsque la porte vola en éclats, le tueur fou l’eut, cette détermination, pour planter un couteau dans la gorge du lieutenant, et non pas pour appuyer sur la gâchette, ce qui fut la dernière surprise d’Armand. D’où sortait ce couteau ?
Le lieutenant vomit du sang, s’étouffa. Les coups de feu retentirent. Le terroriste s’effondra. Les collègues d’Armand se précipitèrent près de lui. Il parvint à leur sourire. Puis il perdit sa respiration, ferma les yeux. Il sut que l’heure était venue. Il était croyant, lui aussi. Mais avaient-ils le même dieu, le terroriste et lui ? Et si Dieu n’existait pas ? Et s’ils s’étaient trompés ?
Tout ça n’avait pas beaucoup de sens, mais Armand avait fait ce qui lui semblait le mieux. Il perdit connaissance et ne revint jamais à lui.
20 octobre 2023
Scène de ménage
(environ 3 minutes de lecture)
– Dis, tu m’aimes ?
– Mais oui, je t’aime.
– Alors pourquoi tu me le dis pas ?
– Je te le dis tout le temps.
– C’est pas vrai.
– Qu’est-ce qui est important pour toi : l’amour ou les mots ?
– L’amour, bien sûr. Mais les mots comptent, aussi ! Les mots traduisent le sentiment.
– Ou le trahissent.
– Quand les mots ne correspondent pas au sentiment, on le sent.
– « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas ».
Elle le regarda d’un œil torve.
– D’où tu sors cette chinoiserie ?
– Lao Tseu.
– Eh bien Lao Tseu n’a rien compris aux femmes, ni même au besoin de tout un chacun d’être rassuré quant aux sentiments que lui porte l’être aimé.
– Il n’y a pas d’amour, mais des preuves d’amour, c’est ça ?
– C’est ça.
– Notre vie commune, mes attentions à ton égard, l’intérêt que je ressens pour ce que tu fais, ce que nous partageons, sont des preuves quotidiennes et sans cesse renouvelées de notre amour.
– Je ne te parle pas de notre amour, mais de ton amour pour moi !
C’est lui, cette fois, qui la regarda d’un œil suspicieux. Était-elle sincère ou de mauvaise foi dans son indignation ? Il hésitait entre le rire et le sérieux.
– Comment se fait-il qu’après cinq ans tu n’aies pas confiance ? Ce doit être terrible de vivre en permanence dans le doute.
– C’est ce que je me tue à t’expliquer !
– Et le meilleur moyen de t’ôter ces doutes, c’est de te dire « je t’aime » vingt fois par jour ?
– 10 me suffiraient.
Il s’esclaffa :
– C’est ridicule !
– C’est fondamental.
– Mais c’est le comportement qui compte ! L’exemplarité. Rien dans mon comportement ne peut laisser le moindre doute quant à l’amour que j’ai pour toi.
– Je ne vois pas tout.
Il écarquilla les yeux.
– Qu’est-ce que tu insinues par là ?! Que je te cache des choses ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne te vois pas entre 8 heures et 19 heures. Et tu découches plusieurs fois par mois !
– Je découche quand je suis en déplacement professionnel ! Et oui, je travaille tous les jours. Toi aussi, je te signale. Heureusement.
– Ça te laisse beaucoup de temps où tu peux ne pas m’aimer.
Il manqua s’étrangler :
– Où je peux ne pas t’aimer ?! Mais je n’ai pas besoin de te voir pour t’aimer ! Au contraire, même !
Elle s’exclama :
– Comment ça, au contraire ?! Tu me vois trop ? Voilà autre chose !
– Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je dis que si nous étions tout le temps l’un sur l’autre, que si nous n’avions pas chacun des activités propres, nous nous énerverions.
– Eh bien moi ça me pèse, tous ces moments où on n’est pas ensemble. Même le week-end, tu t’absentes au moins une demi-journée !
– J’ai un engagement bénévole, je donne quelques heures pour les plus démunis, ce n’est pas la mer à boire !
– C’est du temps en moins.
– Ne dis pas de bêtises. On est ensemble plus de cent heures par semaine. Quatre heures de plus ou de moins ne changeraient rien.
Ils réalisèrent, au même instant mais séparément, qu’ils s’étaient éloignés de la requête initiale, les mots, sans doute parce que la demande de « je t’aime » traduisait un besoin plus profond. D’instinct, ils décidèrent de changer de ton et d’arguments.
– Bref, dit-il plus doucement, tu veux des mots, du temps et de l’attention…
Elle esquissa un sourire.
– Oui.
Il s’approcha d’elle et l’enlaça.
– Et si l’essentiel était les gestes ?
– Tu veux dire les actes ?
Il la serra plus fort et l’embrassa dans le cou.
– L’amour est aussi un acte.
– Là, nous sommes d’accord.
29 septembre 2023
Des like, des love, des larmes
(environ 3 minutes de lecture)
Aurore savait que c’était dangereux, toutes ces publications. Pas à cause de leur contenu – qu’est-ce que ça pouvait faire qu’on la voie en maillot ou qu’elle montre ses filles ? –, mais parce qu’elle devenait dépendante des like. Sûr qu’elle était accroc. Elle devait le reconnaître.
Après un post, elle attendait une heure ou deux, et puis elle regardait. 30, 50, 80, 100, 150… Elle passait parfois les 200, quand elle était particulièrement canon, ou particulièrement maman. Les gens kiffaient autant les seins que les enfants. Bizarre. Quand elle changeait sa photo de profil, elle taquinait les 300. Son record était à 364 (159 like, 126 love, 79 Waouh), pour un selfie bateau, elle cheveux au vent sur le premier étage de la Tour Eiffel, avec Paris en fond à la tombée du soir. La lumière peut-être, ou son décolleté.
364 sur 1037 amis, ça faisait pas tant que ça, en fait. À peine un tiers. Ils étaient où les autres ? Ils l’aimaient pas ? Ils la trouvaient pas jolie ? Les fidèles se limitaient à une cinquantaine ; ils auraient liké une photo de pâté pour chiens si c’était elle qui l’avait publiée. Mais 50 sur 1037, c’était humiliant, non ? Et on appelait ça des amis ?
Ce qui l’angoissait encore plus, c’est la rapidité avec laquelle on tombait dans l’oubli. Passé 24 heures, 36 maxi, c’était mort. Plus personne ne voyait ce qu’on avait publié. C’est pour ça qu’il fallait y revenir, souvent, si on voulait exister. Un réseau, ça s’entretient. Même après un buzz, faut pas laisser refroidir, sinon on croit que tu te la pètes.
Aurore n’abusait pas. Genre, 3 ou 4 posts par semaine. Sauf des moments délire, où elle pouvait en balancer une demi-douzaine dans la soirée, quand elle sentait que ça prenait et que y’avait du répondant. Mais ça, ça comptait pas.
Alors ces fois où elle se chopait à peine 50 like pour une photo et un bout de texte, ça la déprimait carrément. L’ingratitude, putain…
Un soir, en balayant son fil, elle aperçut une publication postée « à l’instant ». Sous la photo en gros plan d’un pistolet pointé sur le lecteur, était écrit : « Ce post-là, vous allez peut-être l’aimer, mais ce sera trop tard : je serai morte ». C’était une certaine Morgane Balzi, une fille qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle avait dû demander en amie, au début, quand elle voulait étoffer sa liste. Elle apercevait ses trucs de temps en temps, mais jamais elle n’en avait liké un. C’était rare qu’Aurore s’arrête pour liker quelque chose ; tout ce nombrilisme…
Sans réfléchir, à l’instinct, elle commenta : « Fais pas ça ». D’autres commentaires apparurent ensuite : « Ta le blues, sa arive, craq pas ». « C’est vrai qu’on prent pas le temp de regardé ce que font les autres, c con. Mais te tire pas une balle pour sa ». « Ta raison de nous alertés, on est tous égoïstes. Courage, on et avec toi… » Une heure après, Morgane avait 45 commentaires, 63 like, 59 love et 36 larmes. Le lendemain matin, 72 commentaires, 106 like, 102 love et 62 larmes.
Le lendemain soir, une autre publication apparut en provenance du compte de Morgane : « Je suis la maman de Morgane. Merci pour vos like et vos commentaires, mais Morgane avait raison : c’est trop tard. Si vous aviez liké une fois de temps en temps ce que publiait Morgane – elle-même likait toutes sortes de messages – elle n’aurait pas sauté par la fenêtre hier soir. Si vous voulez lui rendre hommage, réfléchissez à votre comportement sur ces réseaux où vous êtes bien peu sociaux ».
Aurore demeura un moment immobile devant ce message. Elle était consternée. Car concernée. Sûr qu’elle était visée. D’abord par Morgane, ensuite par sa mère. Pas une seule fois elle avait liké Morgane, alors que Morgane l’avait likée, et même lovée, plein de fois. Mon Dieu, Morgane s’était tuée… Aurore sentit les larmes, des vraies, venir à ses yeux. Qu’est-ce qu’elle avait fait, putain ? Ou plutôt jamais fait ? Jamais un like à une fille sympa, qui demandait pourtant pas grand-chose. C’était impardonnable.
C’est pendant la nuit qu’elle trouva ce qu’elle allait faire : liker au moins dix posts chaque fois qu’elle en publierait un. Et prendre le temps de regarder la photo ou la vidéo et de lire le texte s’il y en avait. 1 pour 10, ce serait le tarif.
Aurore exécuta sa punition pendant un mois. Mais elle était toujours si mal au bout de ce mois qu’elle prit une décision radicale : elle ferma son compte. Un autre mois plus tard, elle allait mieux ; elle s'était donné une chance de découvrir les vertus de l’altruisme et de l’oubli de soi.
22 septembre 2023
La place des deux amies (et du hasard dans la vie)
(environ 12 minutes de lecture)
Elles étaient deux filles assises sur le dossier d’un banc, les pieds sur les planches. Elles avaient une vingtaine d’années. Elles devaient travailler dans un magasin du coin. Elles venaient ici – une mini-place sans nom sur laquelle donnait la fenêtre arrière de mon cabinet – presque tous les midis, avec un sandwich et une bouteille. Je passais devant elles de temps en temps, en allant moi aussi chercher de quoi me restaurer chez le boulanger. On se saluait, mais je n’osais pas leur demander qui elles étaient. Je leur avais simplement dit, une fois :
– C’est bien que vous soyez là. Vous donnez de la joie à cette place.
– Ça, c’est gentil ! m’avaient-elles répondu, contentes. Merci.
Depuis, on se saluait en souriant, parfois un petit mot, rien de plus. J’avais juste appris leur prénom : Nadia et Sonia. Elles avaient l’air si engagées dans leur dialogue, si tournées l’une vers l’autre, que je ne voulais pas les déranger. Et puis je commençais à atteindre un âge où on est vite suspect dès qu’on s’adresse à des filles. J’aurais été dépité qu’elles me trouvent lourd et changent le lieu de leur pause déjeuner.
Elles parlaient de manière animée. Parfois, l’une se levait, sautait du banc et se mettait face à l’autre, accompagnant ses paroles de mouvements de bras. Parfois aussi, elles se taisaient, quand elles sentaient le besoin de temps pour laisser un échange résonner en elles et nourrir leur intelligence. Je m’en rends compte maintenant : c’était en 2001, avant l’invasion du téléphone, quand on savait encore écouter son interlocuteur.
Un jour, elles ne sont plus venues. D’autres personnes s’asseyaient de temps en temps sur le banc, mais aucune avec la même régularité, ni avec le même talent, que Nadia et Sonia. Elles me manquaient. Et puis le temps a passé, j’ai moi-même, trois ans après, déplacé mon cabinet et quitté la place.
Elles étaient sorties de ma mémoire quand, un jour, allant déposer des vêtements au pressing, je tombai nez à nez avec Nadia. Douze ans s’étaient écoulés. Son visage avait changé, bien sûr, mais je la reconnaissais.
– Vous ne vous souvenez pas de moi, mais moi je me souviens de vous. Vous veniez avec votre amie sur la petite place, je crois qu’elle n’a pas de nom, derrière le palais de justice, près de la rue Gambetta.
Ses mouvements s’arrêtèrent. Son visage se durcit. Elle sembla contrariée. Déstabilisé, j’ajoutai :
– Vous ne voyez plus votre amie ?
– Non… C’est loin tout ça…
Visiblement, elle n’avait pas envie de se remémorer ce qui pour moi était agréable, mais semblait douloureux pour elle. Sa tristesse me chagrinait, et je voulus essayer de modifier son humeur :
– Vous aviez toujours plein d’énergie, et vous parliez tout le temps l’une avec l’autre ! Et vous vous écoutiez. Il y avait une grande complicité entre vous.
– C’est beau, la jeunesse…
Elle avait dit ça sur un ton qui m’avait glacé. Elle n’y croyait pas, elle paraissait ne plus croire en rien. Je n’avais pas insisté.
– 17 euros, s’il vous plait.
J’avais payé, pris mon ticket, et, n’ayant pas réussi à capter son regard, j’étais parti. Elle, autrefois joyeuse et volubile, avait empêché tout dialogue.
En continuant ma tournée en centre-ville, je me suis demandé ce qui avait pu se passer, quelle était sa vie, et quelle était celle de son amie. Quand, trois jours plus tard, je suis retourné au pressing récupérer mon costume et ma chemise blanche, j’ai sorti la question que j’avais préparée :
– Excusez-moi, je suis indiscret, mais vous étiez importantes pour moi quand vous veniez sur la place avec votre amie. Je sais que vous travaillez là, maintenant. Est-ce que je peux vous demander si vous avez des enfants, si vous êtes mariée ?
La collègue de Nadia, qui repassait, entendit mes paroles et me regarda d’un œil suspicieux. Je ne cillai pas.
– Je suis mariée, répondit Nadia. J’ai trois enfants.
– Eh, c’est formidable ! Vous n’avez pas perdu de temps !
La réponse fut cinglante :
– Je crois que j’aurais dû en perdre un peu plus.
J’essayai de ne pas me démonter :
– C’est sûrement beaucoup de fatigue… Mais vous verrez les bons côtés bientôt…
Elle ne répondit pas. J’avais préparé une deuxième question.
– Et Sonia ?
– Elle habite à Paris. Elle voyage.
– Pour son travail ? Dans quel domaine ?
– La parfumerie. C’était son rêve, elle l’a accompli. On la voit sur internet.
– Vous pouvez me dire quel est son nom de famille ?
– Hemdouch.
Je la remerciai, à peine réconforté par les quelques mots qu’elle avait consentis, me jurant de revenir au pressing.
Dès mon retour à la maison, je tapai Sonia Hemdouch sur Google. Plusieurs photos apparaissaient et les liens à son nom recouvraient toute la page. Je commençai par les photos. Elle était méconnaissable, et pourtant c’était elle, aucun doute. Mais elle était maquillée et habillée comme un mannequin, avec un look plus marqué femme d’affaires, ce qu’incontestablement elle était. Elle travaillait pour Givenchy, ancienne maison de haute couture devenue marque référence du luxe et de la beauté à la française au sein du groupe LVMH. Sonia était responsable du développement de la marque en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient. Plusieurs articles parlaient d’elle, notamment dans Vogue, Elle et Marie-Claire.
– Ça alors… me dis-je. La fille qui mangeait chaque midi un sandwich sur un banc avec sa copine dans notre petite ville est, douze ans plus tard, une ambassadrice du luxe français de par le monde ! Comme quoi…
J’avais à peine fini ma consultation qu’une idée envahit ma tête. Je cherchai dans les publications reliées à Sonia des coordonnées mail ou téléphone. Sans succès. J’appelai alors le siège de Givenchy, et, après différents aiguillages et une coupure, je finis par tomber sur un secrétariat où l’on me dit qu’il était impossible de me passer Mme Hemdouch, mais où l’on m’assurait que mon message lui serait transmis si je voulais bien le laisser. Alors je dictai :
– Dites-lui s’il vous plait que je l’appelle au sujet de son ancienne amie Nadia, à Cholet. Qu’elle retrouvait tous les midis sur une petite place. J’ai quelque chose d’important à dire à Sonia, mais elle ne doit pas contacter Nadia avant. C’est une surprise.
La « surprise », que je n’avais pas préméditée, sembla rassurer la secrétaire. Je laissai mes coordonnées mail et téléphone.
Sonia mit quatre jours à me rappeler, mais je n’en mis que trois de plus pour me retrouver dans son bureau à Paris. Elle était époustouflante, de classe autant que de beauté, d’assurance plus que d’arrogance.
– Je crois que je vous reconnais, me dit-elle. C’est vrai qu’on était pas mal, sur cette petite place ! C’était paisible. Par moments, j’aimerais bien m’y retrouver…
Quel contraste avec la réaction et l’attitude de Nadia… L’une aimait sa vie et ses souvenirs, l’autre pas.
C’est ce que j’expliquai à Sonia, concluant comme ceci :
– À un moment, les hasards de l’existence, ou la force plus grande de l’une, qui est aussi un hasard, ont fait que vous vous êtes épanouie, tandis que Nadia s’est refermée. Ce n’est pas qu’une question de réussite sociale. Nadia pourrait être très heureuse avec ses trois enfants et son travail d’employée. Mais elle ne l’est pas. Moi, je suis médecin, et mon métier est de soigner les gens. Je voudrais soigner Nadia, mais je ne le peux pas. Vous le pouvez.
– Mais je ne suis pas médecin ! Ni psychologue !
– Vous êtes beaucoup mieux. Vous êtes son amie de jeunesse et vous êtes un modèle d’ascension professionnelle. Un bel exemple pour toutes les filles de 20 ans, et particulièrement pour les jeunes femmes d’origine maghrébine qui subissent les affres du machisme et de la religion. En plus, vous promouvez votre marque dans des pays où la féminité est bannie, condamnée !
– Oui, c’est compliqué au niveau sécurité. Dans certains pays, je travaille avec une protection rapprochée.
– C’est d’autant plus remarquable. Ma suggestion est la suivante : vous appelez Nadia…
– On ne s’est pas parlé depuis au moins 5 ans !
– Raison de plus. Vous lui dites que vous regrettez de ne pas l’avoir fait avant, mais que vous voulez venir déjeuner avec elle à Cholet, comme au bon vieux temps. Et là, vous lui demandez comment elle va. Si je ne me trompe pas, ça ne va pas fort. Alors vous lui proposez un travail.
– Un travail ? On n’a rien à Cholet. À Nantes, je peux peut-être voir avec des boutiques partenaires. Mais c’est pas moi qui décide.
– Vous trouverez, j’en suis sûr. Surtout que ce n’est pas pour tout de suite. Ses enfants sont encore petits. Ce qu’il faut, c’est qu’elle ait une perspective. Et une amie. Ce sont les deux choses qui lui manquent, et qui manquent à tout le monde quand on ne les a pas : une perspective et une amie.
Sonia se leva, par besoin sans doute d’assimiler ce que je lui disais.
– Vous croyez pas que vous vous faites un film dans votre tête ? me dit-elle en riant.
Je me levai à mon tour et répondis.
– Peut-être. Mais quand on peut transformer la vie en film, il faut le faire.
Je me suis éclipsé assez vite. Je ne voulais pas en rajouter, pas arracher de promesse. J’avais fait mon devoir, à Sonia d’accomplir le sien.
Je retournai au pressing trois semaines plus tard. Nadia semblait encore plus triste que la première fois. Je dis juste :
– J’ai regardé sur internet. Sonia, c’est vrai qu’elle a un beau parcours.
– Eh oui, elle nous a oubliés maintenant. Ça vous fera 15 euros.
Je ressortis chagriné. Sonia n’avait pas appelé, c’était clair. Mon message n’était pas passé, elle ne l’avait pas compris. Ou avait estimé qu’elle n’avait pas à le prendre en compte.
Déçu, je ne revins pas au pressing.
Un mois plus tard, un vendredi à 13 heures, alors que je sortais de chez mon dernier patient de la matinée, je consultai mon smartphone. J’avais reçu un mms d’un numéro inconnu. La photo me sauta au visage. C’était un selfie, enfin un selfie à deux : Sonia et Nadia assises sur le dossier du banc de le petite place, rayonnantes. Le texte d’accompagnement était le suivant : « Merci de nous avoir réunies. Aujourd’hui on a trop de choses à se dire, mais la prochaine fois on vous invite à prendre un café avec nous. Sonia et Nadia ».
Je les ai regardées un moment, ému jusqu’au plus profond de moi, puis j’ai regardé le ciel et des larmes se sont mises à couler.
Elles m’ont en effet invité à prendre un café, deux mois plus tard. Nadia était transformée. Gaie, chaleureuse, intarissable. Et Sonia m’a dit :
– Vous savez pas ? Nadia va intégrer notre formation de responsable de magasin en fin d’année, elle a toute l’expérience qu’il faut.
– Eh oui, la coupa Nadia en riant ; à Monoprix, j’étais au rayon parfumerie !
Je ris de bon cœur, moi aussi. J’étais heureux. À quoi peut bien servir un vieux type comme moi si ce n’est à mettre de l’huile dans les rouages quand il peut ?
Chaque fois que je suis en centre-ville, je passe par la petite place, que j’ai baptisée la place des deux amies. Et je suis attentif aux personnes qui sont assises sur le banc.
15 septembre 2023
Marrakech-Kiev (ou comment l'altruisme vient aux enfants)
(environ 15 minutes de lecture)
Chère Assia,
Alors toi aussi, ta maison s’est écroulée ? Et ton petit frère est mort ? Et ta maman blessée ? C’est horrible. On a regardé des reportages en classe, sur Youtube et sur une chaîne de télévision. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que toutes les maisons sont démolies dans une seule région, alors que chez nous il y a des immeubles et des maisons par terre dans tout le pays, mais beaucoup d’autres sont intactes à côté. Sauf peut-être à Bakhmout. Et Marioupol. Et Zaporijia. Et dans le sud-est, où tout est détruit et plus personne ne peut vivre.
Je n’avais jamais entendu parler du Maroc avant samedi. Enfin je savais que c’était en Afrique, mais pas plus. Ça a l’air beau. Et chaud. Il y a la mer. Qu’est-ce que j’aimerais voir la mer… me baigner… bronzer. Et maintenant, est-ce qu’il va faire encore beau ? Ici, en Ukraine, on associe le malheur au froid, mais peut-être, sûrement même, qu’on peut être malheureux aussi quand on a chaud. J’espère que tu auras quand même chaud. C’est trop horrible d’avoir froid. Quand je pense que c’est déjà la fin de l’été, et que les Russes vont encore nous empêcher d’avoir du chauffage et de l’eau chaude, je me sens déjà malade.
C’est la maîtresse qui nous a dit de vous écrire, que chaque élève de notre classe devait écrire à un ou une élève d’une classe marocaine dans la zone du tremblement de terre. Elle dit que vous avez besoin de médicaments, de nourriture, de couvertures, mais aussi de mots et d’histoires qui viennent d’ailleurs, que non seulement vous serez contents de voir qu’on pense à vous, mais aussi de pouvoir nous répondre, et donc de raconter votre histoire. Elle croit beaucoup au pouvoir des mots et à l’importance des histoires. Peut-être. On est juste des enfants, on n'a plus de maison, presque plus de famille, mais on peut malgré tout faire quelque chose pour les autres. C’est une belle idée.
Je vais te dire toutes les questions que je me pose sur toi, tu verras si tu peux y répondre, et si tu en as envie : est-ce que tu as senti venir le tremblement de terre, je veux dire, juste avant que les murs commencent à s’écrouler ? Est-ce que vous avez crié ? Est-ce que tu as vu – excuse-moi c’est trop horrible, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à ça – ton petit frère mort, et ta maman blessée ? Ton grand frère et ton père, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Est-ce que vous êtes sortis, et est-ce que vous avez vu quelque chose ou est-ce qu’il n’y avait plus d’électricité ? Est-ce que ensuite tu as aidé des gens à sortir de sous les pierres de leur maison ? Est-ce qu’il y a des pompiers et la police qui sont venus ? Comment vous faites pour boire ? Est-ce qu’il y a un hôpital ? Est-ce que tu as perdu toute tes affaires d’école ? Est-ce que tu es très triste ? Tu habites où, maintenant ?
J’ai encore plein de questions. J’espère que tu pourras me répondre. Il faut que je me présente en quelques lignes pour que tu saches qui je suis. Je m’appelle Luka, j’ai 10 ans et je suis en classe de 7e. J’habite à Ladan, près de la petite ville de Prylouki, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Kiev, la capitale du pays. J’ai un frère, Kyrylo, qui a 7 ans. Mon père est à la guerre. Il revient de temps en temps. Il a été blessé une fois. Mais il est reparti. Il ne parle pas beaucoup. On ne sait pas bien ce qu’il fait, mais Maman dit que c’est très dur. Moi, je lis tout ce que je peux sur la guerre, pour savoir ce que font les Ukrainiens pour résister contre ces horribles Russes, et ça me donne une idée de ce que vit Papa. Maman travaille dans un supermarché. Mais le supermarché a été touché par un missile, ça a été horrible. C’était la nuit heureusement, il y a quand même eu deux morts dans une maison à côté. Le plus dur, c’est le froid. Et le bruit. Par moments, on entend des sifflements très forts, c’est un missile. Parfois, une sorte de bourdonnement, c’est un drone. Et puis quelquefois, une énorme explosion. On va voir après, et on voit un immeuble en feu, ou une maison écroulée. Le pire, c’est de voir des blessés. Une fois j’ai vu une dame qui avançait dans la rue, ses habits fumaient, elle avait les bras écartés, on aurait dit une folle, elle est tombée d’un coup. Morte.
Je m’arrête là pour l’instant. Juste une dernière chose : on essaye de continuer l’école, on en a tous besoin, car là on peut parler, réfléchir, trouver un peu de calme, essayer de comprendre. Jamais j’aurais cru que l’école était si importante. Il faut dire que j’ai une super maîtresse, j’ai de la chance. C’est donc à elle que je confie cette lettre. Elle va l’envoyer avec toutes les autres de la classe à l’école de ton village. Qui doit être détruite. Mais il parait que l’ambassadeur fera suivre au directeur pour que ces lettres puissent vous être données dès que l’école reprendra, dans un autre endroit bien sûr. Puisque il n’y a plus d’électricité, sans doute plus d’internet, que la plupart de vos smartphones ont été cassés, le papier est plus sûr. J’espère que tu tiendras bientôt ces deux feuilles dans tes mains.
Je te souhaite beaucoup de courage. Je suis très triste pour ton petit frère et j’espère que ta Maman va guérir. J’espère te lire bientôt, Luka.
––––––––––
Cher Luka,
Ta maîtresse a eu une bonne idée. Vos lettres nous ont fait du bien. Et elles montrent quelque chose qu’on ne doit pas oublier : même quand on est soi-même dans une grande souffrance, on peut faire quelque chose pour quelqu’un qui en a besoin. Alors on pense moins à son propre malheur, et alors notre vie retrouve un peu de sens. Ça aide beaucoup.
Tu vois, te répondre, juste essayer de trouver un moment, du papier et un crayon, une table qui tient debout, m’appliquer, essayer de ne pas faire trop de fautes, ça m’empêche de penser à tout le reste. Parce que, je sais pas si ça répond à une de tes questions, mais je crois que c’est ça le plus dur : ne pas pouvoir arrêter les pensées. Mon petit frère est mort, Maman est encore très blessée, on n’a plus de maison, on ne sait pas comment et où on va vivre, et je pense tout le temps à ces choses horribles. C’est très important bien sûr, mais je ne veux pas qu’il n'y ait que ça, je veux en sortir. Le tremblement de terre a eu lieu, le malheur est là, mais je ne veux pas que ma vie s’arrête.
Alors ta lettre est précieuse. Parce que c’est autre chose, justement. Il n’y a pas que nous sur terre, les habitants de la province d’Al-Haouz. D’autres gens ont des problèmes, et ils méritent notre attention, eux aussi. Et vous, les Ukrainiens, qui êtes bombardés tous les jours, vous avez de très gros problèmes. J’ai lu que les Russes avaient tiré en moyenne 30 000 obus ou missiles chaque jour depuis le début de la guerre il y a un an et demi. On peut dire que ça fait un tremblement de terre tous les jours depuis 500 jours. Ça fait réfléchir.
En parlant de réfléchir, ta lettre m’a fait penser à une autre question (promis je vais te donner des réponses après) : qu’est-ce qui est le plus terrible ? Mourir parce que des plaques tectoniques bougent et entrent en collision, donc parce que la nature est bien plus forte que nous et qu’on n’y peut rien ? Ou mourir à cause d’un horrible monsieur qui a décidé qu’un peuple lui appartenait et qui demande à ses soldats de tuer et torturer tous ceux qui défendent leur liberté ? Qu’est-ce qui fait le plus peur : la force des éléments ou la folie d’un homme devenu un monstre ? Je crois que l’homme me fait plus peur, car l’homme fait exprès de faire du mal, et il entraine plein d’autres hommes à faire du mal, tandis que la terre et les pierres ne sont que de la terre et des pierres, elles n’ont pas de volonté destructrice.
Bon, j’en viens aux réponses. Je vais te dire comment s’est passée ma nuit du vendredi 8 au samedi 9 septembre 2023. Comme toi, j’habite dans un village, Azgour, près d’une petite ville, Amizmiz, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Marrakech, qui n’est pas la capitale du Maroc, mais une ancienne cité impériale, avec des remparts, de beaux jardins, une médina, dont tu as peut-être entendu parler, parce que beaucoup de touristes viennent du monde entier pour la voir. Pas loin de Marrakech, il y a une chaîne de montagnes, qui s’appelle l’Atlas. C’est là que se situe mon village, et c’est là que le tremblement de terre a frappé, ce qui surprend les spécialistes, car d’habitude c’est plutôt près de la mer que le mouvement des plaques africaine et eurasiatique provoque des séismes.
Dans notre village, tu dois savoir que nos maisons sont construites en terre et non pas en pierres. Enfin un peu des deux, mais les pierres sont en fait des briques de terre crue, et les murs sont souvent constitués d’une sorte d’argile mélangée avec de la paille, on dit du pisé, je sais pas si tu connais ce mot. Et ces maisons sont construites sans fondations solides. Pour les toits, on utilise des poutres en bois, du pisé encore, un peu de ciment parfois, et même des branchages. Il faut refaire l’étanchéité chaque année.
Le vendredi 8 au soir, je m’étais couchée vers 22 heures. Dans notre maison, il y a deux chambres, une pour les parents, une pour les enfants. Ce soir-là, mon grand frère n’était pas encore rentré, il était chez un ami, à Ouirgane. C’est un grand bruit qui m’a réveillée, 11 minutes après 23 heures. J’ai d’abord cru que ma mère avait fait tomber une casserole ou quelque chose comme ça. Mais le bruit a continué avec des craquements, et puis en même temps des cris, dehors. Et puis j’ai vite senti de la poussière, qui me piquait les yeux et m’empêchait de respirer. J’ai commencé à avoir très peur, mais je ne comprenais pas. Mes yeux se sont un peu habitués à l’obscurité et alors là j’ai compris : un des murs de la chambre s’était écroulé, en fait je voyais dehors. Et j’ai encore entendu des cris.
Je me suis levée, je n’ai pas trouvé mes babouches, et ça m’a gênée parce qu’il y avait des débris partout sur le sol. J’ai pensé à aller chercher des chaussures dans le placard, mais… il n’y avait plus de placard, il était parti avec le mur écroulé. Ça va peut-être te paraitre idiot, mais me retrouver pieds nus sans pouvoir marcher parce que tout blessait le dessous des pieds, ça m’a paralysée. J’ai quand même pensé à mon petit frère. Je l’ai appelé. Alors j’ai été jusqu’à lui, tant pis si je me faisais mal. Et là, horrible, son lit était basculé et enfoncé dans la terre. On est au rez-de-chaussée, il n’y a pas d’étage dans notre maison, mais une sorte de trou s’était formé, comme si la terre voulait l’avaler. J’ai appelé – Issam, Issam ! –, mais il ne répondait pas. J’ai essayé de l’attraper, j’ai juste pu toucher son épaule. Je ne voyais presque rien, la lampe ne fonctionnait plus.
Je me suis dit : pourquoi Papa et Maman ne sont pas là à nous aider ? Ce n’est pas normal. Alors j’ai eu très peur et j’ai été vers la porte de la chambre, qui donne dans la pièce pour aller de l’autre côté dans la chambre des parents. J’ai découvert que le toit était tombé, je voyais les étoiles. Notre maison n’avait plus de toit… Je me coupais les pieds, j’avais mal, mais surtout peur. Je me suis mise à pleurer. Je crois que j’ai fait pipi dans ma culotte. J’ai jamais eu aussi peur de ma vie. J’ai réussi à aller dans la chambre de mes parents. Là, j’ai compris. Papa essayait de pousser une poutre en bois qui était tombée sur leur lit ; les jambes de Maman étaient dessous.
– Aide-nous, ma fille. J’ai un bras qui ne marche plus, je n’y arrive pas tout seul.
Alors j’ai oublié toutes mes coupures au pied, j’ai oublié que je ne voyais rien, et j’ai aidé Papa qui était blessé à son bras, et jamais j’ai tiré aussi fort et plus jamais je tirerai aussi fort de toute ma vie. J’ai cru que j’allais m’arracher les épaules, mais on a réussi à sortir cette poutre. Maman était courageuse, mais elle avait tellement mal qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de gémir, et par moments des cris lui échappaient. Quand les jambes de Maman ont été dégagées – on ne voyait pas bien, heureusement, car ses blessures étaient affreuses –, Papa a tout de suite demandé :
– Issam ! Où est Issam ?
– Il est coincé, j’ai dit. Son lit s’est enfoncé dans la terre.
– Reste près de ta mère, a dit Papa, essaye de trouver de l’eau. Et des chiffons. Serre très fort au-dessus de ses jambes. Il ne faut pas qu’elle saigne trop.
Et Papa s’est extirpé des gravats comme il a pu et il a été aussi vite que possible vers notre chambre, pieds nus lui aussi j’imagine. Tu vois, Luka, j’ai compris à ce moment que dès qu’on est privé de deux ou trois choses simples – la lumière, des habits, de l’eau –, on n’est plus rien, on ne peut plus rien faire, on n’est plus un être humain. Les gens ne s’en aperçoivent pas, parce qu’ils ne manquent jamais de ces biens de base pour la plupart. Mais s’ils étaient plongés juste 24 heures dans cette situation, leur comportement et leur vision du monde changeraient complètement.
Quand Papa est arrivé dans notre chambre, des voisins étaient là, qui étaient entrés par le mur effondré. Ils essayaient de dégager Issam. Papa s’est joint à eux et ils sont arrivés à sortir mon petit frère. Hélas, Issam ne bougeait plus et ne parlait plus, il était comme une poupée de chiffon dans leurs bras. Je l’ai vu le lendemain quand le jour s’est levé. Son visage n’était pas abîmé, il avait l’air paisible. Ça me réconforte : je me dis qu’il est mort d’un coup. Sa vie a été très courte, 7 ans, mais il n’a pas souffert, il aura juste été un petit enfant joyeux et gentil. Est-ce que c’était son destin ? Inchallah… Maman et Papa ont plus de mal, c’est sûr. Tu sais mon espoir secret ? Qu’ils refassent un bébé. Je n’ai pas encore osé le leur dire. Tu es la première personne à qui j’en parle.
Dans la nuit, ceux qui n’étaient pas blessés ont fait le tour des maisons pour aider. Le matin, une décision à vite été prise. Il fallait conduire les blessés à Amizmiz, où il y avait un petit hôpital. C’est à 25 km. Comme la route était sûrement coupée à cause des éboulements, il faudrait laisser les voitures au premier barrage et continuer à pied. Ou avec des ânes, pour ceux qui pouvaient tenir assis, ce qui était le cas de Papa, avec son bras cassé. On a préparé des brancards pour 5 personnes, dont Maman bien sûr. Son ami Aïcha ne la quittait pas, elle n’arrêtait pas de changer ses bandages sur ses fractures ouvertes.
Ça s’est passé à peu près comme ça. Ils ont mis un jour et une nuit pour arriver à Amizmiz. Et tu sais qui ils ont rencontré en chemin ? Mon grand frère Salah, qui revenait à toute vitesse avec un copain, pour voir si on était toujours en vie. La ville où il était, Ouirgane, a été très touchée elle aussi, mais ils n’ont rien eu, à part qu’ils sont tombés du mur sur lequel ils étaient assis en fumant une cigarette.
Il a fallu 2 jours avant qu’on voie venir les premiers secours. On avait vu des hélicoptères le samedi, on espérait qu’ils allaient lancer de la nourriture et de l’eau, mais non. Dans notre village, on a compté les maisons encore habitables une fois qu’on aurait déblayé un peu : 9 sur 55. Ça faisait pas assez pour loger tout le monde. Alors certains, des hommes et des garçons, ont dormi dehors. Il peut faire très froid la nuit, c’est la montagne, heureusement on est encore en été. Et on n’avait pas d’eau, pas d’électricité. J’ai eu soif.
Tu sais, il y a eu le tremblement de terre, mais on était pauvres avant. Alors que le Maroc pourrait être riche. J’ai entendu un jour un Monsieur à l’école qui disait : « Il y a 50 km de distance entre Marrakech et son arrière-pays, mais il y a surtout 50 ans ». Je crois qu’il a raison. Il faut dire que le roi ne fait rien. Jamais. Il est tout le temps en France ou au Gabon à faire la fête. Il en a rien à faire de nous.
Maintenant, je vis sous une tente. On est dans une sorte de terrain vague. Il y a 600 tentes, 600 familles. Il y a des tentes toutes pareilles, données par une organisation internationale, et des tentes toutes différentes, données par des gens du coin. Et un seul point d’eau. On ne peut pas se laver, juste boire, et encore. Mais de l’eau en bouteilles a été livrée hier, et une canalisation sera bientôt réparée. Le matelas sont posés sur une sorte de tapis en plastique, c’est pas très confortable.
On a repris l’école, sous une tente encore, parce que les écoles d’Amizmiz n’existent plus. Des professeurs sont venus de Marrakech avec des livres, des cahiers et des crayons. C’est avec un crayon et des feuilles d’un de ces cahiers apportés que je t’écris. Maman a été transférée à Marrakech, elle a été opérée. Papa dit que ses jours ne sont pas en danger, et qu’elle pourra remarcher. On a enterré Issam, avec tous les autres enfants morts des villages autour d’Amizmiz. C’était très triste. Papa et Salah participent au secours. On ne retrouvera plus de survivants maintenant, mais il y a encore des corps sous les décombres.
Ça m’a fait du bien de te parler (on s’écrit mais c’est comme si on se parlait). J’espère qu’on se parlera encore. C’est comme si on ouvrait la fenêtre, qu’il faisait beau et que je découvrais un nouveau paysage. J’en ai besoin. Merci.
––––––––––
Chère Assia,
Tu existes, tu es vivante ! Et tu écris ! Drôlement bien, en plus ! Je ne sais pas comment tu fais, alors que tu as vécu ces moments terribles que tu racontes. Que ça doit être difficile !… Du coup, je me sens moi, enfant ukrainien, presque chanceux. J’ai une maison, un lit, une école, et mon frère est toujours en vie. Le plus dur, c’est de penser à Papa, qui se bat tous les jours contre des ennemis beaucoup plus nombreux, qui ont beaucoup plus d’armes. Et de voir des gens qui sont tués, comme ça, sur un marché, dans une rue, dans leur appartement, parce que les Russes tirent des missiles tout le temps et n’importe où. Pour nous terroriser.
Nous avons passé toute une journée à lire et à commenter vos lettres. Qui avaient été traduites avant, mais on avait quand même les originaux venus du Maroc. Ainsi, j’ai vu ta jolie écriture, ton papier, et les petites fleurs du désert que tu as dessinées au bas de chaque page. Tu es une artiste. Chacun lisait la lettre de son correspondant ou de sa correspondante. J’ai donc lu la tienne. Tu me croiras si tu veux, mais un moment, je me suis mis à pleurer, quand tu te réveilles la nuit et que tu découvres l’état de ta chambre, et j’ai dû m’arrêter de lire. J’ai pas été seul dans ce cas-là. Car ce que vous racontez est tellement dur… Quelqu’un avait écrit : « nos maisons sont devenus nos tombeaux », et je trouve que ça résume bien ce que vous racontez.
J’ai vu à la télé quelque chose qui m’a étonné et on en a parlé le lendemain en classe : le Maroc refuse l’aide des pays riches. Ça nous a frappés parce que nous c’est l’inverse : on trouve que l’Europe et les États-Unis, qui nous aident déjà beaucoup, devraient faire plus encore. Comme dans la Seconde Guerre mondiale, où tout le monde s’est engagé à fond pour battre Hitler. Là, les Européens et les Américains ont peur d’être considérés comme des acteurs de la guerre. Mais c’est bien ça le problème. Pourquoi est-ce qu’ils ne veulent pas entrer en guerre contre la Russie, qui tue chaque jour des dizaines ou des centaines d’Ukrainiens, qui crée le malheur en Géorgie, en Syrie et en Afrique, et qui détruit les démocraties à coup de fausses informations ? Poutine n’utilisera pas plus ou pas moins la bombe nucléaire, que ce soit des Ukrainiens ou des Allemands qui conduisent les chars et lancent des missiles. On dirait que les Européens de l’Ouest n’ont toujours pas compris que plus ils ménagent les tyrans plus ils sont tyranniques.
Au Maroc, vous, vous dites : on peut se débrouiller seuls. On est un grand pays. C’est courageux, vous êtes fiers. Et je peux comprendre cette volonté. Même si la guerre m’a appris une chose : on n’est rien tout seul, on a tous besoin les uns des autres. Je crois qu’il ne faut pas refuser une aide, quelle qu’elle soit. Un proverbe dit chez nous : « À cheval donné, on ne regarde pas les dents ». Alors prenez ce qu’on vous offre. Vous avez besoin d’aide, c’est normal. Vous aideriez vous aussi, si vous en aviez l’occasion. Vous méritez d’être aidés.
La maitresse nous a dit quelque chose qui nous a fait réfléchir : il y a à peu près le même nombre d’enfants morts en Ukraine depuis le début de la guerre et dans ta région d’Al-Haouz après le tremblement de terre : 500. Et 1000 autres enfants blessés. On peut se demander ce qui est le plus terrible, là encore. L’UNICEF dit que 100 000 enfants marocains ont perdu ou un parent, ou une maison, ou une école… Et en Ukraine, 10 000 enfants ont été enlevés par les soldats russes et envoyés de force dans d’autres familles en Russie, pour être rééduqués. On les sépare de leurs parents du jour au lendemain, et on les oblige à vivre avec ceux qui tuent leur famille. C’est trop horrible. C’est ce qui me fait le plus peur, être enlevé par les Russes, j’en fais des cauchemars la nuit. Même de t’en parler, là, je tremble tout seul.
Je voudrais t’envoyer un petit cadeau. Est-ce que tu as une adresse ? Dis-moi aussi s’il y a des choses dont vous avez besoin. Je sais que la solidarité s’est organisée maintenant, mais peut-être que des choses manquent. Même si je sais que vous êtes capables de vous débrouiller tout seuls ! Tiens, je souris. On peut rire de ses malheurs, tu crois ? Je ne sais pas. Je n’y arrive pas souvent.
Je te donne mon numéro de mobile : +380 64 735 12967. Je suis sur WhatsApp. On sait jamais, peut-être que le réseau est rétabli chez vous. Nous, parfois il y a des coupures, quand les Russes ont détruit un centre électrique, ou des pylônes, ou des câbles. Ils trouvent toujours quelque chose pour compliquer notre vie.
Je m’arrête pour aujourd’hui, mais je ne t’oublie pas, mon amie Assia. Je pense à toi tous les jours. Ton ami d’Ukraine, Luka.
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Luka ? Tu reçois mon message ? C’est Assia. On nous a donné un téléphone par famille en attendant qu’on puisse en racheter. Et le réseau vient d’être rétabli à Amizmiz. On passe par les satellites.
Ta deuxième lettre m’a fait autant plaisir que la première, peut-être plus. Tu vis à 7000 km de chez moi, je n’ai plus de chez moi, tu ne peux pas me rendre mon petit frère et guérir les jambes de ma mère, mais j’ai besoin de tes mots. Comment tu expliques ça ? Tu es là ?
––––––––––
Assia ?! C’est toi ? Oui, je suis là ! Bien sûr. Oh quelle joie de te voir, de te lire ! On va pouvoir communiquer, alors ? Incroyable. Moi aussi j’ai besoin de toi, plus que jamais. C’est dur en ce moment, très dur. Pour toi aussi, ça doit être dur, je ne me plains pas.
D’ailleurs, tout de suite, tant que j’y pense : tu n’aurais pas une photo ?
Réponds quand tu peux.
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Je n’ai pas pu répondre avant, excuse-moi. Mais ça marche. Je t’enverrai une photo bientôt. Je n’ai ai plus, mais on va en refaire, dès qu’on sera un peu moins tristes.
Tu sais ce qui m’aide en ce moment ? Les Libyens. Tu as entendu parler des inondations dans la ville de Derna ? À cause d’un énorme tempête, un oued qui traverse la ville et se jette dans la Méditerranée a débordé, et a tout emporté sur son passage, des deux côtés. C’est encore pire que nous. 4000 morts au moins. 40 000 personnes sans maisons. Je voudrais qu’on pense un peu à eux.
C’est là que je me dis que le Maroc, et l’Ukraine, nous sommes des pays, on est unis, et c’est une grande chance. La Libye est un pays qui n’existe quasiment plus, nous a dit un maître de Marrakech, avec deux gouvernements, un à l’est un à l’ouest, et qui sont contestés même sur leur territoire. Alors bien sûr, c’est beaucoup plus dur d’organiser les secours, et les gens sont moins solidaires. Dans notre malheur, on a de la chance.
Il faut que je redonne le téléphone à mon père. À bientôt.
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En plus, tu penses aux Libyens. Tu as vraiment un cœur énorme ! Tu vas m’aider à être plus généreux.
Pour l’instant on a essayé d’être généreux avec nos cousins, la sœur de ma mère. Son mari, mon oncle, a été tué au combat. Alors mon cousin et ma tante sont venus passer quelques jours avec nous, ils sont là encore, ils sont très tristes, et nous aussi. Comment ne pas désespérer ? J’ai l’impression que ça fait si longtemps que ça dure, que ça ne s’arrêtera jamais, que les Russes ont toujours plus de bombes et qu’ils s’en serviront jusqu’à ce qu’on soit tous morts et que tout soit détruit…
Tu sais ce que je voudrais pour dans longtemps ? C’est qu’on se rencontre, toi et moi, et les autres de nos classes qui voudront, et qu’on parle de ce qui nous est arrivé, et qu’on surveille ce qui se passe partout dans le monde, et qu’on agisse dès qu’il y a une catastrophe. Qu’on aide les gens à s’écrire, à penser aux autres, à se connaitre, et ensuite à se rencontrer. Que chacun, chacune, prenne en charge un plus malheureux que lui, et réciproquement. Pour qu’ils puissent s’aider, avec leurs mots, leurs pensées, leurs exemples, leur courage. Je trouve d’ailleurs que les pays devraient faire pareil : un pays prend en charge un pays pauvre, un seul, jusqu’à ce qu’il soit aussi riche que lui. Ce serait beau. Tout le monde y gagnerait.
C’est comme un rêve. Tu serais d’accord pour faire ça avec moi ?
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Je suis d’accord. D’ailleurs, on a déjà commencé. Je fais tout ce que je peux pour aider, ici dans notre camp. Je suis un peu infirmière, cuisinière, femme de ménage… Et toi tu t’es serré pour accueillir ton cousin qui n’a plus de père. Et on s’écrit. Et je pense à l’Ukraine, et tu penses au Maroc.
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C’est toi qui me donnes la force. Il ne faut pas que ça s’arrête.
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Ça ne s’arrêtera pas. Le mal ne s’arrêtera pas, mais le bien non plus.
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Et le bien sera le plus fort.
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Oui, le bien est le plus fort.
8 septembre 2023
Les 3 jours où la ville s'est effondrée
(environ 12 minutes de lecture)
– Bosseigne, cette fois, c’est la Ligue 2.
– M’en parle pas, ça m’a donné le babo. Je suis tout de traviole.
– Va falloir batailler, maintenant, pour remonter.
– On remontera pas. Tu veux un canon, quand même ?
– Nan, juste le journal. J’ai une tournée de bile à cause de ces badabeus.
Place Fourneyron, André sortit de chez le cafetier-buraliste d’un pas lourd. Le ciel lui semblait plus gris que d’habitude, et l’énorme monument aux morts de la guerre plus énorme encore, comme si la mort avait gagné sur la vie. Un tram tinta et s’arrêta. André regarda à l’intérieur ; les visages étaient livides, vidés de leur sang.
On était le 30 mai 2022. La veille au soir, le 29, l’équipe première de l’Association Sportive de Saint-Étienne, le mythique club de foot de la ville, avait affronté l’A.J.Auxerre, en match retour des barrages Ligue 1-Ligue 2. Le score du match aller huit jours plus tôt avait été 1-1. Par conséquent, si les Verts de Saint-Étienne emportaient ce match ils resteraient en Ligue 1 la saison prochaine, s’ils le perdaient ils joueraient en Ligue 2. C’est-à-dire que disparaitraient l’essentiel de leur visibilité, des millions d’euros de droits télé et de contrats publicitaires, tous leurs meilleurs joueurs qu’aucun de même niveau ne souhaiterait remplacer, et d’innombrables supporters qui ne viendraient plus de toute la France pour continuer à les soutenir.
On avait peu parlé de ce match dans les médias, car il s’agissait d’une rencontre entre des équipes classées aux 18e et 23e rangs français, très loin du niveau de Liverpool et du Real Madrid qui s’étaient affrontées la veille au Stade de France en finale de la Ligue des Champions. Finale avant laquelle des supporters anglais avaient été pris à partie par des voyous du 9-3 français, aux abords du stade dans lequel on les empêchait d’entrer, les supporters, pas les voyous. La police avait été débordée. Il faut dire que les conducteurs privilégiés de la RATP avaient une fois de plus utilisé leur pouvoir de nuisance en se mettant en grève sur la ligne D, principal moyen d’accès au stade depuis la capitale et ses abords. Ces incidents, qui auraient pu tourner à la catastrophe, détournèrent un peu plus l’attention de ce Saint-Étienne – Auxerre, vital pour la première équipe qui pouvait tout perdre, tandis que la seconde avait tout à gagner.
– Eh oui, maugréa André en repliant son journal, qu’il lisait toujours chez lui sur la table de la cuisine, dans son appartement au 6e étage de la place Fourneyron, on ne parle plus des Verts, maintenant. C’est de l’histoire ancienne. Et l’histoire, personne la connait. Ou tout le monde s’en fout.
L’histoire, c’était la constitution progressive de la grande équipe de Saint-Étienne, avec Albert Batteux, Jean Snella, Aimé Jacquet, Salif Keïta, Robert Herbin, Georges Beretta, et tant d’autres encore, qu’André avait été voir avec son père et son frère au stade Geoffroy Guichard. Ils venaient depuis Firminy, et c’était une fameuse expédition. C’était la sortie principale des familles de mineurs.
Devenu adulte, tourneur-fraiseur à la Manu, André avait à son tour emmené ses enfants au stade. Ce fut la plus belle période du club, la fin des années 70, et ces matchs et ces joueurs avaient illuminé leur vie. C’était la grande époque. Curkovic, Farison, Janvion, Piazza, Lopez, Synaeghel, Larqué, Bathenay, Hervé Revelli, Patrick Revelli, Dominique Rocheteau. Et encore Sarramagna, Santini, Reppellini, Larios, Johnny Rep ou encore Triantafilos. Et même Platini entre 1979 et 1982. Dès que les portiques d’entrée étaient franchis, André et ses enfants partaient à l’assaut du stade en grimpant les escaliers de pierre à toute vitesse. Et du haut de la tribune, ils contemplaient ébahis l’immense pelouse si parfaitement verte et les 40 000 places autour. 40 000 places encore vides en bonne partie mais qui seraient toutes occupées 1 heure après ! Et il se passerait encore 1 heure avant que le match ne commence, 1 heure pendant lesquelles 40 000 personnes serrées sous les immenses toits métalliques seraient capables de communier autour d’une pelouse, soudées dans la même attente d’un bel engagement.
Plus de quarante années avaient passé, la Manu avait fermé ses portes, ses enfants étaient partis, André était devenu vieux, octogénaire. Et les Verts n’étaient plus la référence du football français. Il y avait eu l’O.M. de Bernard Tapie dans les années 90, l’incroyable série de l’Olympique lyonnais dans les années 2000, et depuis dix ans la triste domination du P.S.G. qatari, une anti-équipe, un ramassis de millionnaires déstructurés.
Jusqu’à 2022, l’A.S. Saint-Étienne s’était maintenue tant bien que mal d’une année à l’autre, alternant les hauts – vainqueur de la Coupe de la Ligue en 2013 – et les bas – descente en Ligue 2 en 1984, 1998, 2003. De manière assez étonnante, le mythe demeurait, peut-être davantage lié au stade Geoffroy Guichard, désormais appelé Le Chaudron, qu’aux joueurs et entraineurs qui se succédaient. Peut-être aussi parce que le lieu rappelait une époque révolue où régnait dans une France encore digne ce qu’on appelait alors : la douceur de vivre.
Outre les résultats moindres et les performances en demi-teintes, un signe plus triste du déclin apparut : des matchs à huis-clos. Quand il s’agissait de lutter contre le covid, ce n’était pas drôle, mais tout le monde était logé à la même enseigne. Or, Saint-Étienne fut punie plusieurs fois seule à cause du comportement de ses supporters, moyennant quoi la Ligue ou la Fédé lui infligeait un, deux ou trois matchs sans public. Cela pénalisait le club, privé des recettes de la billetterie, l’équipe, privée d’un soutien populaire déterminant, et les supporters eux-mêmes, privés des moments de communion qu’ils recherchaient. « Ils sont cons, les supporters », disait Coluche. Moins que le sportifs, ajoutait-il, mais quand même.
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Le 29 mai 2022 au soir, une tribune avait été condamnée et interdite au public, celle du Sud, où avaient éclatés des incidents graves lors d’un précédent match. Les trois autres étaient quasi pleines. Le match fut médiocre et se solda à nouveau par un score de 1 but partout. Il fallut donc procéder à une de ces pénibles et absurdes séances de 5 tirs au but, qui ne récompense rien si ce n’est le hasard – un gardien qui plonge du bon côté avant le départ de la balle, une main lancée 10 centimètres trop à droite, un pied frappant 10 mm trop à gauche –, mais il faut bien terminer un match et mieux vaut cela que le tirage au sort.
Ce soir-là, le hasard fit que le gardien auxerrois arrêta le premier pénalty stéphanois. À la suite de quoi, chaque tireur trouva le chemin des filets. Saint-Étienne ayant commencé à tirer, si le 5e tireur auxerrois marquait, Auxerre gagnait, montait en Ligue 1, envoyant l’A.S.S.E. en Ligue 2. C’est ce qui se produisit.
Mais à peine le ballon avait-il touché les filets que, partant d’abord des tribunes latérales, généralement plus calmes que celles des « cops » derrière les cages, des supporters pénétrèrent sur le terrain. C’était interdit, mais physiquement possible depuis des drames tristement célèbres de l’histoire du football. Désormais, pour éviter que des individus se trouvent écrasés contre les grillages, ceux-ci pouvaient être descendus en cas de mouvement de foule. La sécurité du stade Geoffroy Guichard alla-t-elle trop vite en besogne ? Toujours est-il que toutes les séparations furent supprimées entre terrain et tribunes, et que des trois côtés où se trouvait le public affluèrent des crétins trop longtemps contenus parmi lesquels les jeunes dominaient. Ils furent bientôt un millier sur la pelouse, à courir ou sauter en zigzagant, on aurait dit des singes, en tirant des pétards, des feux d’artifice et des fumigènes, le plus souvent en direction du tunnel où se pressaient les joueurs et des tribunes au-dessus où se trouvaient les dirigeants.
Quand ils se trouvaient face à un joueur, qu’il fût vert ou bleu, qui n’avait pas eu le temps ou l’envie de se carapater, ces sauvages étaient cependant incapables de lui dire quoi que ce soit : non seulement ils ne savaient pas parler, non seulement ils étaient lâches, mais en plus même un crétin pouvait difficilement se révolter contre la logique imparable d’un match, qui voulait qu’il y eût un gagnant et un perdant. Alors ils hurlaient, gesticulaient et couraient dans un autre sens, comme pour mieux montrer leur débilité.
Les échauffourées, qui se poursuivirent en dehors du stade, firent 17 blessés parmi les supporters (les chiffres ne distinguent pas s’il s’agit de supporters envahisseurs ou pacifiques, un peu des deux sans doute), 14 parmi les forces de l’ordre, et 2 parmi les joueurs de l’A.J.A. Le millier de supporters auxerrois dut être évacué du stade et conduit au bus sous escorte.
La préfète de la Loire condamna « avec la plus grande fermeté ces actes inacceptables, irresponsables et indignes de la part d'une minorité d'individus se prétendant supporters de l'ASSE, mais qui sont tous simplement des voyous ». Le club aussi dénonça courageusement ces délits et déposa des plaintes. Mais le mal était fait, terrible en terme d’image. Économiquement, la régie commerciale du club estima le montant des dégradations à 500 000 €. Quant à la métropole stéphanoise, propriétaire du stade, elle évalua les dégâts à plus de 80 000 €.
Certes, on pouvait se poser la question de la gestion de l’événement : les grillages avaient-ils été abaissés trop vite ? 250 policiers, était-ce suffisant pour un match déterminant dans un stade coutumier des débordements ? Et surtout, pourquoi laissait-on entrer des individus avec des pétards, des fumigènes et des feux d’artifice, très dangereux dans des endroits où une foule est concentrée dans un espace semi-fermé ?
Mais le problème essentiel n’était pas là. Le problème était d’une part l’image encore ternie d’un club dont on ne retenait plus que les déviances et la décadence, d’autre part les nouvelles sanctions qui allaient en découler, qui compliqueraient la tâche de l’équipe en Ligue 2.
De fait, le 23 juin 2022, la commission de discipline de la Ligue professionnelle de football prononça les peines suivantes :
– 6 matchs à huis clos dont 2 avec sursis ;
– 6 points de retrait au classement pour la saison 2022-2023, dont 3 avec sursis.
Autrement dit Saint-Étienne commencerait le championnat de Ligue 2 2022-2023 avec –3 points – du jamais vu – et jouerait ses 4 premiers matchs à domicile sans public. Et au prochain débordement, le sursis tomberait et le tarif serait augmenté. Autant dire que la remontée en Ligue 1 était compromise, avant même le début du championnat.
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Cette sévérité inédite dans le football français produisit des résultats uniques : après 4 matchs, l’ASSE se trouvait toujours dernière de Ligue 2 avec –1 point (2 matchs perdus, 2 matchs nuls). Pire encore, le match du 20 août 2022 contre Le Havre se termina par le score hallucinant de 0-6 en faveur des visiteurs. Une déroute à domicile comme on n’en avait jamais connue de mémoire de supporter. Inimaginable. Non seulement la montée en Ligue 1 était impossible, mais le maintien en Ligue 2 paraissait lui-même incertain. Une spirale infernale s’était amorcée, la descente aux enfers continuait.
– Qu’est-ce qu’on va devenir ? demandait André au boulanger, après ce deuxième match qui lui semblait la fin du monde.
– Arrête de jabiasser. Tu marronnes et tu te fais du mal. Ils ont la rogne aux coudes, qu’est-ce tu veux…
Lors de ce match pathétique du 20 août 2022 contre Le Havre, 3 joueurs de Saint-Étienne furent expulsés ! Un 4e carton rouge fut même infligé à l’entraineur adjoint pour contestation ! Là encore, c’était une première. Les Verts jouaient mal, mais surtout ils ne savaient plus jouer. Ils ne respectaient plus les règles, eux non plus.
Les images du O-6 contre Le Havre étaient encore plus tristes que celles de celui contre Auxerre. Non seulement le stade était entièrement vide, mais en plus l’entraineur était prostré dans son fauteuil à partir du 3e but, les joueurs n’avaient pas de coordination, l’arbitre cartonnait seul, on entendait des bruits qui résonnaient sans savoir d’où ils venaient. Il n’y avait pas d’unité, pas d’osmose, pas de sens. Même les joueurs havrais semblaient gênés, se congratulant à peine après chaque but marqué.
Tout ça aurait été juste triste si les matchs de l’A.S.Saint-Étienne ne constituaient pas le principal facteur d’attractivité et d’unité de la ville. Sans grands matchs à offrir au stade Geoffroy-Guichard, la ville, qui avait perdu 50 000 habitants en 50 ans, risquait d’en perdre encore plus. Et l’économie locale aurait du mal à attirer ou à garder la main d’œuvre dont elle avait besoin.
Surtout, si ne se retrouvaient plus au stade les jeunes et les vieux, les habitants d’origine européenne et les habitants d’origine maghrébine, ceux du Sud et ceux du Nord, ceux de La Métare, de Montreynaud, du Soleil et de La Cotonne, unis derrière des drapeaux de la même couleur, alors le communautarisme déjà bien avancé de la ville allait s’accélérer jusqu’à la déliquescence. Des quartiers feraient sécession, ils auraient leurs lois, leurs frontières, leurs milices.
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Le troisième match qui mina André pour de bon eut lieu à Rodez le 12 août 2023. Les Verts toujours en Ligue 2, en fond de classement, jouaient ce match à l’extérieur, et environ un millier de supporters firent le déplacement pour soutenir leur équipe. On ne sut jamais bien le pourquoi du comment, et les intéressés eux-mêmes moins que les autres encore, mais une demi-heure avant le début du match une bagarre se déclencha entre… supporters de l’A.S. Saint-Étienne. Entre eux. Ils se battaient… avec eux-mêmes. Pompiers, police et ambulances durent intervenir devant les Rhodésiens sidérés. Une partie du stade fut évacuée, le coup d’envoi fut retardé d’une heure.
– Non mais vous avez vu ça, s’étouffait André, ils se battent entre eux maintenant ! Entre eux !
Il disait ça les larmes aux yeux, le lendemain, en attendant son tour chez le boucher, toujours à Fourneyron, au cœur de Saint-Étienne, et tout le monde compatissait.
Car en effet, on sentait bien le tragique de la chose, l’absurdité qu’on atteignait, le fond que l’on touchait. On avait honte et on était triste. L’équipe allait encore être pénalisée de plusieurs matchs sans public, ce qui augmenterait encore la frustration des jeunes privés de sortie et diminuerait un peu plus les recettes du club.
Certes, Saint-Étienne était avant tout victime d’un sport dans lequel l’argent avait pris une telle place qu’il reléguait à un rôle subalterne les clubs qui ne bénéficiaient pas de sponsors et de mécènes richissimes. Argent et sport de haut niveau avaient toujours fait bon ménage, mais les salaires étaient indécents dans le foot, abjects. Et pourtant, personne n’osait s’y attaquer, ni même regarder le phénomène en face. On vouait aux gémonies un haut fonctionnaire qui gagnait 8 000 € par mois et un petit patron qui s’en octroyait 10 000, mais on trouvait normal que le moindre trou du cul de Ligue 1 en ramasse 40 000 pour remuer ses guiboles 1 h 30 par semaine sur un carré d’herbe, que les internationaux en amasse 400 000, et les stars 4 000 000. Chaque mois. Si telle était la hiérarchie des valeurs de la société, elle ne devait pas se plaindre de sa désintégration.
Les dirigeants du sport international comme les supporters envahisseurs du stade Geoffroy Guichard détruisaient ce dont ils avaient besoin. Les premiers s'en remettraient, pas les seconds. Sans équipe de foot fédératrice, l’ennui, les déviances et les délinquances augmenteraient encore à Saint-Étienne. La chute des Verts était une catastrophe sociale. Elle était la conséquence, le symbole et la cause du déclin d’une ville qui n’avait plus que le football pour maintenir son unité.
D’autres villes étaient tombées à la suite de leur club de sport, en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie… Mais la plupart avaient davantage d’atouts que Saint-Étienne pour s’en remettre. Et à l’époque, le monde était beaucoup moins complexe qu’aujourd’hui. Il convenait donc de trouver d’urgence autre chose pour fédérer les foules qui se trouvaient mal.
Trois jours après le match contre Rodez, André ne se sentait pas bien.
– Je pétafine, je pichorgne. Mais je veux pas devenir neuneu.
Il comprit que c’était la fin. Il n’appellerait pas le médecin. Il mourrait avec l’AS Saint-Étienne. Si les joueurs et les supporters se comportaient si mal, alors la vie ne méritait pas d’être vécue et la sienne n’avait plus aucun sens. Il se mit au lit, cessa de boire et de manger. Pendant trois jours et trois nuits, il somnola, se réveilla, passa sa vie en revue, se rendormit. Il n’avait pas mal. Il souriait même quand il revoyait les grands matchs auxquels il avait assisté à Geoffroy Guichard : Bayern Munich, Dynamo de Kiev, Hadjuk Split, PSV Eindhoven, certains derbys contre Lyon, les matchs contre Marseille…
Au 4e matin, il ne se réveilla pas ; c’était mieux ainsi.
1er septembre 2023
Les filles de ma maîtresse
(environ 20 minutes de lecture)
J’avais rencontré Samantha là où, selon les statistiques, 35 % des relations sentimentales trouvent leur origine : au travail. En l’occurrence une grosse agence de marketing parisienne, au sein de laquelle nous vendions du rien à des entreprises qui auraient pu se débrouiller sans nous pour fourguer leur camelote, ou confier leur budget au sous-groupe d’une classe de sixième pendant deux heures sans que cela fasse une grande différence. N’importe quel crétin était capable de prévoir des photos, une vidéo, un message, une signature pour développer une image de marque, asseoir une notoriété, booster des ventes, renforcer une relation clients, j’en passe. On se gargarisait de mots dont on comprenait à peine le sens, peut-être parce qu’ils n’avaient pas de sens : lead, ROI (return on investment), CRM (customer relationship management), MLM (multi level marketing)… En gros, on essayait de transformer le visiteur passif d’un site en acheteur actif (conversion), pour en faire une « buyer persona » dont on évaluerait la durée (customer lifetime value) à l’aide de différents KPI (key performance indicator). Notre marketing était expérientiel, multicanal, viral, transactionnel, et bien sûr green et inbound. Parfois, on nous confiait des budgets astronomiques, à six chiffres et avec un gros chiffre pour commencer, alors on se décarcassait un peu pour obtenir un bon feedback ASAP (as soon as possible). Quand le client était petit, 4 chiffres, ou moyen, 5 chiffres, on se contentait de « chier propre », autrement dit de l’enfumer tout en ayant l’air d’avoir fait du bon boulot. On bâclait le benchmark avec deux ou trois calls pour vite sortir un draft (essai) en one to one, et on ne restait pas focus sur le project plus de two weeks, pour passer full time sur quelque chose de plus challenging.
Samantha était conceptrice-rédactrice, j’étais data manager. Elle avait 47 ans, j’en avais 2 de plus. Sans le vouloir, nous nous étions évalués en professionnels de la vente en B2B (business to business) :
– Tu as du potentiel, m’avait-elle dit un jour en souriant.
– J’applique les process, avais-je rétorqué.
– Pas que : tu travailles tes axes d’amélioration, ça se sent.
Étaient-ce des compliments ? Des marques d’intérêt ? Le signe d’une attirance ? J’avais joué la réponse énigmatique :
– J’attends la validation.
Nos échanges par mails étaient plus professionnels :
– T’es ok pour un feed-back à 5 P.M. ?
– Pas de soucis. T’invites les n+1 ?
– Ouais, faut la jouer corporate. Mais Dan risque d’être short, il est surbooké.
– Ça fera un gap pour le brain-storming, il envoie du lourd quand il veut !
– Carrément.
Ce n’est pas un soir mais un matin que les choses se décantèrent, d’une manière si naturelle qui prouvait que le moment était venu, que l’évidence était là, et qu’il aurait été coupable voire impossible d’aller contre. À 11 heures, souvent, nous allions prendre un café au bar en dessous de l’agence, rue du Louvre. Nous, c’est-à-dire l’équipe de notre division, enfin ceux qui étaient là à ce moment et pas trop surbookés : le chef de pub, la directrice artistique, le designer graphique, l’expert social média… Je précise qu’on débutait notre journée de travail à 9 heures et qu’on ne déjeunait pas avant 13 h 30. Cette pause de 11 heures était donc bienvenue. Il y avait théières et machines à cafés dans notre immeuble, mais, dans notre équipe tout au moins, nous préférions sortir pour nous rendre chez Pascal, le patron de bar qui nous connaissait bien et chez qui il nous arrivait de prendre un plat du jour à la mi-journée.
Ce matin-là, nous étions encore au comptoir Samantha et moi, tandis que les autres étaient déjà remontés. Elle me dit tout à trac :
– Tu peux t’éclipser une heure ?
– Là maintenant tout de suite ?
– Yes.
Ses yeux brillaient et je compris assez vite à quoi elle pensait. J’osai un :
– Où ?
– Suis-moi.
Elle quitta son tabouret et se dirigea vers la sortie. Je me dépêchai de payer Pascal, dont le sourire muet me montra qu’il avait compris ce qui allait m’arriver. Quand je l’eus rejointe à l’extérieur, Samantha saisit ma main et nous emmena d’un bon pas. Au premier carrefour, elle m’embrassa sur la joue, comme pour me détendre et me dire que tout allait bien se passer. Nous avons pris à gauche la rue des Petits champs. Il y avait pas mal de monde, piétons, voitures et vélos, et je me fis l’effet d’un touriste, là, à deux pas de mon bureau dont je m’éloignais, sous la pression d’une femme décidée dont les talons claquaient sur le trottoir. Au carrefour suivant, elle prit à droite la rue de Richelieu. 50 mètres plus loin, nous nous trouvions devant l’hôtel de Malte, dont l’élégante façade et les quatre étoiles me rassurèrent autant qu’elles m’inquiétèrent.
Nous entrâmes. Des sacs de blanchisserie étaient posés en bas des escaliers, c’était plutôt l’heure des départs que celle des arrivées.
– Vous auriez une chambre pour deux amants pressés ?
C’est Samantha qui posa la question, je précise, avec un aplomb confondant. Ceci étant, avec sa robe tailleur noire, qui enrobait et taillait au mieux ses rondeurs et ses douceurs, son maquillage impeccable et ses cheveux lissés, il se dégageait d’elle une autorité que je n’avais pas. Je dois dire aussi qu’elle était mariée, mère de deux filles de 20 et 22 ans, ce qui ne sembla pas la gêner plus que ça au moment où elle allait prendre l’air dans un hôtel avec un collègue de bureau.
Car c’est bien un rapport sexuel en bonne et due forme qui fut la raison d’être de la chambre 131 de l’hôtel de Malte, à Paris, ce mardi matin de septembre.
– J’en avais trop envie, dit Samantha en se blottissant au creux de mon épaule alors que nous reprenions nos esprits.
Sans doute en avais-je « trop envie » aussi, mais n’avais-je pas osé l’imaginer, en tout cas pas si vite, en tout cas pas ici. Je me souviens que ma pensée principale fut celle de la reconnaissance, reconnaissance pour cette femme qui avait osé arrêter le temps, faire un pas de côté au milieu de l’emballement professionnel, aller au bout de son inclination pour un type parmi d’autres, alors que son physique et son statut dans la boîte et auprès de nos clients lui laissaient l’embarras du choix en termes de proies masculines. Je l’ai aimée aussitôt, je l’aimais de m’aimer, ce qui était égoïste, mais cet égoïsme ne m’empêchait pas de l’aimer aussi pour ce qu’elle était, une femme, une vraie, qui savait réunir en un seul corps une professionnelle compétente, une personnalité forte et originale, un sujet de désir, une épouse et une mère de famille, et sans doute d’autres choses encore que j’ignorais.
– Quels talents !
Nous rîmes.
– Quelle chance !
Oui, quels talents elle avait, et quelle chance j’avais qu’elle daignât s’intéresser à moi pour continuer à s’épanouir. Nous primes l’habitude de ce lieu improbable, et la chambre 131 de l’hôtel de Malte fut, environ tous les quinze jours, toujours en pleine journée, le réceptacle de nos ébats et de nos débats conséquents, tendres et enivrants. Dans ces 20 mètres carrés moquettés, tapissés, lambrissés, au cœur d’un Paris que du coup nous nous réappropriions, comme si nous savions encore damer le pion aux générations plus jeunes et aux nationalités plus travailleuses, qui ne se gênaient pas pour nous dégager, nous avons accompli de beaux voyages, chaque fois différents. Dans le tourbillon de la vie parisienne, entre deux campagnes de A/B testing, analyses de FMOT (first moment of truth) et constitution de DMP (data management platform), nous prenions deux heures pour nous aimer, donc nous aider l’un l’autre.
Au bout de six mois, Samantha émit une idée incongrue :
– J’aimerais que tu rencontres ma famille. Que tu me voies à la maison, avec mon mari et mes filles. Et qu’il et elles te voient…
– Quelle idée !… Ça me plairait, c’est certain. Mais pourquoi ?
– Question de feeling. J’ai besoin de vous voir ensemble, juste une fois, chez moi. Et puis ton regard m’intéressera.
– Que veux-tu que mon regard t’apprenne alors que je ne les aurais vus qu’un instant ?
– Tu sais faire parler les données, tu as le sens de l’analyse.
– Tu la joues corporate !
Qu’est-ce qui pouvait pousser une femme, qui était pour moi et avec moi une professionnelle et une séductrice, à se désexualiser dans un cadre où elle aurait forcément moins de latitude que quand nous étions tous les deux incognito dans notre hôtel de la capitale ? Mystère.
– C’est touchy, quand même…
– Je vais dire à Anthony que tu es fellow partner de Yuka pour les États-Unis. Comme on est top sur ce budget, et que tu as vécu 6 ans à Boston, on n’aura pas de problème s’il te questionne. Tu es en France pour 15 jours, et, comme tu te sens un peu seul dans ton hôtel parisien, je t’ai invité pour une soirée dans une famille française. On arrive à 19 h 30, on repart le lendemain à 8 heures.
– Mais… où dormirai-je ?
– On a une chambre d’amis.
C’est ainsi que je me retrouvai un jeudi soir du mois de mars à Saint-Michel-sur-Orge, à 20 kilomètres au sud de Paris, dans un pavillon typique de l’Île-de-France, de belle apparence, trop petit, trop serré au milieu d’autres pavillons du même type. Les Olivet disposaient pourtant de revenus élevés – Anthony était directeur commercial dans une entreprise de transports aériens et maritimes basée à la Défense –, mais les prix étant ce qu’ils étaient dans les métropoles, ils ne pouvaient mener la vie de château. Ils possédaient certes une maison de vacances en Bretagne.
– Je t’emmènerai, m’avait dit Samantha.
Le dîner se déroula plutôt bien. Anthony était charmant, à la fois serviable et attentif, tout en paraissant détaché des actes et des idées de chacun, soit que l’expérience lui eût appris à ne plus s’étonner de rien, soit qu’il fût d’un naturel compréhensif et bienveillant. Les deux filles étaient belles et volubiles. Marine, 22 ans, était en master de droit des affaires à Créteil ; Léa, 20 ans, avait réussi le concours d’entrée à l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. La relative proximité de leurs lieux d’études supérieures expliquait leur présence chez leurs parents, présence qui semblait satisfaire les quatre membres de la famille.
Samantha se montra étonnamment à l’aise, et semblait heureuse en effet de réunir son mari et son amant autour d’une même table et sous son toit. Je craignis un moment qu’elle annonce notre relation aux trois autres convives, qui si ça se trouve ne les aurait pas contrariés.
C’est après le dîner, pendant la nuit, que les choses prirent un tour plus particulier encore. Assommé par l’apéro et le vin qu’Anthony avait servis généreusement, je m’étais endormi comme une masse. Il me fallut donc quelques minutes pour réaliser que quelqu’un était entré dans la chambre d’amis que l’on m’avait allouée, que ce quelqu’un s’était assis près de moi et me caressait, et que ce quelqu’un était… Marine, l’aînée des deux filles de Samantha.
– Mais… Marine ! Mais ça va pas ?! Mais qu’est-ce que tu fabriques ?!
Je m’étais redressé, j’étais du moins assis dans le lit et m’étais écarté le plus possible sur le bord pour éviter ce contact affolant.
– Chuuut… dit-elle en s’avançant dans le lit et me montant dessus. Je voudrais faire une expérience.
– Une expérience ?!
J’avais envie d’élever la voix, mais je ne pouvais pas, sans quoi j’allais ameuter toute la maison. Aucune lampe n’était allumée, je ne voyais donc que la silhouette de la jeune fille, mais ses cheveux et ses mains avaient déjà pris possession de mon corps. Et elle sentait horriblement bon.
– Oui, reprit-elle en se penchant sur moi, je n’ai eu que quatre garçons dans ma vie à ce jour, pas terribles, et Maman m’a dit que vous valiez le coup, que ce serait bien de faire une expérience avec vous.
Je me frottai les yeux, le front, le crâne. J’avais été drogué, ce n’était pas possible autrement, j’étais victime d’hallucinations.
– Ta mère t’a parlé de moi ?
– Oui, affirma-t-elle toute contente en me bisoutant, et de vos rendez-vous à l’hôtel.
Mon Dieu… Je tâchais de me dégager, mais Marine me tenait.
– Ne soyez pas méchant, ou je crie.
– Mais enfin, Marine… Tu es la fille de Samantha ! Nous sommes chez tes parents !…
Je hurlais en chuchotant. Elle semblait joyeuse.
– Oui, justement, c’est très bien.
– Mais… Mais ta mère sais que tu es là ?
– Elle doit l’espérer.
– Je ne te crois pas.
– Vous avez tort.
– Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ?
– Si vous saviez… On se dit beaucoup de choses entre mère et fille.
De là à ce que la première m’envoie la seconde pour une expérience… C’est pourtant bien ce qui se produisit ce soir-là, entre 23 heures et 1 h 30, dans cette situation invraisemblable, avec cette fille de 22 ans qui était venue m’entreprendre pour apprendre, tandis que sa mère, son père et sa sœur dormaient dans les pièces d’à côté.
– Guidez-moi, murmurait-elle, et il fallut que je la guide, avant que, après un bref laps de temps de repos, ce soit elle qui me donne des instructions, comme si elle recherchait les points les plus sensibles :
– Ralentis. Bouge plus. Accélère. Plus haut. Là…
Bien sûr, il fallait faire le moins de bruit possible, mais la belle ne semblait pas prêter particulièrement attention aux frottements, gémissements et autres retournements dont elle ne se privait pas.
Entre deux…, entre deux, elle me parla d’elle, de ses études, de ses copains, de ses souhaits pour l’avenir… À cette heure, en ce lieu, avec cet entourage, dans ces positions, c’était surréaliste.
– Tu n’as pas de petit ami ? demandai-je.
– Si. Mais les garçons de mon âge sont décevants. Très décevants.
– Ce n’est pas une raison pour coucher avec le premier inconnu qui passe.
– En effet. C’est la première fois que je fais ça. Et sur recommandation de Maman.
Qu’une mère pût prêter son amant à sa fille pour la réconcilier avec le gent masculine, voilà ce que je n’arrivais pas à admettre. Cela ne semblait pourtant pas poser de problème à Marine.
– Merci, me dit-elle enfin en se levant. Je vais vous laisser vous reposer. Mais il faudra qu’on se revoie. J’arrangerai ça avec Maman.
J’aurais bien rétorqué que j’étais censé être basé à New York, mais cela aurait été en quelque sorte cautionner une revoyure. Samantha avait-elle aussi démoli l’alibi qu’elle m’avait demandé de fournir ?
Marine passa une dernière fois la main sur mon visage, et elle s’en fut comme elle était venue, sans que je l’entende ni ne la voie.
Je rêvais de prendre une douche, mais je ne pouvais pas, au risque d’alerter les parents. Si la mère était de mèche, ce dont je doutais encore, le père, tout sympathique qu’il fût, n’aurait sans doute guère apprécié que je sautasse sa fille, ou plutôt que sa fille me sautât – Mon Dieu, je n’arrivais pas à y croire – dans la chambre voisine de la sienne.
Je me rendis néanmoins aux toilettes et à la salle de bains pour un nettoyage express. Je bus un litre d’eau et me regardai dans la glace : était-ce bien moi ? J’en doutais.
Je me recouchai, non sans avoir vérifié que Marine ne se fût pas cachée dans ou sous le lit. Elle était là cependant, indéniablement, dans mon nez, dans ma tête et sur ma peau. Je mis la main sur mon cœur ; il battait beaucoup trop fort et il fallut bien une heure pour qu’il s’apaise et que je m’endorme.
Du moins jusqu’à 5 heures, heure à laquelle je découvris, après avoir grogné et tâtonné, tant je ne voulais pas croire à ce que je sentais, souhaitant retourner dans l’oubli du sommeil, qu’une personne était allongée à côté de moi, que cette personne était une femme, plutôt une fille, et que cette fille était… Léa, deuxième fille de Samantha.
– Bonjour Denis (je ne l’avais pas dit, je crois, tel est mon prénom). Vous allez bien ?
– Léa ?
– C’est bien moi. Nous avons deux heures devant nous.
– Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?!
– C’est Maman qui m’a raconté. Il parait que vous êtes un type bien, et que vous pourrez me réconcilier avec les hommes.
Je me redressai, tout à fait réveillé, cette fois.
– Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
– Ah, Marine est venue ? Je ne suis pas jalouse, vous savez. Nous sommes plutôt partageux, dans la famille.
– Léa, non, je t’en prie.
– Mais si, Denis. Vous devez me donner ma chance, me faire profiter de votre expérience.
Elles s’étaient passées le mot. Pourquoi cette focalisation sur « l’expérience » ? Surtout avec moi, quidam parmi les quidam, insignifiant parmi les insignifiants.
– Écoute Léa, va te recoucher, je ne veux pas discuter de cette question avec toi, c’est impossible.
Mais déjà elle me prenait par les bas instincts et m’agrippait aux flancs. Je tentai de me dégager. Alors elle appela :
– Papa !
– Tais-toi, chuchotai-je en hurlant.
Évidemment, elle profita de ma peur, affreuse, et de son pouvoir, immense. Et c’est ainsi que je me fis violer une deuxième fois en une nuit par une jeune femme dont j’aurais pu être le père. Léa était encore plus entreprenante que sa sœur. Elle ne trouva cependant pas dans mon pauvre corps autant de répondant qu’elle aurait souhaité, tant j’avais été fatigué par Marine et traumatisé par la situation.
– Je ne vous plais pas ? Je suis moins jolie que Marine, je sais bien.
– Mais tu es très jolie, beaucoup trop jolie même, là n’est pas la question.
– C’est vrai ? Je vous plais ?
Et elle me couvrit de mamours et de baisers.
– Arrête !
– Nous avons encore un quart d’heure.
Et je dus subir des caresses et des mots doux qui, en d’autres circonstances, auraient été le plus doux des élixirs, mais qui, vu les circonstances et les conséquences, déclenchaient en moi des accès de terreur.
– Tu n’as pas un petit copain ? lui demandai-je, comme à sa sœur.
– Il est nul.
– Change.
– C’est ce que j’ai fait. Mais je tombe que sur des nuls.
Ces filles avaient visiblement un problème dans le choix de leurs partenaires. Je ne pouvais, et ne voulais pas aller trop loin dans la discussion qui aurait donné un caractère normal à ce qui me paraissait anormal.
– Vous êtes trop tendu, Denis. Il faudra que soyez plus décontracté quand nous nous reverrons. Maman m’a dit que vous étiez si cool avec elle…
– Je… Ta mère… Non.
– Mais au moins, vous êtes doux. Respectueux. Pour une fois, ça me change.
J’avais bien peur au contraire de lui avoir manqué de respect, en cédant à ses avances télécommandées.
– Allez, je vous laisse. Je vais apprendre à m’occuper des animaux. Ça me servira peut-être pour les hommes.
Et elle m’embrassa, comme si c’était elle l’adulte et moi l’enfant, ce qui visiblement était le cas.
Tandis que je l’entendais se doucher, et que ça bougeait ailleurs dans la maison, je restai pétrifié dans mon lit. Comment allais-je me présenter, et être reçu, dans cette famille de fous ? Si j’étais interrogé, voire accusé, devais-je mentir, avouer, plaider non coupable, prouver que c’était moi la victime ?
Quand les bruits se furent calmés à l’étage, je gagnai discrètement les toilettes. La voie était libre en effet. Je pus ensuite prendre une douche, qui ne me réconforta qu’en partie. Je m’habillai puis aérai la chambre du double péché, avant de descendre dans le séjour. Anthony et Samantha s’y trouvaient, le premier debout devant une machine à café, la seconde assise devant une tablette sur laquelle elle pianotait en sirotant son thé.
– Bonjour.
Anthony tourna la tête, Samantha leva la sienne. Les deux visages étaient souriants.
– Avez-vous passé une bonne nuit sous notre toit ? demanda Anthony en retirant son mug fumant de la Tassimo.
Se foutait-il de moi ? Avait-il entendu ? Les femmes de la maison l’avaient-elles associé à leur conspiration ?
– Très bien, répondis-je piteusement.
– Thé ou café ? demanda Samantha en se levant pour me servir.
Et nous primes un petit-déjeuner, rapide certes, mais dans une atmosphère agréable, évoquant l’actualité d’un ton léger.
Anthony s’exclama :
– Sarkozy qui recommande encore de négocier avec Poutine ! 150 000 morts à son actif, autant de torturés, des milliers d’enfants enlevés, 7 millions de déportés et de familles brisées, des populations de plusieurs pays droguées aux fausses informations et à la réécriture de l’histoire par le dark web du FSB… Et Sarko se dit gaulliste ! Est-ce qu’on imagine de Gaulle recommander la négociation avec Hitler en 1941 ?
On était loin, très loin, de ma nuit invraisemblable, et ce rappel des atrocités commises par le monstre russe me causa un malaise.
– Les filles dorment encore ? osai-je demander pour tenter de le dissiper, même si, pour ce faire, je revenais à mon problème immédiat et dérisoire.
– Marine, oui, répondit sa mère, elle n’a cours que cette après-midi. Léa est déjà partie, elle commence à 8 h 30, et elle a 45 minutes de trajet.
Samantha avait parlé sans sourciller. Savait-elle ce qui s’était passé ? Avait-elle vu ses filles après ? Avait-elle tout prévu ? Voulu ?! Des abysses, voire des abîmes, s’ouvraient devant moi. J’avais pourtant atteint des cimes inimaginables. Car si je résumais les choses en une phrase, cela donnait ceci : moi, Denis Nobody, 50 ans et plus toutes ses dents, je m’étais tapé deux filles de 20 ans en une nuit, dans la maison de leurs parents, visiblement consentants.
Un frisson me parcourut.
– Si ça te va, on part dans un quart d’heure, me dit Samantha.
– Parfait.
Je m’éclipsai pour finir de me préparer, non sans avoir salué Anthony, sur le départ lui aussi.
– Merci pour votre accueil.
– Revenez quand vous voulez.
Était-ce du lard ou du cochon ? Je ne le savais pas.
J’attendis que nous ayons quitté la maison et que nous fussions tous les deux dans la voiture pour crever l’abcès avec Samantha :
– Pourquoi m’as-tu fait ça ?
– Quoi ?
– Ne fais pas l’imbécile ! Tu m’as envoyé tes filles pendant la nuit.
– Ça ne t’a pas plu ?
– Non. C’est indécent, amoral, pervers !
– Je ne te savais pas si conventionnel.
– Conventionnel ?! Mais enfin, ce n’est pas être conventionnel que de s’insurger qu’une mère prostitue ses filles, avec son amant à elle qui plus est !
– Sais-tu que c’était une pratique courante dans de nombreuses sociétés dites primitives ?
– Primitives, oui. La civilisation est passée par là, figure-toi ! On ne se mange plus les uns les autres et on ne couche plus en famille !
– Les jeunes d’aujourd’hui ont une vision déformée de la sexualité, agressive, commerciale, performative. Et, paradoxalement, honteuse et culpabilisante. Mes filles, qui ont tout pour être bien dans leur peau, ont de grosses déceptions avec les garçons, ça les perturbe beaucoup. Alors j’essaye de les aider. Je leur montre que je suis avec elles. Je me suis dit qu’un simple moment avec toi leur suffirait pour comprendre qu’un homme peut être tendre, attentionné, prévenant.
– Trop d’honneur.
– Je ne dis pas que ça va marcher. Mais que ça valait le coup d’être tenté.
– Tu aurais dû m’en parler avant.
– Tu aurais refusé.
– Évidemment.
– Tu vois.
Je ne sais pas ce que je voyais : une folie ? Une horreur ? Des emmerdements à n’en plus finir ?
Samantha laissa la main gauche sur le volant et chercha la mienne de la droite. Je la lui cédai.
– Tu es cinglée, dis-je plus calmement.
– Écoute, la société évolue, très vite. Il faut innover, chercher, essayer… Comme dans notre métier.
– Tes filles ne sont pas un produit que l’on vend.
– Non, mais elles doivent être armées contre ce que leur vendent les prédateurs de tous poils.
Nous restâmes un instant silencieux. Pas longtemps, car j’avais toujours du mal à digérer le truc :
– Et maintenant ? Elles veulent me revoir !
– Félicitations.
– Arrête. Tu vas créer de nouvelles déceptions, car il est bien sûr impossible qu’elles soient attirées par moi en dehors des conditions très particulières que tu avais créées cette nuit, et encore.
– Donc tu vois qu’il n’y aura pas de problèmes.
– Au mieux, ça n’aura servi à rien.
– Nous sommes d’accord.
– Au pire, tu vas les déboussoler un peu plus.
– C’est un risque, mais je ne crois pas.
Nous avions quitté les petits patelins de l’Essone et rejoint l’A6. La circulation se densifiait.
– Et ton mari, il était au courant ?
– Pour cette nuit, non. Il a un bon sommeil.
– Et pour nous ?
– Oui.
– Il savait hier soir que j’étais ton amant ?!
– Il savait.
– Il savait que je ne vis pas à New York ?
– Tu as vu qu’il ne t’a pas questionné sur le sujet.
– Bon sang ! J’arrive pas à le croire !… Mais pourquoi ce dîner ?
– Comme notre histoire dure depuis un certain temps, il voulait te connaitre.
– Mais vous vous trompez et vous vous le dites ?
– On ne se trompe pas, justement. On est conscient qu’un seul être humain ne peut pas, sentimentalement et sexuellement, satisfaire seul un autre être humain pendant très longtemps. C’est impossible. Tout le monde se ment là-dessus. Ça n’empêche pas d’être marié.e et d’avoir un partenaire bien plus important que les autres, avec qui on va rester jusqu’à la fin de ses jours. Mais pour être épanoui.e, il faut de temps en temps vivre une aventure, une histoire, avoir une autre relation. Si on reconnaissait cette évidence, on éviterait bien des drames. Quand tu lis des romans du XIXe siècle, tu vois qu’ils avaient tous un amant ou une maitresse, c’était officiel. Ils avaient raison.
Les pensées se bousculaient dans ma tête. Samantha mélangeait tout et je n’arrivais pas à voir de cohérence là où elle en trouvait, ou voulait en trouver.
Elle dit soudain :
– Tu dois être un peu fatigué, excuse-moi.
Elle agrémenta sa remarque de son sourire dévastateur, je boudai 3 secondes, et j’éclatai de rire. Cela nous fit du bien, naturellement.
– Je rêve…
– Il est un peu tôt pour mesurer ton expérience utilisateur, mais ton taux de rebond ne devrait pas être mauvais.
– En tout cas, ta gestion de contenu et ta capacité à générer du clickbait m’impressionnent plus que jamais.
– Avec un coût d’acquisition client proche de 0 et des métriques facilement mobilisables, j’aurais eu tort de me priver.
– Le problème, ce sont tes cibles, je ne sais pas si ce sont les bonnes. Et le message est pour le moins ambigu.
– Attendons les témoignages et le parcours clientes avant de mesurer les résultats de notre campagne.
Nous entrions dans Paris. J’avais une journée à vivre, après ce que je qualifierais peut-être un jour de meilleure ou de pire nuit de mon existence.
30 juin 2023
La vieille et le sac Monoprix
(environ 15 minutes de lecture)
C’était au début du mois de juillet à l’hôpital d’Ajaccio. J’y étais alité, alors que j’habite Paris, que je suis jeune et en bonne santé. Mais il m’était arrivé une grosse tuile le 1er du mois. Je débutais ce jour le 5e Open international de Porticcio, rassemblant 250 joueurs en provenance de 24 pays, parmi lesquels les meilleurs jeunes et le plus grand maître du moment. J’étais donc heureux d’être là, avec trois copains du club, sans parler de ceux rencontrés au fil des années, que j’avais plaisir à retrouver. Nous sommes une sorte de famille et nous nous connaissons tous plus ou moins. Quel est ce sport dangereux qui me valait une hospitalisation dès la première journée de compétition ? Les échecs. Chess.
Non, je ne suis pas tombé de ma chaise. Non, mon adversaire de la première ronde ne m’a pas jeté son matériel à la figure. C’est après le dîner, ou plutôt après le bar après le dîner, que les choses se sont gâtées pour ma pomme. Je me trouvais dans un groupe de huit et nous n’étions pas des tristes. La nuit était avancée quand nous sommes sortis du débit de boissons et que nous avons regagné le complexe qui accueillait le rassemblement échiquéen. Faut-il souligner la féérie du ciel corse éclairant les montagnes, la mer et les drilles que nous étions ? Nous sommes passés par la plage, puis nous sommes remontés en direction de la route.
Il y avait un mur, qui semblait un muret du côté d’où nous arrivions. Pourquoi embêter ce muret ? Pour l’honorer peut-être, ou pour couper, je ne sais pas. Insouciance, ivresse, joie, jeunesse… Toujours est-il que, à la queue-leu-leu et en zigzag, les membres de notre bande ont chacun à leur tour grimpé sur le muret, dans le but de sauter de l’autre côté. Là, c’était plus haut que prévu. 3 ou 4 mètres. Je me retrouvai deuxième dans l’ordre de passage. Le premier se pendit avec les mains, puis se lâcha et atterrit. Je décidai d’y aller franco, sans les mains. Je me jetai dans les airs sans y penser, puisque la vie était belle. Quand je touchai le sol, la douleur qui traversa mon talon fut si forte qu’elle se répercuta dans ma tête. Je crus m’évanouir.
Les autres rirent. Il se passa plusieurs secondes avant qu’ils se rendent compte que je ne riais et ne me relevais pas. On s’enquit, on se baissa, on m’aida. Je m’accrochai à des épaules. Mais je demandai vite à ce qu’on me repose car une autre douleur avait surgi au bas du dos.
– T’as pété trop haut ?
– C’est l’herbe qui t’a mis dans le sable ?
Ces questions amicales m’auraient fait sourire en toutes circonstances, bière ou pas bière. Là, non. C’était donc sévère. Grave. Je cassai l’ambiance. On appela les pompiers, la nuit fut troublée. Urgences. Médecins. Perfusion. Couloir. Radios. Médecins. Infirmiers. Chambre. Infirmières. Le diagnostic tomba le dimanche soir : fracture du calcaneum (talon), fracture des vertèbres 1 et 4, cette dernière étant déplacée. Cela impliquait une opération, qui eut lieu trois jours plus tard, avec remise des os en place, pose de vis et d’une plaque en titane. Cela impliqua surtout une immobilisation totale ; je devais rester allongé sur le dos.
Il n’était plus question de tournoi. Quelques joueurs vinrent me voir sur mon lit blanc. Ils me racontèrent ce que je manquais. Mes parents étaient loin, ma mère aux États-Unis mon père sur le continent, et ne purent venir tout de suite. Mon amie – gloire soit rendue à cette âme – arriva dès le lendemain de l’accident et ne me quitta pas pendant une semaine. Mais je dus en passer une deuxième dans cet hôpital, loin de tous ceux qui m’étaient chers ; même les participants au tournoi étaient repartis.
Les infirmières étaient chouettes, le médecin plutôt bien pour un médecin, et j’avais une chambre pour moi seul, avec une connexion correcte et du sport à la télé. Le seul problème, autre que médical, vint de la voisine d’en face, de l’autre côté du couloir. Dès que je sortais du coltard je l’entendais, et c’est souvent elle qui m’en faisait sortir. Il s’agissait d’une vieille femme, enfin j’imagine, qui poussait des hurlements à longueur de journée, des sortes de cris de bête, parfaitement angoissants, comme si elle se trouvait face à une horreur insupportable. Ces cris survenaient sous forme de crises, qui duraient une quinzaine de minutes, et se reproduisaient cinq à six fois par jour. Ils donnaient au service orthopédie et à chaque journée une atmosphère d’hôpital psychiatrique, apte à plonger n’importe quel malade en voie de guérison dans une fatale neurasthénie. Les hurlements étaient entrecoupés de gémissements, plaintes lancinantes sans articulation.
Pourtant, il me semblait que quelqu’un venait la voir chaque jour au moment des repas et que les infirmières passaient la réconforter aussi souvent qu’elles le pouvaient. La vieille folle continuait, renonçant à parler, à expliquer, suintant sa douleur et son ressentiment sous forme de bile sonore afin d’associer à son malheur les autres alités, moins pour qu’ils l’aident à porter son fardeau que pour leur faire payer à eux aussi, puisqu’ils étaient des humains, le prix de sa vie finie et de sa solitude épouvantable.
J’en parlai avec les infirmières.
– Elle nous appelle vingt fois par jour. Pour rien. On y va le plus souvent possible, mais on ne peut pas s’occuper que d’elle. Vous êtes 28 dans le service…
– Elle est sous calmants ?
– Oui, mais le médecin ne veut pas qu’on abuse. Il ne fait que passer, lui, il se rend pas compte…
– Et la famille ?
– Elle n’a que sa fille, qui vient chaque jour et voit bien que sa mère n’est pas facile, même si elle sous-estime le problème. Elle ne sait pas que faire. Les maisons de retraite ne veulent pas garder une personne qui perd la tête et qui a si peu de mobilité. Alors il reste l’hôpital public. Ses os ne tiennent plus. C’est la deuxième fois qu’elle se casse le col du fémur. Elle s’est aussi cassé le poignet.
Je n’osais pas aller plus loin dans mes interrogations. J’aurais voulu en parler avec d’autres malades du service, pour m’assurer que je n’exagérais pas, qu’il y avait un problème ; on allait tous devenir dingues si on ne réagissait pas. Je m’étonnais qu’il n’y ait pas d’émeute. Certes, nous étions hors d’état de nous lever, mais par l’intermédiaire des visiteurs, nous pouvions réclamer si ce n’est une mise à l’écart, au moins une anesthésie permanente de cette sorcière. Je réalisai l’étonnante situation des malades dans un hôpital : à quelques mètres les uns des autres, soumis aux mêmes rythmes et aux mêmes conditions de vie, disposant de temps à ne plus savoir qu’en faire, ils ne se voyaient pas, ne se connaissaient pas et ne se parlaient pas. Quelle occasion manquée…
Un soir, après une journée plus éprouvante que d’autres en hurlements et gémissements, je décidai d’agir. Pour le bien de tous. J’avais accompli, la veille, coaché par le kiné, mes premiers pas avec un déambulateur. Oui, un déambulateur, à 25 ans. Parcourir 10 mètres m’avait épuisé, mais avec cet appareil je me sentais la force de traverser le couloir, d’entrer dans la chambre en face et de revenir me coucher. Je pouvais au moins essayer.
J’attendis que les reliefs du dîner fussent desservis, les télés allumées, les patients assoupis, les infirmières parties. Je pensai d’abord agir là, vers 20 h 30, au moment du changement d’équipe et du premier endormissement. Mais, je ne saurais l’expliquer, il me sembla que la découverte d’un problème en soirée dans le service me causerait des emmerdements. Tandis qu’au petit matin, le côté naturel de la chose paraîtrait plus évident. Je décidai donc de me laisser aller, c’est-à-dire de faire mes gaz (ceux qui ont été opérés un jour savent de quoi je parle, les autres devineront), de lire, puis de m’endormir si je sentais le sommeil venir, avant que l’infirmière me réveille sur le coup des 22 heures lors de sa tournée du soir. Je me rendormirais et j’agirais au cœur de la nuit, entre 1 heure et 3 heures du matin, moment au cours duquel je me réveillais immanquablement depuis le début de mon hospitalisation.
Le réveil marquait 2 h 05 quand je repris conscience entre deux rêves de mauvaise qualité. La vieille folle nous avait pourri la soirée, je me sentais motivé comme jamais. Je tirai sur la poignée au-dessus de ma tronche et redressai mon buste avec précaution. La douleur au bas du dos se manifesta aussitôt, autant due à la fracture qu’à la suture. Je dirigeai ensuite mes jambes vers le sol en évitant que mon talon cassé ne le touche. Je n’allumai pas, pour ne pas alerter l’infirmière dans son poste de garde et parce qu’une veilleuse empêche le noir dans une chambre d’hôpital.
J’avisai le déambulateur. Il était dans un coin. Il n’était pas prévu que je m’en serve seul. Il fallait déjà y accéder. 3 mètres, quand on n’a ni pied ni dos, c’est long. Je me laissai glisser et me mis à genoux sur le lino. Aller à quatre pattes impliquait une forte tension sur la colonne, inenvisageable. Je posai donc les fesses sur mes chevilles et, dodelinant du bassin, poussant sur mes mains, je progressai jusqu’à mon moyen de transport. Me relever ne fut pas simple, je faillis basculer en arrière. Je parvins à me mettre debout. Les doigts serrés autour des poignées, penché vers l’avant, je pris le temps de souffler avant de lancer mon expédition.
Dans un réflexe, je saisis le sac Monoprix accroché à la chaise, apporté par mon père quand il était venu me voir ; ce sac avait contenu un livre, un savon, une serviette, un litre de Coca et 3 paquets de M&M’s. Je partis et les premiers pas furent jubilatoires ; oubliant un instant la mission que je m’étais fixée, j’eus l’impression de retrouver la liberté. Le passage de la porte me dégrisa. Se positionner pour l’ouvrir et avancer sans la cogner n’était pas une mince affaire. J’y arrivai, au prix de quelques grincements et gouttes de sueur.
Coup d’œil dans le couloir, d’un seul côté, car j’étais au fond : désert. Je m’y risquai. Coup de chance : la porte de la vieille en face était ouverte. Coup de chance sur le moment, mais je me dis que si les portes des chambres avaient été fermées au lieu d’être entrouvertes, les bruits auraient été plus supportables. Tant pis, l’heure n’était plus aux tergiversations.
Je pénétrai dans la chambre. Je la vis tout de suite. Elle était là. À plat dos sur son lit, les draps jusqu’aux épaules, la tête sur l’oreiller, des cheveux blancs et frisés, des yeux gris… ouverts et qui me regardaient. Malédiction ! Elle ne dormait pas. J’allais repartir quand elle déclencha une première salve. Un cri terrifiant, continu et progressif, fait pour déchirer, pour tuer. Sidéré, je la fixai. Son visage disparaissait dans une sorte de trou noir entouré de frisotis blancs, sans doute l’écume de la vague de rage qui déferlait dans la chambre.
Ce n’est pas mon sang qui ne fit qu’un tour, ce sont mes pieds. Je m’avançai, contournai le lit. Elle s’arrêta deux secondes, peut-être pour voir ce que je fabriquais, puis lança une deuxième salve gutturale, encore plus stridente que la première. Non seulement ces décibels contaminés perçaient les tympans et fracassaient la tête, mais en plus la vision de près était atroce. Un tableau de Jérôme Bosch en 3D, pire, devenu réalité.
Il fallait en finir. Je poussai le déambulateur, mais gardai le sac avec moi. Je repris mes appuis sur ses deux bras, que j’immobilisai. Je montai un genou gauche pour remplacer ma main droite, avec laquelle je passai le sac sur la tête hurlante.
Je tirai sur le sac pour qu’il enveloppe la tête de près et le serrai autour du cou. Je devais faire attention à ne pas le déchirer. Elle continua à hurler, sans se débattre. L’intensité diminua vite, d’abord à cause du filtre que constituait le sac, ensuite à cause de l’oxygène qui vint à manquer (j’avais lu quelque part que l’excès de gaz carbonique crée le réflexe respiratoire mais n’asphyxie pas, tandis que le manque d’oxygène n’est pas perceptible mais entraîne vite des effets rédhibitoires).
Son corps se mit à bouger, son ventre se souleva, elle eut un hoquet, puis tout cessa, le son et les mouvements. Je restai dans la même position dix ou vingt secondes encore, puis relâchai la pression et me redressai. Je retirai le sac. L’amidon de maïs semble aussi efficace que le plastique, pensai-je.
Je ne voulais pas regarder le visage, mais ne pus m’en empêcher. Il était… souriant, apaisé, sympathique. Je n’en revenais pas. J’aurais aimé allumer pour mieux voir. Je me penchai : c’était indiscutable, la vieille femme semblait heureuse ! Tout à fait différente de la femme qu’elle était quelques secondes plus tôt. Il n’empêche : mon cœur battait à tout rompre, je m’en rendis compte à cet instant. J’avais consenti un gros effort. Et je venais de tuer quelqu’un ! Moi ? J’avais du mal à y croire.
– Vous l’avez tuée ?
Je sursautai. C’était l’infirmière qui s’approchait.
– Moi ? Bien sûr que non.
– Bien sûr que si. Je vous ai vu.
Professionnelle, elle chercha le pouls au poignet puis à la gorge de la vieille. Il n’y en avait plus.
– Elle est morte.
– Vous m’avez vu et vous n’avez pas bougé ? lançai-je pour donner le change.
– Bien sûr que non, répondit-elle. Vous avez rendu un grand service à tout le monde. Vous nous avez sorti d’une situation inextricable.
– Mais… Je…
Elle m’interrompit en m’attrapant par le bras.
– Revenez vous coucher. Vous avez trop fait travailler votre colonne, ce n’est pas prudent. Je vous raccompagne. Elle, je m’en occuperai après ; plus rien ne presse désormais. Et plus jamais on n’entendra ses cris. Santa Maria, quelle belle nuit !
Déboussolé, c’est sans doute un euphémisme, je regagnai ma chambre au bras de l’infirmière en m’aidant des murs. Dans un éclair de lucidité, je chuchotai :
– Vous n’oublierez pas de rapporter le déambulateur…
– Et le sac Monoprix, soyez sans crainte.
Elle me fit me laver les mains, me lava elle-même la figure, m’imposa de boire un verre d’eau, puis me recoucha et me borda comme un bébé. Alors elle s’assit sur mon lit et m’expliqua :
– Vous avez d’abord rendu service à cette pauvre femme, qui criait pour qu’on abrège son supplice mais que personne ne comprenait ou n’osait secourir. Vous avez vu son visage ? Comme la mort lui va bien ?
– Oui, la transformation est spectaculaire.
– Vous avez mis fin à sa souffrance. Vous avez ensuite rendu service à sa fille, qui n’en peut plus de venir voir sa mère tous les jours pour la faire manger, et qui culpabilise car elle sait tous les problèmes qu’elle nous cause. Croyez-moi, ce sera un sacré soulagement pour elle.
– Quand même…
– La mort est souvent souhaitable, vous savez. Personne n’ose l’avouer, tout le monde fait semblant. Mais dans un hôpital, on sait ce que sont les choses.
– C’est sûr que…
– Et puis vous avez rendu un immense service à nous, à tout le service justement. Aux infirmières, aux aides-soignantes, aux médecins, aux patients. On n’en pouvait plus de ces cris, ça glaçait tout le monde, ça créait un stress infernal !
– Excusez-moi, mais vous n’allez pas le dire ? Que j’ai…
– Le coup du sac ? Aux patients, non.
– Au personnel médical non plus ? Hein ?
– Vous avez étouffé la vieille et vous voulez que j’étouffe l’affaire, c’est ça ?
– Ben… Oui.
– D’accord. Mais je le dirai quand même à deux ou trois collègues, elles vont vous adorer ! Allez, reposez-vous. Et ne vous inquiétez pas, je m’occupe de la chambre en face…
Elle me fit un clin d’œil et elle m’embrassa.
J’étais dans un drôle d’état. Moi qui voulais que la découverte attende le matin, et bien entendu ne pas y être associé, c’était réussi ! Comme je carburais encore aux antidouleurs – j’étais « sédaté », disait-on – je m’endormis assez vite.
J’eus la surprise de n’être réveillé qu’à 8 h 30. L’infirmière de jour m’adressait un sourire radieux.
– Bonjour, Monsieur Paladru. Je n’ai pas voulu vous réveiller à 6 heures. Vous aviez besoin de dormir, après la nuit que vous avez eue.
Je me crispai soudain, et elle s’en rendit compte. Elle s’approcha de mon oreille :
– Anita nous a raconté. C’est formidable, ce que vous avez fait. On vous est très reconnaissantes.
– Mais…
Pour me couper la chique, elle aussi m’embrassa. J’écarquillai les yeux.
– On va vous bichonner.
Toujours un peu crispé, je souris. Ces infirmières étaient-elles des fées ?
Je m’aperçus au cours de la journée que tout le monde savait. Pour autant, je ne vis pas un flic, je n’entendis rien d’inhabituel et tout se passa comme d’habitude, les cris en moins, les sourires en plus.
Que l’on fût en Corse aidait-il à cette acceptation du crime ? C’était injuste de penser cela, il n’y avait pas plus d’homicides ici qu’ailleurs sur le territoire français. Cela étant, le fait que cela se produisît sur une île me paraissait positif : de retour sur le continent, si par bonheur je me rétablissais, il me serait plus facile d’oublier cet épisode, et de me dire que toute cette affaire – la chute, l’hôpital et la vieille – n’avait été qu’un délire d’après-boire.
16 juin 2023
Le pot des fonctionnaires
(environ 5 minutes de lecture)
Marion s’y rendait avec plaisir, car elle aimait bien Emmanuel, dans la lune, à côté de la plaque, répondant à la question qu’on ne lui posait pas, mais adorable. Ses voisins de bureau avaient insisté pour qu’il marque le coup :
– Tu apportes la bibine, on se charge des bricoles !
Emmanuel n’avait pas osé refuser. Tout le service avait été invité, soit 17 personnes. On convint, non sans longues discussions, de vendredi à 16 h 15. Certains finissaient à 16 heures, d’autres à 16 h 30, on coupait la poire en deux ; ainsi, on n’abusait pas, on ménageait temps de travail et temps de loisirs.
Marion, encore stagiaire, trouvait important ces moments de convivialité. Même si tout le monde était plutôt sympathique, elle s’étonnait du manque de gaieté chez les uns et les autres. On parlait, mais on parlait de ce qui n’allait pas. Et chacun semblait accablé de problèmes.
La configuration de la mairie n’arrangeait rien. Les hauts plafonds, les tentures, les boiseries et les moquettes plombaient l’atmosphère. Certes, le bâtiment en imposait, et sans doute fallait-il cela pour qu’on respectât la démocratie locale ; mais au quotidien, cette solennité déprimait ceux qui travaillaient là. Quand elle pénétrait dans le hall gigantesque de l’entrée, Marion se sentait minuscule et se demandait parfois quelle pouvait être sa place en ce lieu.
Elle passa prendre Surya, sa collègue préférée, qui n’avait que trois ans de plus. Elles se disaient tout, ce qui se passait au bureau et en dehors du bureau : leurs conjoints, leurs parents, leurs enfants futurs, ou existants pour Surya, qui en avait déjà un.
Dans les couloirs de l’hôtel de ville, les voix du vendredi n’étaient pas les mêmes que celles des autres jours. Les cyniques restaient cyniques, les hystériques hystérisaient, les optimistes optimisaient, mais tous parlaient plus fort ; ils semblaient shootés aux vitamines. On ne se lassait pas du « comme un vendredi », enjoué, pendant du « comme un lundi », qu’on assènerait trois jours plus tard avec l’air abattu de circonstance.
Pour Marion aussi, le vendredi 16 heures n’était pas un moment désagréable. Mais elle pensait à ses parents commerçants, pour qui le week-end commençait le samedi à 19 h 30 et ne durait que 24 heures. De plus, ils rangeaient le magasin et mettaient à jour la comptabilité tous les dimanches matin. Ses parents n’étaient pas seuls dans ce cas : des millions de vendeurs, de serveurs, de soignants, d’assistants, de flics et de pompiers, environ 1/3 de la population, travaillaient le week-end pour que les 2/3 restants puissent se la couler douce.
Dans la salle de réunion réquisitionnée, Marion n’embrassa personne, puisqu’elle avait déjà embrassé tout le monde depuis le début de matinée. C’était un des inconvénients d’un pot au travail : on s’était déjà vus. Et on s’était déjà tout dit depuis le début de la semaine. Donc on répétait, on digressait, on tentait de plaisanter. Mais malgré les efforts, on parvenait mal à masquer les silences.
Il faut dire qu’Emmanuel, comme beaucoup, commit l’erreur qui gâchait d’entrée toutes les mauvaises soirées : il attendit que tout le monde soit là pour servir à boire. Moyennant quoi les présents séchèrent sur place pendant un quart d’heure. Emmanuel avait acheté deux bouteilles de mousseux, une de jus de fruit, une de coca. Liliane et Ariane avaient confectionné un gâteau chacune, Bertrand avait apporté des cookies.
– C’est pas moi, c’est ma femme !
Et chacun avait donné quelques euros pour l’achat d’un cadeau, dont s’était chargé Florian.
On avait enfin rempli les verres, mais il avait fallu attendre que des bougies soient plantées, allumées et soufflées pour qu’on puisse en boire le contenu. L’atmosphère s’était alors allégée, Marion s’était sentie mieux. Elle avait ri avec Jean-Pierre, Franck et Laetitia. Elle était passée d’un mini-groupe à un autre, soucieuse de renforcer l’esprit d’équipe et de mieux connaître chacun. Et elle avait voulu être gentille avec Emmanuel, c’était lui qui avait permis ce moment.
Les propos restaient convenus. Dans la fonction publique de base, l’ambition était incongrue, l’émancipation non avenue. Il n’y avait pas de sexe, on était casé, pas de propos incorrects, on était poli (faussement, c’est-à-dire coincé). On avait des projets, immobiliers et de vacances. Le service public ne créait aucun altruisme dans l’exercice des missions, en revanche il garantissait un respect irréprochable des convenances : on était un bon fonctionnaire quand on avait une vie de fonctionnaire.
Marion jouait le jeu, cherchant à se persuader que ces façons de voir et de vivre étaient normales, et qu’elle aussi allait devenir adulte.
Et puis, d’un coup, en 5 minutes, tout le monde était parti. Comme si se trouver encore au bureau un vendredi à 17 heures avait paru aberrant à chacun. Même Surya s’était exclamée, avant de s’enfuir en saluant d’un geste et claquant les talons. Ça lui avait filé un coup, à Marion. Ce n’est pas qu’elle était mécontente de rentrer chez elle, mais elle sentit la tristesse des vies réglées et des rythmes prédéterminés, surtout quand les vies étaient médiocres et les rythmes paresseux. Le pire était sans doute la division du temps en deux parties – 5 jours de travail, 2 jours de loisirs –, sachant que l’humeur devait être mauvaise durant la première, bonne durant la seconde. C’est horrible, pensa-t-elle.
Marion aida Emmanuel, Liliane et Ariane à nettoyer, puis les embrassa avec chaleur. Elle reprit les couloirs désertés jusqu’à son bureau, où elle alla prendre ses affaires ; elle était la seule à ne pas être venue au pot « prête à partir », une erreur de débutante. En bas, dans le hall, il y avait un mélange hétéroclite de cadres sur le départ, d’administrés égarés, d’élus imbus prêts pour leurs conclaves du soir.
Marion salua l’huissier, sortit, s’arrêta sur le perron. Elle regarda le square devant elle, la ville autour et le ciel en noir et bleu. Elle tourna la tête derrière elle et sentit la masse de la mairie qui l’écrasait de tout son poids. C’est à ce moment qu’elle perçut le déclic. Son regard venait de changer, elle ne pourrait plus revenir en arrière. Elle descendit les marches, traversa le square, puis le boulevard.
Quand elle arriva chez elle, son compagnon était là, buvant une bière devant la télé. Il ne l’avait pas entendue rentrer. Elle le regarda de dos, l’entendit roter. Là encore, elle comprit. C’était maintenant, ou jamais. Elle gagna la chambre, prit un sac de sport plus un autre et les remplit de vêtements.
Elle ressortit comme elle était entrée, sans bruit. Elle rejoignit la gare et monta dans le train pour Paris ; elle était sûre qu’elle ne rentrerait pas dimanche soir et ne serait pas à la mairie lundi matin.
2 juin 2023
La journée d'un petit patron
Thierry savait que c’était la guerre, et il avait dit à ses enfants qu’on avait de la chance qu’elle ne soit, en France, qu’économique. Économique, certes, mais violente, sans pitié. Concurrent, c’était un mot policé pour dire ennemi. Il en était conscient. Mais il ne craignait pas ses concurrents. Vouloir prendre la plus grosse part d’un marché, c’était la loi de la libre entreprise et il l’acceptait. Même si les coups étaient rudes. Comme au rugby : on réglait ses comptes sous la mêlée, on s’essuyait les crampons sur un maillot à terre, on plaquait à l’épaule pour faire mal. Ok. C’était limite, mais c’était acceptable. Parce que les équipes disposaient de chances équivalentes au départ.
Là où les choses se compliquaient, c’est quand l’arbitre n’était plus impartial, quand les règles étaient bafouées ou modifiées en cours de partie, quand des joueurs ne tenaient pas debout car le fournisseur avait menti sur la qualité des chaussures, quand d’autres joueurs se faisaient porter pâles à la veille d’un grand match, quand des spectateurs payaient leur place avec de la fausse monnaie, quand ceux qui recevaient minaient le terrain… Ces comportements, qui se multipliaient, l’avaient conduit à penser qu’on était sorti d’une compétition à la loyale pour entrer dans l’ère de la déloyauté généralisée.
Nourri au ballon ovale depuis son enfance, Thierry pensait souvent en termes de métaphore rugbystique. S’il ramenait ces déloyautés sur le terrain des entreprises comme la sienne – travaux publics en ce qui le concernait –, il notait les agressions suivantes :
– l’administration fiscale ne traitait pas de la même manière les petites et les grosses entreprises : les premières étaient davantage imposées que les secondes ;
– le recours au tribunal de prud’hommes était systématique en cas de licenciement, et neuf fois sur dix le licencieur était condamné à payer davantage que l’indemnité légale. En France, le patron était coupable, par nature ;
– l’État, ou l’Europe – un tortionnaire ne suffisait pas, il en fallait deux – ne laissaient pas passer une année sans ajouter une norme, obligeant à des investissements et pertes de temps qui remettaient en cause l’équilibre économique trouvé pour un produit sur un marché ;
– des fournisseurs incontournables – souvent les plus gros – minimisaient tellement la qualité de leurs produits qu’on n’était jamais à l’abri d’une défaillance. L’assistance technique, payante, était devenue indispensable, et la durée de vie aléatoire ;
– des clients avaient pris l’habitude de classer la facture qu’on leur envoyait dès qu’ils la recevaient. Si on ne les relançait pas, ils ne payaient pas. C’était devenu un principe, une manière de faire. À la première relance, par mail ou téléphone, ils prétextaient l’oubli ou le problème technique, mais ils ne bougeaient pas. À la seconde relance, ils s’excusaient de s’être laissé déborder, mais tous ne réglaient pas pour autant ; la plupart, si on les pressait, annonçaient une date pour gagner encore un peu de temps, puis s’empressaient de ne pas tenir un engagement qui n’en était pas un à leurs yeux. Il fallait une troisième relance – courrier comminatoire avec accusé de réception, émanant de l’entreprise ou d’un cabinet de recouvrement – pour qu’ils daignent signer le virement ou le chèque. Malgré tout, près de 10 % ne réglaient jamais ;
– des employés utilisaient l’arrêt-maladie comme un crédit de congés supplémentaires, à « prendre » en fonction des humeurs et des intérêts personnels. « Je vais prendre une semaine » ou « Pourquoi tu prends pas trois jours ? » étaient devenus des ritournelles dans les entreprises françaises. Il suffisait de prendre ! Il suffisait de prendre car les médecins délivraient sans se faire prier les papiers qu’on leur demandait, avec d’autant plus de facilité que l’arrêt était payé par la Sécu, tandis que le prix de la consultation tombait dans leur poche. Cette corruption s’étendait à tous les généralistes. Les faux malades étaient aussi coupables que les vrais ripoux. On avait même inventé des mots pour renouveler le business : épuisement professionnel (ou burn-out), fibromyalgie (douleur diffuse permanente), lipothymie (malaise sans perte de connaissance), rhinopharyngite (autrefois on disait rhume)… Ce n’était plus nécessaire, mais on continuait à justifier les arrêts avec des mots comme ceux-ci, au cas où l’employeur parviendrait à déclencher un contrôle, qui de toute façon n’était pas bien dangereux : allez vérifier la réalité d’une fatigue ou d’un mal de dos…
Thierry aurait pu continuer la liste, elle n’était pas exhaustive. C’était écœurant.
Le summum fut atteint lors d’une journée qui n’aurait pas dû être plus dure que les autres.
Le premier emmerdement de la matinée arriva dès 6 h 25, quand le grand Bastien lui apprit que Claudio ne pourrait pas venir ; il avait une gastro. Il enverrait son certificat médical, mais il avait demandé à son collègue de prévenir le patron. Or, Claudio était le seul à savoir se servir du vieux scraper – une décapeuse – qu’il devait utiliser aujourd’hui pour l’arasement du sol sur la future zone commerciale à l’entrée d’Uzerche.
Le deuxième emmerdement tomba à 6 h 32 quand Nasser lui apprit que le tombereau n°1 ne démarrait pas. Selon lui, c’était ou un problème de batterie, et ce n’était pas grave, ou un problème d’alternateur, et ça l’était davantage. Mais quelle qu’en soit la cause, la panne empêchait le camion-benne d’être à 7 h 30 sur un chantier d’aménagement de zone à Saint-Viance, où l’on en avait pourtant besoin dès le début de matinée. Si l’on ne parvenait pas à réparer, il faudrait en louer un, s’il en restait de disponible chez les concessionnaires du coin ; c’était de l’argent et du temps perdus.
Le troisième emmerdement suivit à 6 h 45, alors qu’il briefait la deuxième équipe, qui devait intervenir à Marcillac-la-Croisille, dans le cadre de la viabilisation d’une parcelle sur laquelle serait implanté un lotissement de vingt-deux maisons individuelles. Aldo le contremaître lui indiqua que les raccordements eau électricité n’avaient pu être achevés la veille et qu’il y avait donc de fortes chances qu’ils doivent attendre avant de pouvoir terminer leur travail. Autrement dit, s’ils montaient à Marcillac avec les gars et le matos, ils monteraient pour rien.
Le quatrième emmerdement survint à 7 h 25 quand Alain le comptable vint le voir et lui tint ce discours :
– On a un problème avec l’Urssaf. Ils veulent qu’on solde avant la fin du mois la régularisation annuelle. J’ai essayé de négocier en arguant que l’on risquait d’avoir une régul positive en fin d’année, qu’on pourrait donc attendre et régler le différentiel à ce moment-là, mais ils veulent pas.
– Rappelle-moi le montant ?
– 16 700 €. Si j’ajoute la provisionnelle du trimestre, on doit envoyer un chèque de 21 200 €…
Il eut deux heures et demie de répit avant le cinquième emmerdement, qu’il prit en pleine figure à 10 h 12, dans le bureau du directeur des services techniques du Conseil Général :
– Si je voulais vous voir, c’est pour vous notifier les décisions des élus en matière de choix des prestataires pour les interventions lourdes en bâtiment et travaux publics, décisions motivées avant tout par des contraintes gouvernementales, les dotations de l’État étant de plus en plus soumises au respect de règles venues d’en haut.
– Les budgets vont êtres revus à la baisse ?
– Oui, en effet. Mais il y a aussi une modification des critères de sélection des entreprises, dans un but d’élargissement du panel des prestataires et d’encouragement aux structures nouvelles. La règle principale qui a été fixée est qu’aucune entreprise ne doit effectuer plus de 50 % des travaux annuels dans le domaine qui la concerne.
Il comprit les conséquences de cette phrase à la seconde même où elle fut prononcée (c’était une des qualités nécessaires à un chef d’entreprise, lui semblait-il : comprendre vite). Il savait qu’il était le principal prestataire extérieur pour la réfection et l’entretien des routes dans le département, une position qu’il n’avait cessé de renforcer au fil des années, alors que son père était souvent devancé par un concurrent du haut pays. La voirie départementale, c’était presque 25 % de son activité. S’il perdait la moitié de ce marché, c’était 12,5 % de son chiffre qui s’envolait, sans compter les répercussions que pourrait avoir cette nouvelle politique sur le choix des communes, celles-ci suivant souvent l’exemple, bon ou mauvais, donné par la collectivité supérieure.
Fataliste, il se défendit mal, parce qu’il savait que la décision était prise ;
– Personne n’est irremplaçable, mais c’est l’expérience qui garantit la fiabilité. Est-ce que vous ne risquez pas des problèmes, de malfaçons ou autres, si vous privilégiez les jeunes pousses pour des chantiers importants ?
– Cet argument a été avancé par certains élus, non sans raison. Mais il semble qu’il y ait une volonté générale de stimuler de nouvelles sociétés. Il est vrai que nos services sont là en appui pour vérifier le bon déroulement des opérations.
– Et… vous ne tiendrez plus compte du coût ?
– Si, bien sûr. Nous pourrons être amenés à demander à une entreprise a priori bien placée de revoir son devis s’il est supérieur à celui des autres soumissionnaires, ou s’il dépasse l’enveloppe que nous nous sommes fixée.
Autrement dit, on discutera tant qu’il le faut avec celui que les élus auront choisi pour qu’il décroche la timbale.
– Je comprends que ce n’est pas une bonne nouvelle pour vous, se crut obligé de lâcher le DST. Mais j’imagine que vous savez que rien n’est jamais acquis et que vous êtes en permanence obligés de vous diversifier…
Thierry, qui s’était un temps demandé si ce type pouvait, non pas se mettre dans sa peau, mais au moins compatir à ses problèmes, fut désormais convaincu qu’il en était incapable. Les cadres territoriaux en haut de la hiérarchie dans une grosse collectivité émargeaient à 4500 € nets par mois au bas mot. Avec des avantages sociaux et un rapport salaire-temps de travail inégalables. Le pire était que cette situation les avait rendus non seulement insensibles aux difficultés de ceux qui n’avaient pas leurs privilèges, mais en plus désireux de faire valoir leur pouvoir exorbitant : mettre en difficultés un chef d’entreprise était une jouissance dont ils ne se privaient pas. Ils illustraient à merveille le proverbe du regretté Pierre Desproges : « Il ne suffit pas d’être heureux, encore faut-il que les autres soient malheureux ».
Thierry prit le sixième emmerdement de retour dans ses murs à 11 h 07. Bénédicte avait ouvert le courrier, qu’elle avait placé sur son bureau comme à l’habitude. Il tenait à voir tout ce qui arrivait et sortait de l’entreprise, que ce soit du papier ou des matériaux. La lettre au-dessus de la pile lui sauta aux yeux, avant même qu’il ne fût assis. Sous la mention « Finances Publiques, Impôts des entreprises », elle contenait un titre en caractère gras : « Avis de vérification ». Le texte était court mais annonçait qu’un inspecteur viendrait « dans vos locaux » deux semaines plus tard, à 9 heures, afin de compléter les informations de l’administration fiscale sur les trois dernières années d'exercice. Suivait le nom de l’inspecteur, de son supérieur hiérarchique et même d’un responsable départemental, qui pourrait être saisi, le cas échéant. « Un contrôle fiscal, soupira Thierry, il ne manquait plus que ça ! ».
– Tu as vu ? demanda-t-il à Bénédicte en allant jusqu’à son bureau avec la lettre, même si bien sûr elle avait vu.
– Oui, c’est pour ça que je te l’ai mise au-dessus. Tu crois qu’ils peuvent nous embêter ?
– Oh oui… Mais je me demande surtout pourquoi ils veulent nous embêter. Alain est au courant ?
– Non. C’est à toi que le courrier était adressé.
– Je vais le voir.
C’est Jean-Marc qui lui signala le septième emmerdement du jour, en début d’après-midi. Jean-Marc était à la fois mécano, gestionnaire du dépôt et responsable des matériaux. Par le truchement de Bénédicte, Jean-Marc lui demanda de passer au dépôt dès qu’il le pouvait. « C’est pas pour le tombereau », avait-il précisé. Thierry traversa la cour et pénétra dans un des hangars, où les effluves de pétrole, d’huile et de goudron étaient encore plus prégnants que sur le reste du site.
– Patron, y’a un souci avec le liant.
– Lequel ?
– L’émulsion de bitume à froid.
– Qu’est-ce qu’elle a ?
– Fanfan m’a appelé tout à l’heure : ils ont un problème sur l’avenue Pompidou. Le revêtement tient pas, ça accroche pas, le granulat bouge. Au départ, ils pensaient à un problème de température, mais non, 2 heures après c’était pareil. Je crois avoir compris le souci. Ce matin, on a chargé la bécane avec deux fûts de 200. Or, ces deux fûts proviennent de la dernière livraison, vous savez, FGT, ils sont venus avant-hier. Et bien ce qu’ils nous ont livré, c’est pas la même chose que la dernière fois. Je l’avais fait remarquer au gars, mais il m’a dit que seule l’étiquette avait changé.
– T’as vérifié dans les pots qu’on a ici après l’appel de Fanfan ?
– Je l’ai fait avant de vous appeler. J’ai effectué un petit mélange vite fait. On dirait bien que y’a un problème. Y’a des bulles, ça gonfle. L’émulsion est trop forte.
– Merde. Combien on en a mis avenue Pompidou ?
– Pas loin de 100 mètres.
– Bon sang… Et combien ils nous ont livré de fûts, avant-hier ?
– 50. Alors, est-ce que c’est une erreur de leur fournisseur à eux ou est-ce qu’ils nous ont arnaqués ? Je sais pas, mais y’a un souci.
Le huitième emmerdement de la journée fut peut-être le plus beau, une sorte d’apothéose. Francis, chef de l’équipe numéro 3 de ce jour, l’appela à 14 h 57 pour lui annoncer « un problème ». Thierry avait déjà entendu ce mot quelque part. Le problème n° 8 était le suivant :
– Patron, je sais pas ce qui s’est passé, ça a couillé, on a pourtant bien respecté le plan et tout…
– Accouche.
– C’est Pierrot, mais il y est pour rien, ça aurait pu arriver à n’importe qui…
– Accouche !
– Avec le bull, il a touché un conduit. Enfin, il l’a même cassé… À un endroit… Au mauvais endroit, sur une dérivation… Elle a explosé, y’a de l’eau partout.
Quand Thierry arriva sur place, à 15 h 45, au premier rond-point à l’entrée d’Egletons, la société concessionnaire des eaux, les pompiers, les services municipaux et la gendarmerie étaient là. La route était coupée et l’accès aux deux supermarchés du coin était impossible. Le bazar et la nervosité étaient à leur comble. Il suffit à Thierry de voir les yeux du maire quand il dut s’avancer vers lui pour comprendre qu’il allait payer cher ce coup de pelle malencontreux d’un de ses ouvriers.
Comme s’il n’était pas assez accablé, un neuvième emmerdement s’abattit sur lui sous forme d’un coup de téléphone alors qu’il redescendait dans la vallée. La voix de Bénédicte envahit l’habitacle. Elle lui demanda d’abord comment ça se passait à Egletons et il ne put que lui faire part de l’étendue des dégâts. Ensuite, elle lui communiqua l’information qu’elle souhaitait lui transmettre avant de partir, s’il n’avait pas besoin d’elle à son retour :
– J’ai eu l’appel de Bannes, tu sais le promoteur de Bordeaux….
– La zone en bordure de Dordogne à Bergerac…
– Oui. On devait démarrer le mois prochain…
Au son de l’imparfait, la douleur dans le cœur fut instantanée, si forte que ce qui suivit ne l’accentua même pas :
– Bannes n’a pas eu ses autorisations administratives. La mairie bloque, paraît-il, elle-même embêtée par la DRAF et par une association de riverains soutenue par les écologistes.
– Le chantier ne se fera pas ?
– Bannes estime que, s’il se fait, ça sera pas avant 6 mois, dans le meilleur des cas.
– Dis-moi Bénédicte, est-ce qu’une explosion nucléaire est prévue pour ce soir ?
– Rude journée, hein ?… On va y arriver, tu en as vu d’autres.
– J’en ai vu d’autres, mais jamais tant en même temps. Là, c’est beaucoup… J’ai l’impression qu’un étau se resserre…
– Je t’embrasse fort.
– Heureusement que tu es là.
– Tiens bon.
Des mois de travail s’évaporaient, en même temps bien sûr que le règlement correspondant. C’était une recette en moins, alors que la dépense serait la même puisqu’il faudrait verser les salaires habituels en fin de mois.
Alain était encore là quand, à 17 h 20, il fut de retour au bureau. Ils échangèrent sur la canalisation d’Egletons et les autres catastrophes du jour. Quand le convoi de l’équipe malheureuse pénétra dans la cour, à 17 h 55, et rentra les engins dans le hangar, il alla voir les hommes et fit une nouvelle fois le point avec eux. Pierrot, l’ouvrier fautif, était si mal que Thierry abrégea le briefing. Il serra la main de chacun, Pierrot y compris.
Il revint à son bureau. Il s’assit et balaya d’un regard épuisé les deux devis à vérifier, les chèques avec la facture correspondante, les demandes de rendez-vous de fournisseurs en attente, les revues techniques, les chemises avec la situation de trésorerie et le prévisionnel recettes dépenses du trimestre, dont la seule vue lui donna un frisson.
Il avait assuré, fait face, mais après 12 heures de travail et autant d’emmerdements, il saturait. Il fit ce que lui commandait son corps en urgence : il ouvrit le frigo intégré au meuble en merisier derrière son bureau et en sortit une Despérado, cette bière mélangée à de la tequila venue des soirées jeunes. Du placard en bas à droite du même meuble en longueur derrière son fauteuil, il sortit une bouteille de whisky et un verre. Il se versa un fond. Pour la première fois de sa vie, il alterna une gorgée de Despé et une gorgée de whisky.
C’est que, il ne fallait pas se mentir, la situation était exceptionnelle. Exceptionnellement grave. Un rappel de cotisations conséquent, la perte au moins partielle de son plus gros client, une machine onéreuse qui ne fonctionnait pas, un produit défectueux qui allait manquer, une faute qui allait coûter cher en pénalités comme en image, des travaux prévus les mois prochains qui s’envolaient, un contrôle fiscal, plus… il fit un geste de la main comme pour stopper le défilé des mauvaises nouvelles qui continuait dans sa tête.
On ne pouvait arrêter ni le temps, ni les besoins des uns et des autres. Il fallait continuer ou mourir. Une entreprise était une pompe dont la vie de plusieurs personnes dépendait. Et cette dépendance, que l’on créait dès que l’on embauchait, était d’autant plus grande que les emplois étaient rares. Là, au soir de ce jour infernal, Thierry Sandrian, patron de TPCo, 18 salariés et 18 millions de chiffre d’affaires, avait besoin d’une pause, de quelques minutes pour retrouver de l’air, un peu d’espace dans son cerveau et dans son cœur. Sans quoi l’infarctus était garanti, à très brève échéance. Il ferma les yeux, gonfla puis vida ses poumons.
Il entendit du bruit dans la cour. Les gars de l’équipe d’Egletons fermaient le hangar et s’en allaient, deux heures plus tard que d’habitude. Eux aussi en avaient marre, sans doute. Malgré les circonstances, malgré la faute, il faudrait payer les heures sup. Sûr. Renoncer, partager, comprendre, donner ? Ces mots semblaient n’avoir plus cours dans les rapports entre employés et employeurs, même chez TPCo, même malgré son management respectueux et l’atmosphère correcte qui régnait dans la boîte. Pourtant, le partage, le don, le sacrifice existaient, Thierry le savait. Mais les concessions consenties au fil des ans aux plus rétrogrades des syndicats, jusqu'au sommet dans l’aberration qu’étaient les RTT, avaient créé en France une mentalité désastreuse chez les salariés, qui se croyaient obligés de se comporter de la manière la plus mesquine qui soit. Quand on voyait les relations dans une entreprise aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Scandinavie…
Les ouvriers partirent. Ce soir, à cet instant, il n'aurait pas déplu à Thierry que l’un d’entre eux, peu importe lequel, tous avaient leurs qualités et leurs défauts, passe le voir avant de s’en aller. Mais ils ne le faisaient jamais. Était-il trop distant ? Son père lui avait appris à ne pas se lier avec les ouvriers. « Tu dois les maintenir à distance, sinon ils ne te respecteront pas. Un rapprochement ne te rapporterait qu’une perte d’autorité, ils ne le comprendraient même pas ». Ah, son père, son père… Marre de celui-là !
Alain le comptable toqua à la porte, lui, et passa une tête.
– Viens boire un coup, lui dit Thierry.
Mais Alain ne buvait jamais, du moins jamais dans le bureau de son patron. Alain ne savait pas baisser sa garde, Alain ne savait pas comprendre le besoin qu’avait Thierry, par moments, de ne plus être le patron, mais un homme, juste un homme, avec ses qualités et ses faiblesses ; ou s’il le comprenait, il ne voulait pas le permettre. De quoi avait peur le comptable : de ce qu’il verrait de Thierry ou de ce qu’il verrait de lui-même ? Il y a des gens qui sont effrayés par le dévoilement qu’entraîne l’amitié. Thierry ne demandait pas grand-chose, pas une amitié, juste un moment d’amitié. Mais ce moment était trop pour Alain.
Oh, que l’absence d’ami était cruelle ce soir ! Oh qu’il se sentait seul… Lui, seul ? Ça aurait fait rire beaucoup de gens. Voyons, une famille connue dans la ville, dans les lycées de la ville, dans les boîtes, les bistrots, les commerces, le club de rugby… Oui, et pourtant.
La voiture d’Alain démarra et Thierry se trouva seul pour de bon. La nuit était tombée. Il aurait aimé avoir son chien, au moins, et aller avec lui jusqu’à la rivière. Mais Pattes Blanches n’était pas là, il faudrait traverser la ville pour le rejoindre. Et il faudrait faire bonne figure devant femme et enfants. Il savait que la fatigue des uns et des autres les empêcherait de profiter de la soirée qui aurait pu – dû ? – être un moment de communion et de soutien. Ça arrivait de moins en moins souvent. Et ce n’était pas que l’adolescence des enfants. C’était aussi la lassitude, lassitude liée à l’âge peut-être, à l’habitude, et aux emmerdements, à ces innombrables emmerdements.
Il but la dernière gorgée de whisky, la dernière gorgée de Despé. Fallait-il pour clôturer cette journée terrible qu’il se tire une balle dans la tête ? L’avenir montrerait peut-être que ça aurait été une bonne idée. Mais il ne le fit pas, il n’y pensa pas. Non, il était un petit patron et, tant qu’il serait capable de ramener un peu de travail à sa boîte, même s’il devait affronter des difficultés humaines et des angoisses financières encore plus grandes que celles qu’il affrontait déjà, même s’il devait réduire au lieu de développer, il tiendrait. Le hasard de la vie l’avait amené là, c’est tout. Il était dedans, il n’avait jamais rien fait d’autre. Et il avait une responsabilité à assumer. Question d’honneur.
Il attrapa le classeur des devis et factures, et se plongea dedans.
19 mai 2023
Roger de Mauthausen
à Roger Gouffault
(environ 3 minutes de lecture)
Roger se présenta de lui-même dans les locaux du journal où je pigeais.
– Vous pourriez venir à mon congrès ? L’Amicale de Mauthausen. Cette année on se rassemble ici.
Se tenait devant moi un homme de plus de 80 ans, dont le regard avait la malice d’un enfant. Tout son visage, d’ailleurs, dégageait une joie de vivre qui me sembla contraster avec le nom qu’il venait de prononcer. Je répondis que nous ne couvrions pas les réunions et les assemblées générales, mais que je serais preneur d’un tête-à-tête dans lequel il me raconterait son « expérience » de déporté (je m’excusais de ne pas trouver de meilleur mot sur le moment).
– Dans ce cas, il faudrait que vous veniez à Mauthausen. Je conduis deux pèlerinages par an. Je vous emmène.
– Vous voulez que je vous suive sur les lieux de votre déportation en Allemagne ?
– En Autriche. Je me charge de convaincre votre patron.
Je ne sais pas ce qu’il a dit au directeur du journal, mais j’obtins le feu vert dès le lendemain. Et je me retrouvai un mois plus tard devant les portes de la forteresse avec ses deux tours carrées de part et d’autre de l’entrée.
– Chaque pierre a été montée à dos d’homme, expliquait Roger. Chaque pierre représente un homme.
Le ciel était bas, le froid glacial. Mais nous étions habillés. Soixante-cinq ans plus tôt, le matricule 34534 et ses camarades étaient nus ou presque.
C’était la quatre-vingt-quatrième fois que Roger emmenait un groupe sur les lieux de son calvaire ! Nous étions trente-sept : trois anciens déportés, seize enfants et petits-enfants de déportés, huit professeurs, huit élèves, deux journalistes. De part et d’autre de l’immense « place d’appel », où chaque matin après une nuit d’épouvante et chaque soir après une journée d’horreur on faisait le compte des morts et des survivants, s’alignaient des baraques de bois vert. Plusieurs étaient conservées en l’état. C’était une des principales revendications des anciens déportés : qu’on touche le moins possible. Chaque nettoyage, chaque démolition, était un peu de leur souffrance qu’on niait.
Dans une de ces baraques, Roger raconta les trois cents corps entassés tête-bêche, la dysenterie, les poux, les pieds en sang, les vingt minutes accordées aux trois cents humiliés pour approcher les filets d’eau glacée, les bousculades, les piétinements, les coups…
– Ça peut pas se décrire, disait Roger après avoir décrit l’impensable.
Il parlait sans dramatiser. Des faits, des mots. Il nous emmena ensuite dans « la carrière », où deux mille détenus travaillaient chaque jour à casser des cailloux, qu’il fallait remonter le soir par les 186 marches de « l’escalier de la mort ».
– Nous devions remonter tous les soirs une pierre chacun, de vingt à trente kilos, en colonnes cinq par cinq, sous les coups. Ceux qui se trouvaient sur le côté gauche étaient frappés par les kapos, ceux de droite étaient frappés par les SS. Chaque soir, un détenu lâchait sa pierre, qui dégringolait sur les marches et entraînait dans sa chute quelques corps qui s’écrasaient plus bas. Jusqu’à la centième marche, je tenais à peu près. Au-delà, je sentais que j’allais lâcher ma pierre. Bien sûr, celui qui lâchait sa pierre était frappé ou poussé dans le vide. C’est quand je voyais un camarade matraqué à mort que je trouvais la force de continuer. On ne peut pas décrire les supplices, la terreur qui régnait sur ces marches…
Nous nous taisions, nous écoutions. Trente-six Français qui n’osaient pas dire qu’ils grelottaient regardaient cet homme qui parlait d’un enfer dont il était revenu avec une humanité fascinante.
Pendant les trois jours que dura ce pèlerinage, Roger expliqua encore les tortures sous la douche, les pendaisons, le four crématoire, les quotas. « Ce soir, tu en remontes soixante », disaient les SS au kapo surveillant d’une centaine d’hommes… Dans ce lieu de mort, Roger ne cessa d’insister sur la solidarité. Il évoqua l’Espagnol qui soigna son ventre au charbon de bois et ses pieds avec un bout de ficelle, le Tchèque qui le prit avec lui après qu’il se fût coupé les veines, le Polonais qui l’empêcha de se faire tuer dans la carrière au moment où les SS tiraient pour s’amuser sur tous ceux qui bougeaient. Et les partages de boules de pain, de lit, d’eau…
– Il fallait, pour ne pas mourir, outre la chance et la résistance, une volonté acharnée de vivre. Celui qui n’y croyait plus, qui ne se battait plus, ne tenait pas longtemps. Cette envie de vivre, je l’avais. Mais elle n’a pu se maintenir que parce que d’autres la partageaient et m’ont aidé.
Il ne s’en vantait pas, mais j’avais appris en me documentant pour préparer ce déplacement que Roger avait lui aussi beaucoup aidé, beaucoup sauvé.
– Si je suis là, c’est pour vous montrer ce que peut devenir un homme.
En affirmant cela, il parlait autant des tortionnaires que de lui-même.
Il avait des histoires par centaines, car chaque jour dans ces enfers dépassaient l’entendement.
– Un jour, avant l’arrivée de Ganz comme chef de camp, alors que j’étais sur la place d’appel, j’entendis un groupe de SS : « On va faire la chasse ». Ils se postèrent alors non loin des toilettes. Et ils dégommèrent quelques détenus qui avaient eu le malheur de se trouver là au mauvais moment. Dès qu’un malheureux se relevait de l’immonde banc à trous qui servait de WC, les SS visaient sa tête et tiraient. Comme à la fête foraine. Pour s’amuser.
– Il faut savoir qu’à Ebensee, le commando de Mauthausen où l’on m’envoya dans un second temps, on est passé d’un détenu par châlit, à deux puis à trois, cela pour ceux qui travaillaient. Les malades, eux, couchaient à quatre par lit, c’est-dire qu’ils devaient se partager un espace de 80 centimètres de large…
– À peu près à la même période, sous le même temps glacial et neigeux, un groupe de 1200 évacués du commando de Melk est arrivé, à pied. Juste avant, Ganz avait dit : « Je peux nourrir 10 000 hommes, c’est tout ». Or, il estimait à ce moment le nombre de détenus à 9900. Il chargea 2 SS et 2 kapos, dont « la panthère noire », de faire déshabiller les nouveaux venus, puis de les diriger vers les douches. Là, furent alternées l’eau glaciale et l’eau brûlante. Puis on les fit revenir dehors, et l’on recommença plusieurs fois l’opération. Les hommes tombèrent les uns après les autres. On les empilait en carrés, cinq par cinq, et ils finissaient par mourir, coincés sous d’autres hommes. Au matin, il ne restait que 37 survivants. 4 hommes avaient tué plus de 1000 autres hommes en une nuit, avec la douche, un instrument de torture et d’extermination parmi d’autres. J’ai vu cette scène depuis la menuiserie où je travaillais, et j’ai témoigné par la suite à ce sujet.
Je revins bouleversé de ce voyage. Plus jamais je ne me plaindrais, me dis-je. Et de fait, après ce pèlerinage, chaque fois que je me sentais faible ou tourmenté, je pensais à Roger. Le reportage, intitulé Le pèlerin de Mauthausen, occupa deux pleines pages dans le journal.
Je revis Roger par la suite et j’appris qu’il avait eu, avant et après Mauthausen, bien d’autres occasions d’affronter la mort. Il avait toujours gagné.
– Pas seul, répétait-il, pas seul.
– Pourtant, insistai-je, quand, en 1942-43, vous êtes resté neuf mois à l’isolement à la prison de Fresnes, vous étiez seul ?
– Pas tout à fait. Il y avait une araignée. C’est elle qui m’a empêché de devenir fou.
J’appris beaucoup de cet homme unique, capable de rendre la vie par l’exemple de son comportement hors du commun. Roger est mort en 2015, mais je crois savoir ce qu’il penserait aujourd’hui des monstruosités du petit Hitler de Russie et des nouveaux SS à son service.
Pour aller plus loin, on peut lire Déporté à Mauthausen, quand nous n’étions plus que des numéros, Matricule 34535 (Roger Gouffault), Écritures 2014.
Livre épuisé en librairies mais que l’on trouve encore sur les sites de la FNAC, Amazon, Decitre…
5 mai 2023
Une séance chez le dentiste
(environ 12 minutes de lecture)
En dehors des grandes souffrances de la vie (maladie grave, accident, guerre, misère affective…), et parmi les petits emmerdements que nous devons si souvent subir, je place en premier les passages chez le dentiste. S’il fallait une preuve de plus que Dieu n’existe pas, ou qu’il est un salaud qui se goberge de la douleur des hommes, ces heures obligées à se faire casser les dents, perforer les gencives et démonter la mâchoire seraient à elles seules suffisantes : la vie est une absurdité sans queue ni tête (tandis que nous avons trop de queue et trop de tête) dans laquelle on nous a jetés alors que nous ne sommes pas équipés pour l’affronter.
En changeant de région l’an passé, j’avais dû laisser un des rares praticiens qui savaient rendre ces moment acceptables, d’autant qu’il était doté de charmantes assistantes, que j’avais en partie pris comme modèle pour une nouvelle écrite en pleine folie covid (https://desvies.art/2020/05/22/le-dentiste-et-les-brigadistes/). Je sais aussi qu’au moins un des abonnés à ce blog est dentiste ; qu’il me pardonne cette pointe humoristique dans un corps professionnel qui exerce un métier des plus pénibles, dont nous avons grand besoin.
Bref, en arrivant dans une nouvelle ville, je dus retrouver un charcuteur buccal, car il était clair que mes emmerdements dentaires ne cesseraient que lorsque je serais six pieds sous terre, et encore, je demande à voir. J’avisai un cabinet à 100 mètres de mon appartement, qui selon les plaques abritaient 3 praticiens spécialisés. J’attendis plusieurs semaines et même plusieurs mois avant de me risquer dans cette antre, tâchant de me renseigner auprès des rares personnes avec qui je parlais dans le coin : le nombre de morts est-il supérieure à la moyenne ? La police est-elle souvent appelée ? Déplore-t-on des bagarres et des vitres cassées ? Apparemment non.
– Juste une fois, on a vu un tag rigolo, me dit une rombière bien dentée. En lettres énormes, il y avait marqué : « Un soir je vais te choper, et je te ferai ce que tu m’as fait, sans anesthésie. Tu vas hurler ». Ah oui, et puis une autre fois : « Je vais vous crever à coups de fraiseuse ». Moins bien.
À moitié rassuré – de toute façon, là ou ailleurs, je ne retrouverais pas mon bon Dr Pécas –, je finis par entrer dans le petit jardin du cabinet. Car je m’étais dit qu’un coup d’œil me donnerait une meilleure idée de l’endroit qu’un coup de fil. Je montai les quelques marches devant la maison. Un panneau sur la porte indiquait que le masque était obligatoire. J’avais prévu le coup et m’affublai. Puis je sonnai. Je dus réitérer mon coup de sonnette avant qu’un déclic se fasse entendre et que je puisse ouvrir la porte. N’était-ce pas une erreur ? La non-ouverture de la porte au premier coup n’était-elle pas un signe dont j’aurais dû tenir compte pour m’enfuir et ne jamais revenir ? Trop tard.
Une secrétaire à la tête de souris était planquée derrière un énorme panneau de protection en plexiglas. Je m’avançai en forçant un sourire :
– Bonjour.
– Désinfectez-vous les mains s’il vous plait.
Agréable, la souris. Je me dé…
– Vous venez pour quel docteur ?
– Eh bien, je ne sais pas.
Elle me regarda comme si je lui avais craché dessus. Je renchéris donc :
– J’habite la ville depuis peu. Est-ce qu’un des trois dentistes prend encore des clients ?
– Des patients.
– Des patients.
– Le docteur Oudile.
– Il est moins bon que les autres ?
Nouveau regard atterré. Pas du genre à sourire, la souris. Qu’avais-je besoin aussi de tenter l’humour avec quelqu’un de si rétif ? La peur sans doute.
– Ce serait juste pour un contrôle, une prise de contact.
– Mardi 16 avril à 17 h 30.
Je cherchai mon agenda, ce qui eut le don d’agacer la grognasse.
– Le 16, je suis en déplacement. Je peux le 15 au matin. Ou le 18 en fin d’après-midi.
– Le 24 à 9 heures.
Décidément, nous n’étions pas sur la même longueur d’ondes. Je tournai une page.
– Je peux le 25 à 9 heures.
– 9 h 30.
– D’accord, le 25 à 9 h 30.
– Votre nom ?
Et c’est ainsi que je m’engageai dans une mauvaise voie, parce que je ne savais pas dire non. C’était pareil dans un magasin de vêtements ou de chaussures ; si j’entrais j’achetais, quand bien même rien ne me plaisait. Ô homme si faible dans un monde trop cruel…
Néanmoins j’eus de la chance pendant un an. Oudile était sympathique, et même très sympathique puisqu’il ne trouva rien à opérer lors de cette première visite. Je me demandai après coup si ce n’était pas une tactique pour appâter le client – le patient –, mais c’était toujours bon à prendre. Il effectua tout de même un « petit détartrage » pas trop désagréable. Un moment où je sautais en l’air, il me demanda :
– C’est sensible, là ?
– Non, répondis-je, c’est par précaution. Pour ne pas que vous oubliiez qu’il y a des nerfs là-dessous.
– Merci du rappel, on ne sait jamais, vous avez raison.
Lui au moins avait de l’humour, ou de l’empathie. Il me conseilla également de boucher le trou causé par une molaire manquante en haut à droite (toutes mes dents couronnées partaient les unes après les autres), conseil que m’avait également donné Pécas. J’indiquai que je n’étais pas prêt à la greffe d’os et à l’implant, ni physiquement ni financièrement.
– Le problème, c’est que vous n’êtes pas très costaud à gauche non plus.
– Je sais, mais j’ai adapté mes menus ; à midi taboulé compote, le soir soupe et gâteau de semoule.
– Alors vous pouvez tenir encore quelques années.
Nous nous séparâmes bons amis. Il m’avait dit de revenir dans six mois, mais j’attendis un an avant de prendre un second rendez-vous auprès de la musaraigne (réflexion faite, son pointu et son côté revêche l’apparentaient davantage à ce mammifère qu’à une souris).
La seconde séance commença aussi bien que la première, jusqu’à ce qu’Oudile annonce, après avoir fait une radio :
– C’est ce qui me semblait. Il y a une carie, là, en bas à gauche, entre les molaires. Sans doute à cause des aliments qui se coincent.
– C’est pas des couronnes, à cet endroit ?
– Non. Ce sont d’ailleurs vos deux seules dents, en dehors des incisives, qui ne sont pas couronnées.
– J’ai pas de bol.
– En même temps, c’est difficile d’avoir des caries sur des couronnes.
C’est ce que je disais, j’avais pas de bol. Mais la plus mauvaise nouvelle était à venir :
– C’est mon remplaçant qui vous soignera ça.
– Vous partez en vacances ?
– Non, je quitte la région, je me rapproche de chez moi.
– Merde alors ! Je commençais à m’habituer à vous.
– Vous vous habituerez à mon successeur. Un jeune charmant, vous verrez.
– Un être humain ? Je veux dire avec un cœur en état de marche, une vague idée de la compassion et de la douleur d’autrui ?
– Charmant.
J’étais marron. J’allais devoir laisser un parfait inconnu disposer de ma bouche, de mon physique, de ma vie.
J’étais si contrarié par cette nouvelle qu’Oudile dut écourter la séance de détartrage, tant j’étais crispé.
– Vos nerfs sont bizarrement placés, conclut-il.
– J’ai pas de chance, je vous dis.
Je saluai celui qui m’abandonnait, convins avec la teigne d’un prochain créneau pour mon exécution, et sortis de là tout à fait déprimé.
Malgré mes efforts pour ne pas y penser, mon angoisse ne cessa de monter au cours des 17 jours et nuits d’attente avant le rendez-vous avec le nouveau dentiste.
Le 2 mai à 9 heures arriva. Levé à l’aube, 3 heures, ayant effectué deux footings et trois séances de yoga pour tenter de me calmer, ayant petit-déjeuné puis vomi, m’étant lavé les dents six fois, je me pointai flageolant à la maison des horreurs.
– J’ai rendez-vous avec le successeur du regretté docteur Oudile, annoncé-je à la rigolote.
– Votre nom ?
– Moi-même.
Je savais qu’elle n’allait pas aimer, mais je savais aussi qu’elle n’avait qu’à regarder sur sa liste. Et puis je n’étais déjà plus moi-même justement.
– Allez vous asseoir.
– Où ?
– Oh, eh ?!
– Au fait, comment il s’appelle ?
– Qui ?!
– Le Président de la République.
Je crus qu’elle allait saisir le bloc de plexiglas pour me le fracasser sur le crâne et je m’éclipsai vers la salle d’attente. N’empêche, je ne connaissais pas le nom de mon exécuteur.
Une femme attendait, habillée en tailleur. Comme elle me sourit, je hasardai, à la recherche d’un peu de chaleur humaine :
– Vous êtes avec le nouveau, vous aussi ?
– Oh non ! Je suis une fidèle patiente du docteur Melenstein !
Elle avait l’air très fière, comme si elle avait décroché la lune.
– Quelle chance… répondis-je. Je peux venir avec vous ?
Son sourire fut crispé. Aussitôt après, elle s’en fut aux toilettes, qui donnaient dans la salle d’attente. Comme quoi, on a beau avoir un tailleur… Je me bouchai les oreilles. Elle revint et reprit sa place.
Peu après, un médecin cinquantenaire poussa la porte et appela sans élever la voix :
– Madame Prout-Prout.
La femme prit son sac et se leva en inclinant légèrement la tête dans ma direction. Sa croupe disparut devant le médecin qui l’avait laissée passer. Il avait l’air très calme ; c’est lui qu’il m’aurait fallu.
Je me retrouvai seul. Il y avait une fenêtre. Je pouvais peut-être m’enfuir. Je pesai le pour et le contre quand la porte s’ouvrit de nouveau, brusquement cette fois, avec force déplacement d’air. Un gaillard d’au moins 190 de haut pour 100 de large apparut et gueula mon nom.
Comme un ressort, je me levai. Même debout, j’étais tout petit.
– Docteur Valraux, enchanté.
– …chté…
Valraux ? Ce nom ne me disait rien qui vaille. Comme je trainais, il me poussa presque. Dans le couloir, je m’arrêtai. La porte du cabinet que je connaissais – Oh, Oudile, où es-tu ? – était ouverte, mais je m’enquis en montrant du doigt :
– Là ?
– Ben oui, là.
J’avançai à reculons. Quand nous fûmes enfermés, je le regardai. Il était vraiment costaud. Et ses pieds et ses mains étaient énormes. Dire que j’allais confier ma figure à ce type qui pouvait me la briser de deux doigts. Il avait des lunettes heureusement, ça indiquait un rien de civilisation.
– Posez votre masque là (un crochet ridicule était prévu à cet effet), défaites-vous et asseyez-vous dans le fauteuil.
J’étais déjà défait.
– Tout de suite ?
Il ne répondit pas, mais peut-être n’avais-je pas parlé assez fort.
Lui ne parlait pas, ce qui n’était pas bon signe. Les pires des dentistes sont les muets, qui n’expliquent pas, ne compatissent pas. La tension est extrême, tout est coincé, rien ne sort. Ulcère assuré, si ce n’est l’infarctus. J’aurais aimé qu’il me dise un truc, genre comme si j’étais un bébé : « Alors on a une petite carie ? Une toute petite carie de rien du tout et on a très peur ? Mais c’est rien, ça ! Mais non ! Mais oui, il est grand le garçon ! ». Ça aurait montré sa bienveillance, son humanité, ça m’aurait rassuré.
C’était trop demandé. Tandis qu’il descendait le fauteuil très bas – je crus que mes jambes allaient se renverser sur ma tête – je l’observais du coin de l’œil. Malgré ses grands airs, il n’avait pas l’air sûr de lui. Je le trouvais bruyant. Il ne posait pas les instruments, il les jetait. Il ne tirait pas les lampes et les tablettes, il les arrachait. Le matos n’allait pas durer longtemps avec ce type.
– Alors ! dit-il en descendant le lampes et en m’ouvrant la gueule.
Il commença à farfouiller comme un Chinois dans un plat de nouilles. Mais ses baguettes étaient en fer, et terriblement pointues. Il en planta une en bas à gauche. S’il touche un nerf, pensai-je, la décharge sera si forte que mon cœur n’y résistera pas.
– Ah oui, là y’a souci !
Non mais ? Il avait l’air content, ce con ! Je t’emmerde. J’ai les dents que je veux.
– Allez, on va essayer de régler ça.
Je ne sus comment interpréter le « essayer » : était-ce une modestie de bon aloi ? Ou un manque de confiance qui pourrait entrainer de sérieuses complications ? En cas de complications.
– Je vais vous faire une anesthésie.
– Générale, c’est possible ?
Il me piqua… dans la joue.
– Vous vous êtes pas trompé ?
– Ça va vous endormir tout le côté gauche en bas.
– C’est bien.
Si c’est pas positiver, ça ! J’étais fier de moi, ça allait bien se passer.
Il n’arrêtait pas de gigoter, alors qu’on n’avait même pas commencé.
– Vous devez sentir que vous vous engourdissez.
– Pas vraiment.
C’est vrai, je ne sentais pas de différence avant et après la piqûre. Pourquoi avait-il piqué dans la joue, aussi ? C’est la mâchoire qu’on visait d’habitude, voire la dent elle-même. En 50 ans de dentisterie, jamais on ne m’avait seringué ailleurs.
– Allez, on attaque !
Il rajusta les lampes, sa chaise à roulettes, tendis les bras comme un chef d’orchestre qui replace ses manches avant de lancer le premier mouvement, et alluma la perceuse. Le bruit était affreux. Il plongea dans ma bouche. Je hurlai. Il se retira aussitôt :
– Quoi ?! Pourquoi vous avez crié ?
– J’ai crié, moi ?
– Faut pas crier comme ça !
– Mais ça fait mal.
– Je ne vous ai pas touché !
Je sentais la sueur sous moi, à moins que ce soit autre chose. Combien de kilos allais-je perdre d’ici la fin du calvaire ?
Ça y est, il attaquait la dent. Les dents même, car deux étaient touchées. C’était bien ma veine : au lieu d’une demi-dent atteinte, je me payais deux fois un quart ; j’étais maudit.
Il s’arrêta au bout de vingt secondes :
– Ça va ?
– Ça va.
Héroïque. J’étais héroïque. Et il continua à me fraiser la tronche, par séquences de vingt secondes. Il changeait souvent de chignole, alternant turbines, contre-angles et autres micromoteurs, et les bruits étaient différents, les vibrations plus ou moins fortes. J’avais parfois l’impression qu’il ne savait pas comment procéder. Est-ce qu’il connaissait son boulot, au moins ? Je le regardai par en dessous et réalisai alors qu’il n’avait guère plus de 20 ans. Mon Dieu, comment n’avais-je pas réagi plus tôt ? On m’avait collé un étudiant ! Qui n’avait aucune pratique. Et si ça se trouve, c’était un tocard !
Je levai un bras, comme il l’avait suggéré en cas de problème. Il s’arrêta d’un air agacé :
– Je vous fais mal ?
– Non, enfin si bien sûr. Mais j’ai une question : est-ce que vous avez votre diplôme ?
– Bien sûr, pourquoi vous me demandez ça ?
– Vous êtes jeune.
– Ça vous inquiète ?
– Beaucoup.
– Écoutez, maintenant on a commencé, il faut finir. Vous pourrez toujours changer de dentiste après la séance. Et je crois que j’en serai plutôt content.
Je l’avais vexé. Oh putain ! Il allait me massacrer.
En effet, il prit une turbine qui provoquait de très fortes vibrations. Ma pauvre dent déjà bien entamée n’allait pas y survivre ; à tous les coups elle allait se déchausser. Mais pourquoi fallait-il tant de temps et d’énergie pour nettoyer 1 centimètre carré ?
Le plus désagréable était un de ses énormes doigts, avec lequel il poussait à mort sur ma commissure gauche ; à tous les coups j’étais déjà écorché.
– Je peux ouvrir la bouche tout cheul.
– Hein ?
Je le mordis un bon coup pour qu’il comprenne.
– Aïe !
– Tu l’as pas volé.
Il se saisit alors d’une roulette au bruit insupportablement strident, qu’il enfonça bien profond dans ma mâchoire. Je penchai la tête pour limiter l’impact, mais il me redressa d’une baffe.
– Fumier.
– Ta gueule.
Ses arrêts permanents nous faisaient perdre du temps et ajoutaient à mon stress. Depuis qu’il avait allumé les moteurs, j’étais pris de tremblements. À sa décharge, ça m’arrivait aussi avant, même chez ce bon Pécas. Je n’arrivais pas à contrôler. Sur toute la longueur du fauteuil, mes jambes tremblaient comme si j’étais allongé dans une essoreuse.
Il posa un temps les trucs à moteur et saisit une sorte de burin, ou de crochet, avec lequel il entreprit de finir de nettoyer la cavité qu’il avait creusée. Il enfonçait, raclait, retirait. Il crocheta un bout d’émail ou quelque chose de dur et tira si fort que je crus qu’il allait emporter toute la rangée de dents du bas gauche. J’étais en nage. Il retourna au fond du trou. En retirant cette fois, il perdit le contrôle de son instrument qui exécuta un triple salto dans les airs – un peu plus il me crevait l’œil – et retomba sur le carrelage dans un bruit de ferraille.
– Putain, merde !
C’était lui qui parlait, je précise. Croyez-vous que ce maladroit aurait pris la peine de nettoyer son outil ? Que tchi ! Il me le refourgua dans la gorge aussi sec. Et vas-y que je te farfouille et que je te dérouille. J’étais tombé sur un malade, un sadique, un monomaniaque.
Je cessai de lutter, espérant l’évanouissement. Ma tête bougeait au gré des impulsions qu’il lui donnait à l’intérieur, autant dire que je dodelinais méchamment. Il finit par dire :
– Je crois qu’on est bon. On va boucher. Ça va ?
– À ton avis, connard ?
– Oh, eh, restez poli, merde !
– Excusez-moi, c’est l’anesthésie, je croyais que j’avais parlé dans ma tête.
En m’accrochant des deux mains et en durcissant mes abdos comme jamais, je tentai de me redresser pour cracher un coup et me rincer la bouche, mais il me stoppa d’un bras ferme. Son biceps devant mes yeux me donna l’impression que j’allais percuter un cèdre.
– Je me rincerais bien.
– Non, rétorqua-t-il d’un air méchant tandis qu’il commençait à préparer sa mixture. Ça ne se fait plus.
– Comment ça ?
– Les cabinets ont tendance à supprimer les verres d’eau. À cause des germes et des bactéries.
– Mais…
Je ne renchéris pas, car toute la partie gauche de mon visage était paralysée, je me mordais à chaque mot. Plus d’eau ? Même pour les soins ? Encore un coup de l’horreur écologique. La fin était proche, le progrès une période révolue du passé.
Il me recala et commença à appliquer sa mixture, comme s’il remplissait un moule à gâteau. Le problème est que le moule que formaient mes dents étant cassé sur un côté – le côté qu’il avait pété, ce con –, il dut le renforcer avec un étau métallique, qui, dès qu’il le fixa, se mit à me déchirer la langue.
– Hevch !… Hevch…
– Ne bougez pas. C’est désagréable je sais, mais ça ne durera pas.
Le collier à clous étant serré, il saisit une sorte de stylo avec une collerette, ça je savais ce que c’était, Pécas m’avait expliqué, lui, une lampe à photopolymérisation, dont la source ultraviolette polymérisait (collait et durcissait) les matériaux et adhésifs.
Là encore, il ne me sembla pas très doué, s’y reprenant plusieurs fois, ajoutant de la pâte, redonnant un coup de polymérisation, encore un peu de pâte, encore un coup de lampe collante, puis appuyant longtemps avec son pouce aussi gros qu’une plante de pied pour fixer le tout. Et toujours ce serre-dents horrible qui entaillait ma langue.
Il l’enleva enfin et il fallut encore qu’il rabote, lime et ponce. Encore des bruits et des vibrations qui vrillaient mon crâne et déboussolaient mes sens.
– Ça y est ! s’exclama-t-il en appuyant sur le bouton pour redresser le fauteuil, repoussant sa tablette à instruments et donnant un coup de pied sur le sol pour reculer son tabouret et se dégager.
Revenu à l’horizontal, avec la tête légèrement plus haute que les jambes, je m’extirpai péniblement. Je me mis debout avec difficultés. Aussitôt, je vacillai et manquai tomber.
– Oh là ! dit-il avec un sourire mauvais.
Je dûs me rassoir, sur le fauteuil devant son bureau. Il tapait sur son ordinateur. J’avais du sang dans la bouche. Il me restait de l’Eludryl chez moi, mais mieux valait que j’aille aux urgences tout de suite.
– Bon. La prochaine fois on regardera les couronnes à droite, il y en a trois qui n’ont plus l’air très solides, il faudra vérifier tout ça.
Il est fou ? pensai-je. Il croit que je vais revenir ?
Quand il se leva pour me congédier, je me redressai prudemment, en m’appuyant sur le bureau, incapable de parler.
– N’oubliez pas votre masque.
Je saisis le truc et me dirigeai vers la porte qu’il avait ouverte.
Quand la musaraigne, après m’avoir délesté de 60 €, me demanda s’il fallait prévoir un autre rendez-vous, je m’entaillai un peu plus la lèvre inférieure en répondant :
– Oui, ailleurs.
28 avril 2023
Les cools heures de Marrakech
(environ 30 minutes de lecture)
1 – Youssra, 25 ans, était Marocaine. Cette fille était à l’image de sa ville : ocre. D’une matière, ou d’une mater, fragile et friable, la chevelure cuivrée, flamboyante ou vénitienne selon l’air et la poussière qui se mélangeaient à son oxygène, elle était changeante, instable, difficile à manier. Toujours à deux doigts de la désintégration, mais terriblement vivante et attirante, elle était une composition d’autant plus dangereuse qu’avec ses capacités à changer de couleur et d’humeur elle pouvait se fondre dans de nombreux écosystèmes, professionnels, sociaux, culturels, sentimentaux…
J’étais un Français de 39 ans. Nous nous étions rencontrés en Algérie, dans le cadre des « 8e rencontres euro-maghrébines des écrivains » qui nous avaient rassemblés à Alger 9 mois plus tôt. Ni elle ni moi ne représentions en quoi que ce soit les écrivains de notre pays, encore moins de notre continent, mais nous avions été sélectionnés – je ne sais sur quels critères – pour participer à ces journées d’échanges organisées par la Délégation (l’équivalent d’une ambassade) de l’Union Européenne à Alger. La promotion des relations culturelles, sans doute nécessaire, implique des dépenses plus ou moins légitimes.
En l’occurrence, cela avait été passionnant pour nous, les 12 Européens et 12 Maghrébins invités. Certains visiteurs du Salon du Livre d’Alger, dans le cadre duquel se tenaient nos rencontres, y avaient peut-être trouvé leur compte eux aussi, puisque nos tables rondes, discussions et conférences étaient ouvertes au public ; nous avions découvert de jeunes Algériens friands de littérature et de culture française, malgré le ressassement des autorités contre l’ancien colonisateur, entrainant la population algérienne dans une schizophrénie maladive qui la faisait osciller entre détestation et vénération vis-à-vis de la France, cette dernière ne méritant ni l’une ni l’autre de ces appréciations.
À Alger, j’avais sympathisé avec de belles figures, parmi lesquelles : Ismaël Fassi, poète, footballeur et danseur tunisien, acteur remarqué du printemps arabe de 2011 ; Rafaela Mandina, romancière italienne, plus précisément romaine, universitaire distinguée, qui parlait comme elle écrivait, une langue suave et recherchée ; Okaï Olovkine (pseudonyme), jeune journaliste Belge belle et black qui semblait avoir une vie aussi trash que les personnages de son livre ; Bogdan Musteanu, écrivain roumain enthousiaste et fervent partisan de la construction européenne ; Amir Touli, ingénieur algérien, venu à la littérature sur le tard mais non sans talent, qu’il exerçait aussi dans la photo.
Et donc cette jeune Marocaine incandescente, Youssra Bakouly, auteur d’un premier et unique roman à ce jour, qui avait attiré l’attention dans son pays, car elle y dénonçait la réalité des relations hommes femmes et l’hypocrisie des soi-disant avancées sociétales de ces dernières années.
Les organisateurs avaient peut-être encore plus de personnalité que les auteurs ; ils étaient tous plus ou moins filous, tous personnages de romans, et c’est peut-être pour cela qu’on nous les avait mis dans les pattes. Il y avait d’abord le délégué culturel, le grand manitou de ces rencontres, Gert Mund, haut fonctionnaire européen, Allemand d’origine, marié à une Italienne, ayant étudié en France, ayant ensuite représenté l’U.E. en Afghanistan et en Tunisie, avant d’arriver à Alger, aussi à l’aise au volant d’une jeep dans un pays en guerre qu’en soirée dans une capitale avec ambassadeurs et ministres. Pour toute la logistique, notamment le transport et la satisfaction des caprices des auteurs, Gert avait fait appel à Dasmet Bentenak, patron d’une grosse agence de communication algéroise, d’origine croate, qui pouvait obtenir à peu près tout ce qu’on voulait à Alger : un chauffeur, une prostituée haut de gamme, une table au restaurant, un bar réservé, une discrète consultation médicale, un rendez-vous avec une huile, un accès aux marchés publics, un bateau, de la drogue, etc. Il y avait aussi un couple pas banal, Charles et Robin Rostens, père et fils, Belges qui avaient domicilié leur société à Bratislava, en Slovaquie, auprès de qui la Commission Européenne apparemment sous-traitait souvent. Discrets, efficaces, ils s’occupaient des questions administratives et financières liées au déplacement ; ils furent vite bien vus de tous les écrivains, car ils remirent à chacun de nous, comme si c’était une jeton de café, 500 € en espèces, pour nos faux frais… Parmi nos coachs un peu limites, je citerais enfin Pierre-Louis Allessandro, plus ou moins agent littéraire, mais surtout Corse, mielleux en diable, margoulin aux divers chapeaux, qui avait eu quelques ennuis avec la justice, du moins d’après ce qu’on en savait, et qui était sans doute un euphémisme.
On pouvait ajouter à ces brigands quelques journalistes locaux cherchant la pige plus que la gloire, et de petites mains polyvalentes qui avaient réussi à se faire une place dans cet aréopage bigarré où l’argent ne semblait pas un problème. Au total, nous étions une cinquantaine de personnes dont le point central était un hôtel quatre étoiles entre l’aéroport et le centre-ville. Nous partions de et revenions là au gré des tables rondes, conférences, dédicaces et interviews, collectives et individuelles, organisées pour nous, matérialisant les « rencontres » espérées, à la fois entre écrivains européens et maghrébins, mais aussi avec des lecteurs et lectrices algérois.es. Tout cela était très agréable, et peut-être pas si inefficace que cela, d’autant que les egos s’oubliaient un peu au cours de ces découvertes d’intéressantes altérités.
À la fin des 3 jours et 3 nuits algéroises – que ceux qui croient que l’on ne boit pas d’alcool dans les pays musulmans révisent leur jugement –, nous avions tous plus ou moins promis de rester en contact, sans que cela nous engage trop les uns les autres, même si de réelles affinités s’étaient créées entre tel.le ou tel.le. Okaï m’invitait à Bruxelles, Ismaël à Tunis, Rafaela en Italie… J’invitais tout le monde à Paris, ville dont pourtant j’avais honte.
Comme tout le monde, j’avais été impressionné par la beauté sauvage et l’énergie de Youssra, qui étonnait l’auditoire quand on lui passait la parole. Au lieu de parler de son livre – elle n’en avait écrit qu’un – ou de considérations sur la littérature marocaine qu’elle ne connaissait pas, elle répercutait des témoignages qu’elle avait recueillis de femmes marocaines maltraitées par leurs pères et leurs maris, qu’elle savait rendre bouleversants, les témoignages. Il fallait voir cette petite nénette au visage parfait moulée dans sa robe noire et haussée sur ses talons dénoncer d’un doigt accusateur les hommes de son pays pour leur comportement avec les femmes.
– Honte à vous, Messieurs, qui nous concédez quelques lignes dans les codes pour mieux nous asservir au quotidien !
Les messieurs d’Alger, guère différents des messieurs de Rabat, riaient jaune devant le culot de cette petite bombe qu’ils rêvaient de fesser.
Par ses mots, par ses rondeurs, par sa peau, Youssra n’effrayait pas seulement les musulmans établis. Beaucoup d’écrivains, hommes et femmes, de notre petit groupe, semblaient se méfier d’elle, de sa beauté autant que de sa liberté. J’avais souvent remarqué ce phénomène : beaucoup d’hommes ont peur des femmes trop femme, du coup ils s’en éloignent, ce qui les frustre, alors ils les dénigrent. Moi qui n’aimais au contraire que les folles de leur féminité – à 39 ans j’étais toujours célibataire alors que j’aurais pu me marier vingt fois si j’avais consenti à épouser des femmes respectables –, j’avais profité des peurs de mes collègues pour prendre une place qui semblait libre auprès de Youssra pendant ces 3 jours. Je n’avais pas eu accès à son lit, je n’avais même pas essayé, mais je l’avais écoutée, respirée, accompagnée. Au moment du départ, j’avais récupéré un mail et un numéro de téléphone assortis de quelques mots qui valaient de l’or :
– Fais signe quand tu passes au Maroc, je te ferai visiter Marrakech.
J’eus une réplique malheureuse, qui déclencha le rire de Youssra, ce qui était une belle consolation :
– Une ville si belle et la mer en plus, ce doit être le rêve.
J’appris à cette occasion que Marrakech se situait à 400 km de l’océan ; j’avais sans réfléchir associé tourisme en Afrique du Nord et bains de mer, j’avais tort.
2 – Six mois plus tard, je prétextai la visite à des amis basés à Casa (en fait des amis d’amis que je n’avais aucune intention d’aller voir) pour contacter Youssra :
– Si tu es libre, je pousserais bien jusqu’à Marrakech.
Elle me répondit qu’elle allait s’arranger (avec qui ? Avec quoi ?) et qu’elle me recontacterait pour me préciser ses disponibilités. Je m’interrogeai pendant quinze jours de silence quand je finis par recevoir un mail libérateur :
– Viens le week-end du 9. Entre le samedi soir et le lundi matin. Je n’aurai que 36 heures. Mais on sera libres. Je peux te loger.
36 heures avec Youssra pour moi tout seul ? 2 nuits ? Dans une maison rien que pour nous ? À Marrakech ? Je ne sais si les musulmans croient au paradis, mais je l’entrevoyais plutôt sur leur terre que dans leurs cieux.
C’est ainsi que, venant de Paris, j’atterris à Marrakech un samedi soir de printemps, après une escale à Casa, où je ne pris pas le temps d’aller voir les faux amis qui n’existaient pas. Il était 22 h 40 quand, après le passage des contrôles douaniers, je débarquai dans le hall des arrivées. Je m’étais demandé comment nous nous retrouverions : bises légères, baisers plus appuyés, hug, signe de la main ? Sourirait-elle ? Serait-elle distante ? Chaleureuse ? J’eus vite la réponse : elle n’était pas là.
Je ris. Avais-je fait 3500 km, passé 7 heures dans les aéroports et les avions pour me prendre un lapin ? Étais-je un des hommes que Youssra maudissait et aimait à piéger pour leur faire payer leurs mauvais comportements vis-à-vis des femmes ? Mystère. Je m’avançai et franchis les portes du terminal pour me retrouver sur l’esplanade. L’air était chaud, 25° au moins alors qu’il faisait nuit depuis longtemps. Des taxis effectuaient leur va-et-vient, des voyageurs s’excitaient, un employé municipal arrosait des parterres avec un tuyau sous des palmiers très hauts qui tanguaient dans le ciel.
J’envoyai un message WhatsApp. Réponse :
– T ou ?
– Où veux-tu que je sois ?
– Jariv.
Je ris de nouveau. Après un bon quart d’heure, elle arriva. À peine gênée. Souriante. Avec une robe légère et des sandales à semelles compensées. Chevelure bouffante, yeux de braise, lèvres et joues couleur carmin.
– Scuse. Ça avance pas.
Elle pencha la tête de côté tout en tendant le cou, pour indiquer que je devais l’embrasser. Je posai mes lèvres sur une tempe, plus comme un père que comme un amant. Ça partait mal. Mais son parfum me saisit. Si j’avais été moins prude, je l’aurais embrassée à la frontière du cou et de la nuque, et j’aurais tout de suite créé la tension que je souhaitais. Hélas, j’étais meilleur à l’écrit qu’à l’oral.
Nous rejoignîmes sa voiture.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? ne pus-je m’empêcher de demander quand elle ouvrit les portes d’une énorme Ford noire – c’est le logo qui me renseigna sur la marque – d’un modèle inconnu.
– C’est mon oncle qui me l’a donnée. Elle a plus de 20 ans, mais elle marche bien. Et avec ça au moins, je me sens en sécurité.
Je compris ce qu’elle voulait dire quand nous prîmes la route du centre-ville. La circulation était dense, mais surtout anarchique, bruyante, saccadée. Je découvris qu’on conduisait ici en klaxonnant et en doublant. Youssra commentait en même temps qu’elle conduisait :
– Mais qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? Regarde-moi cet imbécile ! Au fait, ça va ? Je suis content que tu sois là !
Je crus ma dernière heure arrivée quand elle doubla par la gauche en mordant sur les voies en contresens.
– Quoi ? N’aie pas peur, on conduit comme ça, ici !
Elle rit. Elle avait l’air contente. Je me détendis un peu. Son petit corps devait représenter en volume un vingtième de l’habitacle, mais elle maîtrisait son énorme bagnole comme s’il s’agissait d’une poussette de bébé. Et bien sûr elle consultait ses messages en même temps. J’avais remarqué à Alger sa totale dépendance au smartphone, à WhatsApp plus particulièrement.
Je souris. J’étais là pour me plonger dans sa vie, dans sa personnalité si possible, Pas pour juger ses comportements. D’autant que c’est justement parce qu’elle n’était pas comme les autres qu’elle m’attirait. C’est le personnage qui m’intéressait, j’étais romancier, pas flic.
Je regardais par la fenêtre tout en la faisant parler d’elle. Je fus frappé par le nombre d’espaces verts que je voyais. Il y avait des arbres et des jardins partout. Les avenues étaient larges, plutôt en bon état. Nous longeâmes bientôt d’énormes remparts de terre ocre, et Youssra m’apprit qu’ils mesuraient entre 6 et 8 mètres de hauteur selon les endroits, qu’ils s’étendaient sur 19 km, qu’ils étaient découpés par 200 tours et 22 portes. Ils entouraient la Médina et la Kasbah, même si les frontières de la ville n’existaient plus désormais et que l’on passait presque sans s’en apercevoir d’un côté à l’autre de cette formidable épaisseur de terre cuite.
Elle me montra de loin le minaret de la mosquée Koutoubia, 77 mètres, symbole et repère de Marrakech.
– Tu sais ce que ça signifie, Koutoubia ? me demanda-t-elle.
– C’est le nom d’une des maîtresses du prophète ?
– Ça aurait pu, mais non. Koutoubia peut se traduire par librairie.
– Oh ?! On vénère un dieu des livres au Maroc ?
– Belle idée. En fait, c’est simplement parce qu’à cet endroit, pendant des siècles, se concentrait le commerce des livres dans la ville.
Elle se gara, ou plutôt arrêta sa voiture plus ou moins au bord d’une avenue, sans manœuvre. Un type arriva, qu’elle paya.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– Il surveille le quartier.
– C’est nécessaire ?
– Pour lui, oui.
Elle marchait vite et j’avais du mal à suivre. Nous étions dans un coin animé, dans lequel Marocains et touristes se mélangeaient. Il y avait du monde, mais ce n’était pas bondé, on circulait sans difficultés.
Soudain, nous quittâmes les rues pour nous retrouver dans un jardin splendide, que l’on parcourait dans des allées de gravier fin bordées de pelouses impeccables et de palmiers gigantesques, parsemées de fontaines et de sculptures, le tout remarquablement éclairé dans la nuit.
Là, dehors, des canapés bourrés de coussins, des tables basses et des photophores étaient installés. Dans ces salons à ciel ouvert, des verres et des assiettes étaient garnies, des serveurs s’affairaient. So Lounge. C’était marqué sur un linteau gigantesque.
Youssra entra, même si le bar semblait installé autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, toutes les portes et les baies étant ouvertes. On aurait dit une boîte de nuit luxueuse, et c’était sans conteste une boîte de nuit luxueuse, qui n’empêchait pas les murs, les plafonds, les lustres et les abat-jour de donner un style arabe incontestable à l’endroit. Des danseuses évoluaient sur une scène, ventres nus. Des tas de gens, autant Maghrébins qu’Européens me sembla-t-il, richement habillés, sirotaient et grignotaient en riant et en gesticulant.
Nous nous assîmes. Je lui posai quelques questions :
– Alors, que fais-tu de tes journées ?
– De quelle région es-tu, déjà ?
– Tes parents habitent ici ?
Mais je constatai vite qu’elle bottait en touche. Elle n’avait pas envie de parler d’elle. J’essayai sur son livre :
– Il continue à se vendre ?
– Tu n’es pas trop embêtée par toutes les polémiques ?
– As-tu participé à d’autres grands salons depuis Alger ?
Là encore, elle répondit vaguement, comme si elle n’était guère concernée. Je n’insistai pas. Elle ne semblait pas plus intéressée par moi que par elle. Peut-être espérait-elle de ma venue une récréation, voire une évasion ? Nous commandâmes des cocktails ; ils étaient aussi beaux que délicieux, à la hauteur du lieu.
C’est alors que je le vis. Légèrement surélevé sur une estrade, à gauche de l’immense comptoir du bar en demi-cercle. Il était aussi blanc que les coussins et la coque des fauteuils ronds qui faisaient face aux canapés autour des tables. Il était massif, splendide, lourd et pourtant fuselé comme un bateau. Ou un avion. Il était de marque Yamaha. Ses trois pieds à roulettes le portaient au mieux. Un tabouret banquette était placé devant : le piano.
– Tu crois que je peux ? demandai-je en montrant la bête.
– Tu sais jouer ?
– Un peu.
– Oh oui !
Elle se leva aussitôt, se dirigea vers le barman, lui parla avec animation. L’homme en appela un autre, responsable sans doute, Youssra réexpliqua, me montra, puis m’appela. Je m’avançai.
– Bonjour, me lança l’homme chaleureusement. Youssra me dit que vous savez jouer. Du piano-bar ?
La connaissait-il ?
– J’ai quelques morceaux en tête, un peu tous les styles.
– Ça ne vous embête pas de jouer si presque personne ne vous écoute ?
– Au contraire, j’aurais moins de stress.
– Alors l’instrument est à vous pour un demi-heure.
Youssra se tourna vers l’immense salle. Je crus qu’elle allait battre des mains et faire une annonce, mais elle se retint.
– Je vais m’assoir dit-elle. Je t’écoute. Et je te regarde !
– Tu peux venir t’assoir à côté de moi si tu veux, le tabouret est large.
Elle me fit un clin d’œil et regagna sa place.
Je me mis à jouer, des morceaux cools, car je n’avais pas pratiqué depuis un moment, j’aurais été incapable de tenir des rythmes rapides. La musique d’ambiance avait été coupée à l’intérieur – les danseuses s’étaient retirées avant –, pas à l’extérieur, on entendait beaucoup de rires et de voix. En comptant l’intérieur et l’extérieur, il devait bien y avoir 300 personnes sur place. Entre le deuxième et le troisième morceau, le barman déposa un cocktail sur le piano, et je trouvai superbe ce verre élancé rempli de couleurs arc-en-ciel, en équilibre sur un piano éclairé par les lumières de la nuit marocaine.
Youssra avait été rejointe par un groupe de personnes, un peu moins jeunes qu’elle. Elle semblait le centre de leur attention, mais elle ne me perdait pas de vue, m’envoyait des petits signes et les autres me regardaient aussi. Alors que j’avais jusque-là surtout cherché à éviter les fausses notes, je tentais désormais de donner plus de sensibilité à mon interprétation. Je réussis pas top mal My Way, My heart will go on et Let it be. Quelque personnes se mettaient à écouter, des têtes se posaient sur des épaules, des gens dehors tendaient l’oreille. Pouvais-je être mieux ?
Je m’arrêtai au bout d’une quarantaine de minutes. Le chef de salle m’interpela tandis que je rejoignais Youssra :
– Si tu veux reprendre dans un quart d’heure, ce sera un plaisir pour tout le monde.
C’était le plus beau des compliments. En arrivant à notre table, je fus applaudi par Youssra et ses amis (d’un soir ?). On me félicita. La belle me fit une place à côté d’elle. Et avant que je reprenne mes esprits, elle les bouscula un peu plus, d’abord en m’embrassant autant sur les lèvres que sur la joue, ensuite en disant bien fort :
– Je suis fier de toi, mon fiancé !
Le mot « fiancé » bien sûr me frappa, parce qu’avec mes 39 ans je me sentais un peu vieux pour être un fiancé, et parce qu’il impliquait des rapports avec la fiancée qui jusqu’à ce jour n’existaient que dans mes rêves. J’étais alcoolisé et déstabilisé, mais je compris heureusement que Youssra avait peut-être utilisé ce mot pour justifier sa présence en cet endroit. J’avais appris, grâce à son livre justement, qu’il n’était pas si facile pour une femme arabe de sortir dans un lieu, qui plus est un lieu de fête et de « débauche », sans être dûment accompagnée par un chaperon légitime : mari, frère, ou donc « fiancé ».
Les « amis » s’éclipsèrent.
– Tu les connaissais ?
– Pas du tout. On est là justement parce qu’il y a peu de chance que je rencontre quelqu’un qui me connaisse.
– Même maintenant ? Après le ramdam de ton livre ?
– Il y a presque exclusivement des touristes, ici.
J’eus alors 10 minutes avec celle qui me laissa la considérer comme sa fiancée. Je pus caresser ses mains, ses cheveux, ses joues. Et mieux encore, elle me caressa elle aussi. Elle me saoulait encore plus que les cocktails.
– Tu refais un peu de piano et on y va, d’accord ?
Après avoir demandé l’assentiment du boss, je repris ma place. Et là, un morceau me parut une évidence, celui du film Casablanca, As time goes by, qu’un pianiste joue pour Ingrid Bergman parce qu’il lui rappelle son amour à Paris avec Humphrey Bogart : « Play it again, Sam ». J’étais très loin du talent de Sam, mais enfin je parvins à tourner le truc pas trop mal. Il aurait fallu chanter, bien sûr : « You must remember this, a kiss is just a kiss, a sigh is just a sigh, the fundamental things apply, as time goes by ». La plupart des personnes présentes ne saisirent pas la référence, mais ça n’avait pas d’importance, c’était la définition même du pianiste de bar, jouer pour personne, ou pour une ou deux qui ont envie d’écouter à ce moment, qui comprennent ce qui se passe et qui entrent dans l’histoire ; cette prestation dans le désert est une excellente école de modestie – les écrivains devraient en prendre de la graine – et le plus beau métier du monde.
Comme j’étais en confiance puisque j’avais la plus belle « fiancée » du monde, au moins de Marrakech, et que j’avais descendu un troisième méga-cocktail, je tentai des choses un peu plus difficiles pour moi, comme La bohème, Les moulins de mon cœur, L’arnaque, L’hymne à l’amour, des trucs pour quasi-débutants, mais qui pouvaient toucher certaines hommes et certaines femmes présentes au So Lounge ce soir-là et adoucir ou renforcer leur relation. Je terminai mon set par une chanson que je dédiai en secret à Youssra : I will always love you. Je la regardai. D’autres « amis » s’étaient agglutinés autour d’elle, je souris. Elle me sourit quand elle me vit la regarder, et je faillis manquer une note.
3 – Après, je ne me souviens plus de tout. Je sais que le chef de salle a refusé qu’on paie le moindre cocktail tout en nous invitant à revenir la nuit prochaine, que nous avons retrouvé le tank de Youssra garé au milieu de la chaussée ou presque, toujours gardé par le cerbère qui sillonnait la rue, que je ne parvins plus du tout à m’orienter dès qu’elle s’éloigna du centre de Marrakech et bifurqua plusieurs fois, qu’elle arrêta sa voiture d’un coup, sortit, me prit par la main et dit en m’invitant à courir :
– Vite, j’ai envie.
Je pensai à un besoin pressant, mais non. J’avais juste eu le temps de saisir ma petite valise. Après que nous ayons traversé un square aux plantes luxuriantes, elle prit une clé dans son sac, l’introduisit dans la serrure d’une porte en fer forgé, poussa la porte, la ferma, poussa une table et des chaises, tira une sorte de paillasse à même le sol, me sauta dessus, nous écroulant sur la paillasse. Alors elle fut sur moi et c’est elle qui mena l’affaire de bout en bout, nous étions encadrés de hauts murs heureusement – on se protégeait du soleil sous ce climat – et je voyais la poitrine et la chevelure de Youssra se balançant au-dessus de mon corps allongé comme un palmier qui ondulerait pour mieux se planter dans la terre et jouir de la liberté du grand air.
Elle se coucha sur moi ensuite et nous restâmes là dans cette cour sous la nuit à nous parler doucement et à nous caresser, tandis que dans les avenues proches passaient des scooters qui ne s’arrêtaient jamais.
Elle me fit entrer ensuite.
– Je vais me doucher, visite.
Je découvris une maison cubique, quatre pièces en bas, quatre pièces en haut. Au rez-de-chaussée une cuisine – « Regarde pas, c’est le foutoir » – , des toilettes, un bureau – « C’est là que j’écris » – une salle à manger garnie d’amphores à tous les angles – « J’invite parfois mais je suis plutôt invitée » – un salon – qui me parut typiquement marocain avec deux banquettes plates en angle recouvertes de coussins, un grand tapis sur un carrelage moucheté de gris, deux tables basses, un fauteuil de cuir, un pouf et une lampe avec un abat-jour en peau. Les murs blancs étaient décorés de grands tableaux abstraits à l’origine indéfinissable. Il y avait une autre terrasse de l’autre côté de la maison avec le mobilier pour déjeuner dehors et faire la sieste dans un hamac.
L’escalier était parsemé toutes les cinq marches de petites lampes en fer forgé travaillé dans un style marocain. À l’étage, je découvris sa chambre à droite, pleine de voilages, de draps et de tissus allant du blanc au marron en passant par les roses et les orangés, la salle de bain ou j’entendais les cataractes de la douche, une autre chambre qui servait visiblement de dressing, et une autre pièce qui ne semblait pas être utilisée, puisqu’elle était encombrée de meubles et de cartons.
– À toi ! me dit-elle.
Elle me surprit en peignoir blanc, et avec une serviette enroulée autour de la tête comme seules les femmes savent le faire.
– Attends ! dis-je.
Je descendis ouvrir ma valise, en retirer un paquet mou, et je remontai dare-dare.
– Si ça te plait, tu pourras t’habiller avec ça. C’est une tenue d’intérieur. Avec un petit accessoire.
– Oh, c’est gentil !
Elle me sauta au cou, comme une enfant.
– T’as pas faim ? demanda-t-elle en s’écartant. Moi je crève la dalle !
Son expression m’étonna et me fit rire. J’avais plutôt sommeil – il était 4 heures du matin pour moi, 2 heures pour elle –, mais j’aurais mangé n’importe quoi pour être près d’elle et partager un peu de sa vie.
– Dépêche-toi, je vais nous préparer un truc.
J’entrai dans la salle de bains comme dans le sein des seins (depuis que j’ai commis cette faute dans une de mes premières biographies, j’écris désormais sein des seins comme ceci, orthographe plus adapté ici que le pourtant plus correct saint des saints). Je fus tout de suite frappé par les bouteilles de parfum : un étage entier d’un petit meuble leur était réservé. Il y en avait 7, et non des moindres. Tous des Chanel ! Le 5, le 19 et le 22, mais aussi Allure, Chance, Gabrielle et Coco Mademoiselle.
– Tu collectionnes les parfums ? demandai-je quand je la retrouvai en bas.
– C’est mon péché mignon. Beaucoup sont des cadeaux.
Un par amant ? me questionnai-je. J’avais enfilé un pantalon de toile, un tee-shirt et des espadrilles. Elle avait passé la tunique légère que je lui avais apportée directement sur sa peau nue, ainsi que l’étole qui me semblait bien aller avec, assortie aux ocres de ses cheveux et de son teint.
– Merci, au fait, c’est superbe, dit-elle en touchant les tissus. Tu as l’œil, je crois que ça me va bien.
– On peut le dire.
Elle était pieds nus et j’admirai de nouveau le vernis de ses ongles, en harmonie avec ceux de ses mains. J’avais remarqué toutes les paires de chaussures qui trainaient, très diverses mais avec un point commun : un talon assez haut, pas trop fin. N’osait-elle pas les stilettos dans un reste de pudeur musulmane ? N’avait-elle pas les hanches assez fines pour qu’ils lui aillent bien ?
Elle apporta un plateau de cuivre rond dans le salon.
– Viens.
Je m’assis sur un des canapés, elle par terre. Je fus étonné de voir que parmi les bonnes choses qu’elle avait disposées, il y avait du saucisson.
– Tu as le droit de manger ça ?
– Quand je suis seule, oui.
– Et on en trouve facilement ici ?
– Je demande souvent aux gens qui viennent de l’étranger de m’en apporter. J’ai failli te demander de le faire.
– T’aurais dû.
Nous grignotâmes. Elle me proposa du vin, mais nous avions envie d’eau. Là, elle se mit à parler, beaucoup, vite, passionnément, du Maroc, des femmes, de la littérature, trois sujets qui ne pouvaient que me passionner, mais je dus dire pouce au bout de 50 minutes car mes yeux se fermaient et je n’arrivais plus à suivre.
Elle réalisa soudain.
– Tu veux te coucher ?
– Oui, avec toi.
Et avec ce qui me restait de forces, je la pris dans mes bras, une main sous les cuisses, une main dans le dos, et la décollai du sol. Elle cria, puis rit, puis se laissa faire. Je la montai dans l’escalier au milieu des lampes photophoriques. Nous passâmes par la salle de bains pour quelques ablutions, puis nous gagnâmes sa chambre si simple et si féminine.
Notre nuit entrecoupée dura douze heures, de 4 heures à 16 heures, mais ce que fut ce temps n’intéresse que nous ; il n’est donc guère utile de le raconter.
4 – Quand je me levai le lendemain, quelque chose me sauta aux yeux, que je n’avais pas noté la veille : des livres étaient disséminés dans toutes les pièces. Il y en avait encore plus que de souliers. Il y en avait même trois en équilibre sur la rambarde au premier, un sur un abat-jour, un dans le placard à vaisselle… Je regardai les titres. Des auteurs français contemporains, quelques classiques aussi, et des Marocains, ou Arabes, que je ne connaissais pas.
– J’ai un article à finir. Tu voudrais pas m’aider ?
– Un article ?
Je découvris ainsi qu’elle pigeait pour un quotidien marocain.
– Je savais pas que tu étais journaliste.
– Tu ne sais pas tout. Ce qui est très bien. Tu veux bien m’aider ? Juste une heure. À 18 heures, je te montrerai deux ou trois must de la ville et on ira dîner. J’ai réservé à 20 h 30.
– Ça me va. Je ne suis pas venu pour Marrakech, mais pour toi.
Je l’embrassai.
– Y’a juste la mer que j’aimerais voir, ajoutai-je en riant.
Elle m’embrassa.
– D’autant que je n’aime pas les monuments et les musées, ça me fatigue avant d’entrer.
– Ah ! s’exclama-t-elle. Ça me plait que tu n’aimes pas les musées.
– Pourquoi ?
– Ben, si un écrivain français de 40 ans affirme qu’il n’aime pas les musées, ça va m’aider, moi petite Marocaine de 25, à oser le dire sans passer pour une arriérée.
Il y avait du vrai dans son raisonnement, et je réalisai une fois de plus que nos paroles ont parfois plus de poids que nous ne le pensons.
Et nous nous mîmes, après un thé à la menthe sur la terrasse à l’arrière de la maison, elle à écrire, moi à réécrire. Elle avait son téléphone, qui n’arrêtait pas de biper.
– Laisse ce truc. Comment veux-tu te concentrer sur ton texte !
– Mais il faut bien que je reste connectée ?!
– À quoi ? Pourquoi ?
Elle me tira la langue et se remit à écrire. Elle m’avait laissé son ordinateur, tandis qu’elle écrivait à la main. Elle racontait l’histoire d’Amina, une fille originaire d’un village de l’Atlas, qui avait quitté sa famille pour pouvoir suivre les études que son père lui refusait. Amina savait que si elle partait, on ne la laisserait pas revenir. À Casa, il avait fallu qu’elle se cache et qu’elle prenne l’identité d’une autre pour échapper aux sbires de son village, notamment à ses frères aînés, qui la recherchaient.
– C’est une histoire vraie ?
– Bien sûr ! J’ai les interviews.
Le coup de génie d’Amina, c’était d’avoir réussi à fédérer de nombreuses filles dans sa situation et à créer un blog grâce auquel elles se soutenaient et commençaient à faire nombre. Elle n’était plus seule. Sa plus grande victoire fut quand, quelques années après, le chef du village d’où elle avait été bannie la contacta pour lui demander d’organiser quelque chose afin d’aider les filles à poursuivre leurs études au-delà de l’école de base.
– Tu te rends compte ?! s’exclamait Youssra en écrivant à toute vitesse d’une écriture énorme. Quel retour de choses !
Nous avons essayé de mettre en forme cette histoire, de donner corps aux personnages, d’apporter des informations factuelles révélatrices, de construire une intrigue, même si, ou parce que, c’était la réalité.
– Tu fais pas trop littéraire, hein ? m’enjoignit-elle.
– On n’est jamais assez simple. Mais ça n’empêche pas de chercher les mots les plus précis et les plus esthétiques, et de les agencer en pensant au rythme et aux sonorités de la phrase.
– T’es bien un écrivain !
– T’es bien une journaliste.
À 18 h 30, elle s’écria et m’enlaçant :
– Point final ! Tu me sauves la vie.
– Je relirai demain matin avant de partir.
– C’est pas la peine.
– Bien sûr que si c’est la peine, c’est le minimum ! Il faudrait trois ou quatre relectures, pour bien faire : on a sûrement laissé passer des fautes, des coquilles, des mots inutiles, des lourdeurs, des redondances… Et il y a peut-être des transitions à ajouter, une image à donner, un…
– Arrête ! On sort !
– Et si on restait ? dis-je en l’enlaçant à mon tour.
– Si tu veux. Moi, Marrakech, je connais. Mais tu vas manquer un bon restau. Et je ne veux pas faire la cuisine.
– On y va, dis-je en l’embrassant. Emmène-moi voir la place machin-chose, sans ça personne ne me croira quand je dirai que j’ai été à Marrakech.
Il nous fallut encore 20 minutes pour nous préparer, dans la joie et en nous taquinant. Il en fallut de peu que nous nous retrouvions à nouveau dans son lit.
Elle apparut avec une robe que j’étais sûre de lui avoir déjà vue :
– Tu avais cette robe à Alger.
– Non !
– Si.
– Tu confonds avec une autre de tes maitresses.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Tu ne m’as jamais vue avec cette robe.
– En tout cas tu es très jolie.
– Aide-moi à la fermer, derrière.
Elle souleva ses cheveux et me présenta son dos, dont j’abusai d’une main.
– Kestu fais ?
– J’tifrotte le dos ! Il est trop beau, ton dos !
Elle ajouta une mini-veste en daim, chaussa des souliers de même texture, prit un petit sac qui la transformait en femme, d’autant qu’elle donnait l’impression de sortir de chez le coiffeur. Je ne sais pas comment elle s’y prenait avec ses cheveux, qui n’étaient jamais deux fois les mêmes.
5 – Nous retrouvâmes l’énorme Ford, qui nous emmena dans les rues animées de la ville. La circulation était fluide cependant. On était dimanche soir, mais on travaille le dimanche dans les pays musulmans.
– Ça dépend, en fait, me dit-elle.
Nous avons longé de nouveau les remparts.
– C’est très vert, remarquai-je, pas du tout sec.
Elle doubla dangereusement et je m’accrochai à la poignée. Elle le vit et rit.
– Tu sais que souvent je circule à vélo ? me lança-t-elle.
– À vélo ?! Ici ? Mais tu vas mourir !
– Bof…
– Comment ça, bof ? Tu vois bien que c’est hyper-dangereux !
– Figure-toi que souvent, quand je suis à vélo, je suis escortée. Par les scooters. Les mecs me voient, ils me suivent, et ça fait une escorte. C’est pas désagréable…
J’étais scié.
– Mais… Ils t’embêtent pas ?
– Oh, ils regardent mes jambes, je sais bien, et peut-être autre chose ! Mais ils sont plutôt respectueux. Quand je suis arrivée là où je veux, je leur fais un petit signe de la main, ils klaxonnent comme des malades, ils sont contents. Moi, je me sens libre, et belle.
Elle se gara sur une petite place. Un sbire arriva, un dialogue s’engagea, elle lui donna une pièce.
Nous partîmes d’un bon pas. J’aurais aimé lui prendre la main, mais je me dis qu’elle ne voulait, ou pouvait, peut-être pas. Nos fiançailles étaient circonscrites au So Lounge. La foule se densifiait. Je vis plus de chevaux que de chameaux, qui tiraient des calèches occupées par des touristes.
Nous parvînmes à la fameuse place Jemaa el-Fna (place des Trépassés). L’architecture autour ne me parut pas exceptionnelle, n'était une ou deux façades de restaurants, dont celui ciblé par un attentat en 2011. Mais ce n’était pas les pierres qui faisaient la valeur du lieu, classé au patrimoine mondial par l’Unesco, c’était la vie entre elles. La place était une vraie cour des miracles, où l’on venait commercer, se retrouver, échanger, se produire, se divertir… Je vis des cracheurs de feu, des montreurs de singes, des charmeurs de serpents, des diseuses de bonne aventure, des vendeurs de tout (à Marrakech, Amazon pouvait se faire du souci), mais ceux-là semblaient plier bagages, car maintenant que la nuit était tombée d’innombrables stands de restauration prenaient leur place, et donc la place.
– Au moins 10 000 repas sont servis chaque soir, précisa Youssra.
Nous fûmes interpellés mille fois par des rabatteurs au milieu des longues tables qui se remplissaient, et je pris ma belle par la main pour ne pas qu’on me l’enlève. Nous avons été jusqu’aux souks tout proches et nous nous sommes engagés dans quelques ruelles. Les échoppes ressemblaient à des placards géants qu’on ouvrait sur la rue, superbement agencés. Jamais je n’avais vu d’aussi impressionnantes pyramides d’olives, montagnes d’oranges, constructions de brochettes et empilements de beignets. Là aussi, l’abondance n’avait pas tout à fait disparu.
Nous avons rebroussé chemin, car elle voulait que nous allions jusqu’à la Koutoubia de l’autre côté de la place. Nous avons donc arpenté de nouveau le capharnaüm Jemaa el-Fna, en passant un peu moins au centre. Un conteur avait créé un cercle autour de lui. Nous l’avons écouté quelques minutes, je ne comprenais pas ce qu’il disait, comme beaucoup d’autres touristes sans doute ; malgré tout, il captivait l’auditoire avec ses mimiques.
– On appelle ça un « halqa », m’apprit Youssra.
– Alka Albar !
– Ah ah.
– Allah Allah !
– Viens, au lieu de blasphémer.
Nous avons traversé une grande avenue et sommes arrivés sur l’esplanade de la grande mosquée. Le minaret s’élevait au-dessus de nous, en pierres claires qui semblaient de la terre, ocre bien sûr. Sur la tour principale, s’élevait une tour secondaire, plus étroite, en forme de lanterne ornée d’un dôme et de quatre orbes dorées. Sur tout un côté de l’esplanade, des centaines de tapis dévolus à la prière étaient posés par terre.
– Quand tout le monde ne peut pas entrer à l’intérieur, les gens prient à l’extérieur.
Des portes étaient ouvertes et nous pûmes voir une partie de la mosquée, superbe avec ses tentures et tapis rouge et or. Nous entreprîmes de faire le tour de l’édifice, passant sous une arche coiffée de palmiers. Nous avons aperçu les vestiges d’une mosquée précédente, la première à cet endroit datant du XIIe siècle.
De l’autre côté, il y avait un jardin, encore un jardin, peu éclairé. Youssra s’y engagea sans hésiter.
– Tu es sûre ? demandai-je.
– Mais oui ! Si besoin, tu me protégeras.
Je tus ma peur. J’aurais été bien incapable de quoi que ce soit face à un couteau habilement manié. Notre traversée se passa bien.
Revenus dans un endroit plus ouvert et plus minéral, nous nous assîmes sur un mur. Les jambes de Youssra se balançaient comme celles d’une enfant. Je la serrai contre moi.
Nous nous sommes câlinés un moment dans la douce nuit marocaine. Les bruits des scooters et de la place Jemaa el-Fna étaient trop loin pour que nous les entendions, à moins que la mosquée ait eu des pouvoirs apaisants et que même les bruits se tussent devant les grandeurs du Tout-Puissant.
– Il faut y aller.
6 – Nous nous sommes rendus à pied au Grand Café de la Poste, une institution depuis un siècle à Marrakech, m’apprit-elle, situé dans le quartier de Guéliz, hors des remparts de la Médina.
– Avant d’être un restaurant, c’était un relai postal et un café.
Dans ce cadre qui pouvait rappeler la période du protectorat français sur le Maroc, nous commandâmes un poisson garni et une bouteille de vin blanc glacé. L’atmosphère était romantique à souhait. Tout en dégustant de bonnes choses, nous nous goûtions des mains, des pieds, des yeux.
Soudain, Youssra fondit en larmes.
– Que se passe-t-il ?
Elle fit un signe de la main, puis plongea le visage dans sa serviette de drap blanc.
Je me levai et m’approchai d’elle pour l’entourer doucement par les épaules.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as mal quelque part ?
Je ne voyais pas ce qui avait pu se passer.
– Assieds-toi, me dit-elle entre deux sanglots.
Comme je ne bougeai pas, elle répéta :
– Assieds-toi !
Je m’exécutai pour ne pas la contrarier. La couple de la table la plus proche nous regardait. Elle me prit la main et dit alors :
– Il faut que je te dise quelque chose.
Mais elle pleurait et ne pouvait rien dire. Je caressai sa main avec mon pouce.
– Prends ton temps. Tu me diras quand tu voudras. Rien ne presse.
– Si, maintenant, après je ne pourrai plus et je vais te mentir.
– C’est pas grave. Mens si tu veux. Tu sais de toute façon que nous, les écrivains, sommes des menteurs professionnels.
– Écoute-moi !
Elle prit une bonne minute avant de retrouver son souffle et de pouvoir parler.
– La maison où nous sommes, elle m’est prêtée par mon éditrice.
– D’accord.
– J’y vais quand je veux, elle ne l’occupe pas, même si tous les meubles sont à elle. Je vis comme je veux et toutes les affaires sont à moi. Elle me la prête pour recueillir les témoignages de mes articles, pour travailler, et pour y séjourner quand je le souhaite.
Je pensai alors à la pièce du premier étage que j’avais vue pleine de meubles et de cartons.
– Dis donc, j’aimerais bien que mon éditeur soit aussi généreux que ton éditrice…
– Attends. J’ai une autre maison. Où je vis… avec un mari… et des enfants…
– Ah.
C’était inattendu. Mille questions surgirent dans ma tête, la principale étant celle-ci : mais comment avait-elle fait pour organiser ce week-end ? Qui plus est dans un pays où l’adultère est un délit puni par la loi ?
– Tu es déçu, hein ? reprit-elle.
Je la regardai. Son maquillage était ruiné, mais elle faisait encore plus jeune.
– Au contraire, répondis-je. Je suis estomaqué. Je suis en train de réaliser le courage qu’il t’a fallu pour arranger ce moment que tu nous offres, alors que tu as un mari et des enfants.
– Oui. J’avais trop besoin d’un moment d’amour et de liberté. Je ne peux plus supporter les carcans de la société marocaine. Mon mari, on me l’a imposé, c’est un mariage forcé. C’est pour ça que je n’ai pas mauvaise conscience à le tromper, même si ce n’est pas simple, surtout avec les enfants…
Quel courage ! me dis-je. En plus, avec ses mots, écrits et gueulés, elle se bat pour les autres, pour toutes les femmes maltraitées de son pays. J’étais déjà amoureux, mais inutile de dire qu’après une telle révélation je la vénérais.
– C’est formidable, ce que tu fais. Exceptionnel.
– Non, j’essaye de m’en sortir, c’est tout. Simplement de vivre.
– C’est ça qui est fantastique, vouloir t’en sortir et vivre, alors que tout a été fait pour que tu ne sortes et ne vives pas.
– C’est pas facile.
– C’est sûrement très difficile. Nous te devons un grand respect.
– Arrête.
– Je n’arrête pas, je commence. Si je peux, je t’aiderai.
Elle serra ma main, essuya son visage avec un mouchoir. Et elle me raconta un peu sa vie, ce mari imposé par ses parents parce qu’elle sortait avec un garçon dont ils ne voulaient pas, la naissance de ses enfants, Lounis et Samir, les rituels musulmans, les tensions dans le couple, la déflagration que fut son livre.
– Le divorce est inévitable, et souhaitable. Depuis 2004, une femme peut le demander, même si dans les faits c’est très compliqué. Mais mon mari ne veut pas et il me fait un chantage aux enfants.
J’osai demander :
– Il est violent ?
Elle me regarda dans les yeux :
– Je préfère pas en parler.
– Youss… Tu ne peux pas…
– T’inquiète pas, je me laisse pas faire. Tu as lu mon livre.
En la lisant, je m’étais demandé quelle était la part autobiographique dans tout ce qu’elle racontait sur la condition des femmes marocaines. Elle était donc plus importante que ce que je pensais.
– Je te remercie d’autant plus pour cette invitation et tout ce que tu me donnes, lui dis-je.
– C’est moi qui te remercie. Si j’avais pas eu ce week-end, je sais pas comment j’aurais tenu. Je suis tombée sur un mec en or en plus, j’ai de la chance. Grâce à toi, grâce à cette lumière que tu apportes, je vais avoir de la force pour plusieurs semaines, plusieurs mois.
Je l’ai faite parler le plus possible, elle en avait besoin, et je voulais l’entendre. Quand nous avons quitté le restaurant, elle racontait encore. Nous avons remonté une énième avenue et elle m’a fait poser devant une immense panneau lumineux indiquant Marrakech et l’année en cours en lettres rouges pour me prendre en photo devant, « afin que tu puisse prouver que tu es venu à Marrakech ».
Le rire est revenu quand, alors que nous avions laissé la voiture et que nous traversions le square qui menait chez elle, chez son éditrice, je percutai… un cactus ! Mille aiguilles se plantèrent sur mon côté gauche, de la cuisse au crâne, et elle dut m’épouiller pendant une quinzaine de minutes avant que nous puissions aller nous coucher et nous enlacer (il me faudrait plus de 8 jours pour me débarrasser de toutes ces aiguilles. Chaque fois qu’une se manifestait et que je luttais pour l’enlever, je pensais à ma Youss et à ces 36 heures magiques à Marrakech).
– Cette maison aussi, c’est un miracle. Si je ne pouvais pas me réfugier là quand c’est trop dur, je sais pas comment je ferais.
La dernière fois que nous nous sommes enlacés, elle m’a dit :
– Quand tu me fais l’amour, j’ai l’impression que tu passes tout en revue, que tu cherches à comprendre comment fonctionnent les différentes composantes de mon corps.
– C’est ça, approuvai-je. Je cherche à comprendre ton corps. Et je prends le temps de regarder, de sentir.
– C’est très excitant.
– Tant mieux.
Il fallait qu’elle se lève tôt le lendemain matin, pour récupérer ses enfants chez ses parents et les emmener à l’école. Mon avion était à 11 h 30.
7 – À l’aube, nous primes un dernier thé ensemble, avec quelques crêpes, et un gâteau qu’elle avait confectionné elle-même.
– Tu fais même des gâteaux ?
– Te moque pas.
– Je me moque pas, j’admire.
Nous nous serrâmes sur le canapé du salon.
– Reste, dit-elle.
– Ne le dis pas deux fois.
Je l’accompagnai jusqu’à la porte, dans la petite cour où nous avions eu notre première étreinte.
– Tu claques juste la porte quand tu pars.
– Et les portes de la maison ?
– Pas la peine.
Elle s’en alla, se retournant pour m’envoyer un petit signe de la main. Nous n’avions pas parlé d’avenir, de suite. Nous avions juste eu cet échange au cours de la nuit :
– Je pourrais t’appeler de temps en temps ?
– Bien sûr. Je serai loin, mais je serai là. Et puis il y a WhatsApp.
– Heureusement.
– Tu me diras quand tu pourras venir à Paris.
– Je te dirai.
Je ne sais pas comment elle s’était arrangée pour que je ne la visse pas avant, mais quand elle fut partie je trouvai sur ma valise une carte postale avec une photo noir et blanc de trois femmes qui se tenaient par la main et avançaient dans la mer. Au verso, elle avait écrit ceci : « Mon amoureux (du moment). Je te laisse ces quelques lignes un peu rieuses sur une carte qui n’est pas tout à fait de circonstances mais qui me plait. C’est la plage de Marrakech ! Ces femmes sont joyeuses, elles éclatent du rire de l’instant vécu, elles se tiennent la main. Te dire que je vais penser à toi est inutile. Tu es un homme exceptionnel, que je suis heureuse d’avoir rencontré. Ta Youss, qui ne t’aime pas ».
Je reçus d’autres cartes postales, et nous nous écrivîmes beaucoup, surtout par mail et par WhatsApp. Nous nous revîmes plusieurs fois. Avec ses mots, Youssra continue son combat pour la liberté des femmes du Maroc, et il n’est pas impossible qu’elle le gagne.
21 avril 2023
Et le vent vint
(environ 6 minutes de lecture)
Ils étaient quatre hommes autour de la table, deux sur la banquette, deux sur les fauteuils, appuyés aux dossiers plutôt que penchés sur le plateau. C’était une brasserie avec des airs de pub, on appelait ça un « lounge ». Ils avaient entre 70 et 80 ans, ils ne travaillaient plus, mais ils étaient encore actifs chacun à sa manière, en fonction de leurs capacités et personnalités. Ils avaient du recul sur l’existence et le monde.
Jacques était un ancien chef d’entreprise, qui avait travaillé non-stop plus d’un demi-siècle avant de s’arrêter, avec regrets, et encore, il continuait à conseiller les repreneurs de sa flotte de camions et du réseau de clients qu’il avait créés dans toute l’Europe. Sa devise aurait pu être : « Donner le meilleur dans son travail, penser aux autres plus qu'à soi, voir aimer et agir : telles sont les conditions d’une vie réussie ».
Vincent avait été juge d’instruction au tribunal de grande instance de la ville ; il avait coordonné de nombreuses enquêtes dans des affaires sordides, souvent dramatiques, ce qui n’avait rien enlevé à son humanité, au contraire (il était d’ailleurs responsable régional des amis d’Emmaüs). Volontairement proche des personnes en souffrance, il n’avait jamais souhaité se ranger dans la hiérarchie judiciaire vers un poste moins exposé. Sa devise aurait pu être : « On est à sa place quand personne ne pourrait faire mieux ce que l’on fait ».
Jean-Noël avait travaillé dans l’industrie, au sein d’une entreprise spécialisée dans le traitement des surfaces, afin d’améliorer voire de modifier les propriétés d’un matériau. Il avait démarré comme ouvrier, était devenu technicien, puis avait atteint le niveau ingénieur, validé par une V.A.E. (valorisation des acquis de l’expérience). Posé, réfléchi, il aimait depuis qu’il était à la retraite observer le monde et acquérir la culture générale qui lui manquait pour devenir ce qu’on appelait autrefois « un honnête homme ». Sa devise aurait pu être : « Plus on s'approche de la mort, plus on sait prendre le temps. Heureux paradoxe, douce consolation ».
Philippe avait été cuisinier, il l’était toujours d’ailleurs, mais il avait cessé d’exercer dans un restaurant. Il avait officié dans de nombreux établissements, certains prestigieux, mais il avait toujours regretté de ne pas pouvoir sortir davantage des quelques mètres carrés autour de ses fourneaux. Heureusement, il y avait les courses auprès des fournisseurs, au marché de gros ou dans les exploitations agricoles, et il allait presque toujours discuter avec les clients en fin de service. À 70 ans, il avait pris sa retraite et depuis était friand de rencontres et de discussions. Sa devise aurait pu être : « Une chose importante, mais difficile, pour rester libre : ne pas être prisonnier(e) du rôle et de l'image que l'on s'est attribués ».
Jacques, Vincent, Jean-Noël et Philippe avaient pris l’habitude de se retrouver dans ce lounge les vendredis à 17 h 30, entre eux, sans femmes et, c’était plus original, sans téléphones. C’était un des luxes de leur retraite : rejoindre des amis au bar, et ne pas se laisser déranger. Moyennant quoi, forts de leurs expériences et de leur sagesse, ils avaient toujours des choses à se dire, qu’elles fussent triviales ou sérieuses, ponctuelles ou éternelles. Ils passaient d’ailleurs d’un ton à un autre sans difficultés. Et, joie, ils aimaient encore mieux écouter que parler.
– Le smartphone a tout fichu en l’air, lâcha Jacques alors qu’ils avaient marqué une pause.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Le téléphone portable ça allait, internet c’est bien. Mais les deux ensemble, c’est la catastrophe.
– Parce que les gens sont tout le temps dessus ?
– Oui, les gens sont devenus dépendants. Je ne pense pas qu’un jeune aujourd’hui puisse rester plus de 2 minutes sans consulter son smartphone.
– Beaucoup d’adultes ne font pas mieux.
– Oui, et les conséquences ne sont pas belles. Ces technologies créent des autistes et des égoïstes.
– Il y a un avant et un après le smartphone, c’est certain.
– Le smartphone a tué l’écoute, l’attention à l’autre, et l’oubli de soi.
Ils ne développèrent pas, les choses étaient assez claires, ils les voyaient.
Après quelques gorgées de bière, de whisky ou de Perrier, c’est Vincent qui relança :
– Je me demande si une autre invention des années 2000 n’a pas eu des effets plus dévastateurs encore.
– Dis.
– L’information continue.
– Tu veux parler de BFM et de CNews ?
– Et de LCI, de FranceInfo… Et des journaux en ligne. Maintenant, Le Monde, ou L’Express, ce n’est pas une parution par jour, mais toutes les dix minutes.
– Et les alertes, les notifications comme on dit, que certains reçoivent sur leur téléphone…
– Ils programment eux-mêmes les notifications dont ils se plaignent ensuite.
– Harcelez-moi, s’il vous plait, que je puisse m’indigner !…
– Comme s’il était indispensable de savoir que le taré de la Corée du Nord a tiré un nouveau missile ou que le marché immobilier aux États-Unis a progressé de 3 % au second semestre !…
– Ces infos pour tout et pour rien nous polluent la tête.
– Elles nous encombrent, nous étouffent ! L’information continue nous empêche de voir par nous-mêmes ce qu’il y a autour de nous.
– Cette quantité a aussi un effet niveleur. On ne hiérarchise plus. Tout se vaut. L’intelligence est impossible. Et mal vue.
– Le pire est que toutes ces infos ne sont pas de la connaissance. Elles sont très vite oubliées, remplacées. On ne laisse pas le temps à l’assimilation et à la mise en perspective.
Sans se concerter, ils pensèrent tous les quatre à la même chose : sommes-nous des vieux cons qui ne comprenons plus rien ? Ils voulaient bien admettre une certaine déconnexion liée à l’âge, mais ils ne pensaient pas se tromper en soulignant les maux provoqués par les technologies numériques appliquées à l’information.
– Mes amis, reprit Jean-Noël, si l’on veut distinguer les bouleversements apportés par le deuxième millénaire, nous ne pouvons pas oublier ce qui a commencé le 11 septembre 2001, et n’a jamais cessé depuis.
– Les attentats ?
– Eh oui. Pour être plus précis, car les choses doivent être nommées, le terrorisme islamiste. Il y a maintenant, dans tous les pays du monde, des individus, reliés entre eux, qui cherchent les occasions de tuer des innocents afin de créer des tensions au sein des populations, ces tensions devant aboutir à des explosions sociales, dans le but d’instaurer un nouvel ordre mondial, dominé par la loi islamique et ceux qui s’en proclament les garants.
– Le terrorisme islamique a commencé dès les années 80 en France, sans parler de l’Algérie des années 90 – 2000.
– C’est surtout à partir de 2015, en France toujours, qu’il a fait disparaître une sorte d’inconscience, presque de béatitude.
– On a repris conscience de la fragilité des choses.
– À mon avis, beaucoup de terroristes se foutent pas mal de la loi islamique. Ils utilisent l’image, les réseaux et le savoir-faire des islamistes pour exprimer leur nihilisme ou leur dégoût de la société. Puisque les islamistes permettent de faire péter tout ça, ils deviennent islamistes, par opportunité. S’ils trouvent mieux, ils iront ailleurs.
– À l’ultra-gauche par exemple, chez les black blocs.
– Oui. Une nouvelle forme de violence est apparue dans nos pays policés ; elle sape nos bases et, puisque nous la tolérons, nous n’en avons pas fini avec elle.
Ils étaient peut-être moins gais que d’habitude, mais ils savaient que la vie n’est pas une partie de rigolade, et ils n’éludèrent pas cet instant plus sombre de leur conversation.
Au bout d’une trentaine de secondes, Philippe reprit la parole :
– Eh bien moi, vous allez rire, le changement qui me marque le plus depuis le début des années 2000, c’est le vent.
– Qu’est-ce qu’il a, le vent ?
– Il n’a pas, il est. Il est venu, il s’est accru, il a vaincu.
– Tu veux dire qu’avant 2000 il n’y avait pas de vent et que maintenant il y en a ?
– C’est ça. Dans bien des régions à l’intérieur des terres, le vent était inexistant avant 2000. Maintenant, il y en a partout, et souvent, plusieurs jours chaque mois. Certains font remonter ce phénomène à la tempête du 31 décembre 1999, qui a touché le Sud-Ouest, vous vous souvenez ? Plus vraisemblablement, ces courants qui se déplacent et se télescopent davantage sont dus au réchauffement climatique, à toutes les perturbations qu’il engendre.
– Tu veux dire que le réchauffement entraine le dérèglement ?
– Sur les causes, on peut discuter, et encore. Sur les constats en revanche, les faits et les chiffres sont là, et ils sont incontestables.
– Et il te pose problème, le vent ?
– Oui. Je ne trouve pas ça très agréable, pour les yeux, pour la gorge, pour marcher. En plus, ça complique les choses, tout ce qu’on pratique dehors (sport, promenades, pique-niques, baignades…). Et puis, le vent crée de l’insécurité. Trop souvent, c’est fatigant, inquiétant. Ainsi le vent, en plus des autres maux que nous avons évoqués, contribue à déstabiliser le monde.
– Le plus grave est peut-être qu’il a remplacé la pluie. Il ne pleut presque plus. Or, la pluie est utile, tandis que le vent est inutile, à part pour les éoliennes.
D’instinct, ils regardèrent par les fenêtres de la brasserie. Puis ils continuèrent à parler de tout et de rien, pour un temps à l’abri des téléphones, des télévisions, des attentats et du vent.
14 avril 2023
Elle n'allait pas y arriver
(environ 6 minutes de lecture)
Dans la salle de classe, où ses élèves de Seconde venaient de s’installer, elle se dit qu’elle n’allait pas y arriver. Elle n’allait pas arriver à faire cours, pas arriver à donner le change, pas arriver à conserver une attitude acceptable pour une enseignante. Alors elle prenait le maximum de temps pour effacer les éléments du cours précédent inscrits au tableau. Tant qu’elle gardait le dos tourné, ils ne verraient pas son état lamentable et elle n’aurait pas à parler. Alors elle effaçait, effaçait, le plus lentement possible.
Jamais elle n’avait tant souffert. Elle avait peur d’éclater en sanglots, ou de s’effondrer, ou de s’évanouir. Elle avait réussi à tenir pendant la matinée, et elle avait pu sauter le déjeuner avec les collègues. Mais en ce début d’après-midi, l’énormité de son chagrin, et donc l’immensité de sa tâche, lui paraissaient insurmontables. Elle était si fatiguée, en plus, épuisée au-delà du concevable. Elle ne savait plus ce qu’était une bonne nuit ; son corps était perclus de douleurs, en permanence soumis à des décharges électriques qui la privaient de ses forces.
Si elle se retournait, les 25 regards adolescents braqués sur elle perceraient les poches de sang et d’eau qui gonflaient son cœur et ses yeux sur le point d’éclater. Comment était-ce possible ? Comment avait-elle pu se mettre dans un état pareil ? Pour un homme, beau certes, intéressant d’accord, mais banal au final, un homme avec toutes ses limites, ses faiblesses, sa lâcheté. Lâche, oui, la preuve, le coup qu’il lui faisait… La plaquer comme ça, après tout ce qu’il lui avait dit… Et après tout ce qu’elle avait fait pour lui… Le salaud.
Depuis qu’il l’avait quittée, plus rien n’avait de sens, le moindre pas était un effort, le moindre mot un supplice. Le pire était le manque. À hurler. Elle savait maintenant ce que signifiait se tordre de douleur. Ses problèmes médicaux, les inquiétudes pour ses enfants, les contraintes professionnelles ? Une promenade de santé, une plaisanterie. Elle avait cru avoir déjà aimé, souffert ; ce n’était rien. À 40 ans passés, elle découvrait l’amour et la souffrance. La vraie.
Il était dans sa tête en permanence. Elle se levait avec et se couchait avec, pas une seconde ne l’oubliait, alors que lui n’en avait plus rien à foutre et la tenait à distance. Il était vrillé entre ses yeux et son front. Elle ne pouvait rien voir, rien faire et rien penser sans qu’il n’interfère. Même quand elle fermait les yeux, il était encore là, en elle. Et il lui faisait mal, terriblement mal. Quel atroce paradoxe : il lui manquait à mourir et elle n’arrivait pas à s’en débarrasser !
Il fallut bien qu’elle arrête d’effacer son tableau blanc. Elle posa la brosse avec le plus de lenteur possible. Il était 13 h 45, les élèves attendaient d’elle attention et dynamisme, deux attitudes à l’opposé de son état, dont elle était incapable. Qu’allait-il se passer ? « Seigneur, aide-moi », implora-t-elle. Elle aurait vénéré un singe ou un bout de bois si cela avait pu soulager sa douleur.
Elle effectua son demi-tour. Chancela. Les regards étaient braqués sur elle, et lui, l’absent, était en elle. Entre elle et ses élèves. Pour ne pas s’écrouler, elle posa la main sur le dossier de la chaise. Elle regarda les regards, inquiets, amusés ou interrogateurs, et s’entendit prononcer :
– Excusez-moi. Ça ne va pas. Je ne suis pas bien. Mon ami m’a quittée, et j’ai mal à en crever. J’ai peur de ne pas y arriver…
Qu’avait-elle dit ? Mon Dieu. Elle craquait ? En effet, les sanglots contenus jaillirent et elle se mit à pleurer là, et même à gémir, devant ses élèves médusés, des garçons et des filles qui apprenaient à devenir des hommes et des femmes. Et voilà l’exemple qu’elle leur donnait.
Elle dut s’assoir sur sa chaise, qu’elle eut du mal à dégager du bureau tant elle était confuse. Elle trouva un Kleenex dieu sait où et le saisit, mais il ne pouvait pas grand-chose contre les larmes et la dévastation. Elle baissa la tête, d’une main se tint au bureau, un peu comme si elle se retenait de se cacher dessous, de l’autre, celle avec le Kleenex, elle fit un signe aux élèves, comme pour dire, « excusez-moi », ou « ne regardez pas », ou « c’est horrible, partez s’il vous plait ». Elle crut que son cœur allait sortir de son corps. Si au moins, la souffrance serait finie, enfin…
Elle pleura, pleura. Elle ne pouvait plus s’arrêter. En avouant son état aux élèves, elle avait ouvert les vannes. C’était ça ou l’explosion. Elle n’avait pas pu faire autrement. Il fallait que ça sorte.
Malgré les flots, les gémissements et les convulsions, son cœur massacré tint bon. Et il se produisit quelque chose d’étonnant. Un élève, au fond de la salle, se mit à applaudir. Puis un autre. Puis une autre. Et bientôt, tous l’applaudirent. Il lui fallut quelques secondes pour entendre d’abord, pour réaliser ce qu’elle entendait ensuite. Elle releva la tête, et, à travers ses yeux inondés, elle les vit qui applaudissaient et souriaient. Était-elle folle ? Alors elle pleura plus fort, toujours assise sur la chaise qu’elle avait dégagée du bureau. Les applaudissements continuèrent tandis qu’elle se vidait dans la douleur.
Quand les clappements de main cessèrent, elle pleura encore une minute, en silence. Mon Dieu, pensa-t-elle, qu’ai-je fait ?… Mon crédit est ruiné, ma carrière est finie.
– Tenez, Madame.
Soudain, une élève était à côté d’elle et lui tendait un gobelet de thé.
– Prenez ça, aussi.
Et un autre lui tendait une madeleine.
– Mais… Merci…
Que se passait-il, bon sang ? Elle but une gorgée, se demandant ce qu’elle allait faire face à ce désastre. Elle se moucha. Se redressa un peu :
– Je ne sais pas quoi dire. J’ai honte. Affreusement honte. Vous ne méritez pas de subir ça.
Une fille leva le doigt, et sans attendre demanda :
– Vous voulez pas nous raconter ? Votre histoire ? Pourquoi vous avez si mal ?…
Elle tenta de voir d’où venait la voix, incrédule.
– Oh oui, M’dame ! Racontez-nous !
C’était un garçon, cette fois, qui avait parlé.
– Vous voulez que je vous raconte mon problème ?…
Sa voix était faible et cassée.
– Oui, ça vous ferait du bien, dit un troisième.
– Et nous, ça va nous intéresser ! lança une quatrième, ce qui déclencha de nouveaux applaudissements.
Hagarde, elle resta quelques secondes sans parler, hésitante. Les larmes ne coulaient plus, mais elle n’avait pas encore retrouvé son souffle. Que lui proposaient-ils ? Elle n’allait quand même pas déballer son histoire pathétique devant ses élèves ? C’était de la folie !
– Madame, on vous écoute. On f’ra le psy !
Étaient-ils fous ou formidables ?
– À une condition, finit-elle par répondre. C’est qu’ensuite chacun, chacune, raconte quelque chose. Un chagrin, un bonheur, un exploit, un échec, ce que vous voulez, pour peu que ça soit intime et sincère.
Elle redevenait prof, là, pensait aux enfants d’abord. Un réflexe ? Un bon signe ?
– Ça marche !
– D’accord !
– Super !
Elle avait dit oui à une condition, ils acceptaient sa condition. Elle ne pouvait plus reculer. Elle allait devoir leur parler là, maintenant, de son chagrin d’amour. Quand ça allait arriver aux oreilles des parents et du proviseur… Tant pis, elle ne pouvait plus reculer. De toute façon, plus rien n’avait d’importance, désormais.
C’est ainsi qu’elle raconta, là, dans sa classe, devant ses élèves au complet, comment elle avait rencontré Ianis, ce qu’ils avaient vécu – du moins les grandes lignes –, et comment il l’avait brutalement quittée. Il y eut des réactions, là :
– Il aurait pas dû.
– Ça s’fait pas.
– N’importe quoi !
– Le traître.
Elle précisa, expliqua. Et constata qu’ils avaient raison : cela lui fit du bien, beaucoup de bien. Mais elle veilla à ne pas être longue.
– À vous maintenant. Et pas que des choses tristes, hein ? De belles histoires aussi. 5 minutes chacun.
Le tour de table fut d’une rare intensité de confessions et d’émotions partagées. À 15 h 50, elle conclut le cours par ces mots :
– Vous m’avez donné une leçon, plusieurs leçons. Vous avez montré qu’on change quelqu’un rien qu’en l’écoutant. Vous avez montré qu’il faut savoir sortir du cadre pour se libérer d’une souffrance. Vous avez montré que n’importe qui peut aider n’importe qui. Vous avez montré que la générosité existe même là où on ne l’attend pas. Et vous m’avez délivrée de mon traumatisme. La rupture est là, la douleur existe, mais elle est supportable. La barre entre mes yeux et mon front s’est estompée. Grâce à vous, je peux penser à autre chose qu’à mon amour perdu. Alors merci, merci infiniment. Je sais maintenant que, grâce à vous, je vais y arriver.
Les applaudissements crépitèrent et les élèves se levèrent dans un joyeux chahut, après un cours qui resteraient dans les annales.
7 avril 2023
Lettre à Marcel Proust
(environ 10 minutes de lecture)
Cher Marcel Proust,
J’ai fini cette semaine en rentrant de l’université de Limoges, où j’ai la charge et la présomption d’enseigner, les 145 heures d’écoute de votre grand-œuvre sur le site litteratureaudio.com connecté à la radio de mon automobile, une Fiat 500X noire de 120 chevaux immatriculée dans le Puy-de-Dôme. C’était donc une audition plus qu’une lecture, mais, articulés par une voix talentueuse, vos mots entendus m’ont autant nourri que si je les avais lus. Il aurait fallu que l’on m’implantât des capteurs dans le cerveau, ce qui sera bientôt une pratique si ce n’est courante du moins réalisable, pour mesurer si l’ouïe concentrée sur une parole transférant un texte de l’écrit à l’oral active davantage de neurones, donc de dendrites et de synapses, que la vision lorsqu’elle se focalise sur les caractères d’un ouvrage imprimé.
À la fin de cette longue écoute-relecture, qui s’étala sur une période d’une demi-année – je roule environ 3000 km par mois, mais vous me pardonnerez quelques infidélités pendant ces heures de conduite – j’ai accumulé différentes impressions, dont je souhaite vous faire part, même si, ou peut-être parce que, des profondeurs du caveau du Père Lachaise où vous reposez (que faites-vous là, d’ailleurs ? Je sais bien que vous fûtes très Parisien, mais vous eussiez été mieux à Combray (Illiers) ou à Balbec (Cabourg) que vous avez si bien magnifiés), vous serez sans doute peu sensible à mes considérations. Souffrez toutefois que je les produise, car nous avons au moins un point commun : la quantité. Je veux dire : il y a sans doute peu d’écrivains qui ont écrit autant que vous pendant 25 ans et autant que moi depuis 25 ans. Hélas, en ce qui me concerne, la quantité ne garantit ni le succès ni même la qualité. C’est donc un griffonneur acharné mais non reconnu qui s’adresse à vous.
La première chose qui me frappe dans votre roman fleuve – de même que chez les romanciers du XIXe – est la banalité de l’adultère. Les humains de ma génération, de celle de mes enfants et de celle de mes parents, se seraient facilité la vie de beaucoup s’ils avaient agi en la matière avec la franchise et la lucidité de vos personnages, c’est-à-dire comme la plupart des hommes et des femmes avant la Première Guerre mondiale. Que de drames évités dans ces époques pas si lointaines où l’on acceptait les limites de la vie de couple, le désir des corps et le besoin de séduire pour ce qu’ils sont, ni plus ni moins ! Votre duchesse de Guermantes va jusqu’à visiter chaque semaine les ex-maîtresses de son Basin de mari pour les consoler de la perte de leur amant après que celui-ci les a quittées ! Votre narrateur lui-même, alors qu’il commence à fréquenter Albertine, et qu’il est à peine un homme, avoue 14 coucheries différentes lors de l’été à Balbec ! Son ami le bel officier Robert de Saint-Loup finit par se marier avec la brave Gilberte, qu’il trompe en permanence ou presque. Tout cela est admis, voire admiré. Il n’y a guère que Swann qui souffre des tromperies d’Odette, sans pour autant les remettre en cause. Bref, excusez-moi Maitre, mais À la recherche du temps perdu, c’est un joyeux bordel !
Le pire est à venir : j’ai été sidéré, lors de cette relecture audio, par la place que vous consacrez à l’homosexualité, plus exactement à la pédérastie. Il faudrait quantifier ça plus précisément, mais il ne m’étonnerait pas qu’un cinquième de vos 3000 pages soit dévolu à ce thème. Le narrateur n’est pas homosexuel, mais vous l’êtes. Pardonnez mon outrecuidance, mais étiez-vous tant perturbé par cette homosexualité, soit que vous en eussiez honte soit que vous eussiez des difficultés à la satisfaire, pour digresser sur elle pendant des centaines de pages ? Mon interrogation est légitime, vous en conviendrez. En tout cas, il y a là, à mes yeux de pousse-crayon, un déséquilibre gênant dans le texte. Le baron de Charlus, personnage odieux et magnifique, pervers et possédé, serait de toute évidence en prison aujourd’hui. Morel, qui couche avec tout ce qui bouge, est vicieux jusqu’à la moelle et antipathique en diable ; je comprends mal que vous l’ayez campé en violoniste, il ne semble pas avoir la sensibilité d’un musicien. Jupien est plus sympathique, et bon tenancier de bordel (tout de même, dire que l’on vous prend pour un écrivain sérieux…). Quant à Saint-Loup, séducteur s’il en est, qu’il vire sa cuti et devienne lui aussi un « inverti » a quelque chose de grotesque, cela sonne faux. On dirait, cher Maître, que vous vouliez, un siècle avant l’heure, donner des gages à la bien-pensance d’aujourd’hui où l’homosexualité est un passage obligé dans certains milieux, quoique en passe d’être remplacée par la transexualité, qui s’impose comme le nec plus ultra en matière de tolérance, de progressisme, et autres billevesées du même acabit. Les femmes ne sont pas en reste : les actes gomorrhéens de Mademoiselle Vinteuil sont évoqués tout au long du livre, et l’on se demande à vous lire quelle vision traumatique vous a inspiré ce fantasme. Quant à notre chère Albertine – Dieu qu’elle est séduisante – son amie Andrée confirme, post mortem, les soupçons du narrateur amoureux, bien désagréable avec elle, et en révèle des vertes et des pas mûres sur ses lesbiennes cabrioles.
Troisième remarque que je me permets de vous soumettre : le mélange étonnant de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et du peuple. Même si la noblesse en chute libre était obligée de s’acoquiner avec la bourgeoisie montante pour garder un tant soit peu d’illusions de pouvoir, il me semble qu’il y a dans votre roman des connivences peu crédibles, à commencer par celles du narrateur, fils d’un haut fonctionnaire des Affaires étrangères, qui est invité, admis et reconnu partout ; vous montrez bien cependant tous les efforts qu’il entreprend pour être reçu chez Oriane de Guermantes, qui le fascine. Plus curieux qu’ambitieux, il est cependant très surpris de recevoir une invitation à une soirée chez le prince et la princesse de Guermantes, et c’est en effet surprenant. Vous y allez encore plus fort quand vous nous transformez une Madame Verdurin en princesse de Guermantes ! N’est-ce pas un peu « too much », comme aurait dit Odette, qui, elle, de « cocotte », on parlerait aujourd’hui d’escort, devient Madame de Forcheville ? Vous avez fait davantage pour le mélange des classes que Marx et le Parti communiste ! Je n’eus pas l’honneur d’être membre du « petit clan » et encore moins habitué de l’hôtel de Guermantes, mais j’imagine mal un aristocrate aussi obsédé par l’étiquette que le prince de Guermantes – lui aussi « inverti » ! – épouser une fois veuf une arriviste, veuve itou, qui ne peut plus lui apporter grand-chose. Quant à Legrandin, bourgeois, snob – et pédé, un de plus ! –, il finit lui avec le titre douteux de comte de Méséglise.
Ma quatrième remarque porte sur l’absence, à une exception près, des événements politiques et sociaux de l’époque. Vous ne donnez pas de dates, ne parlez pas de lois, pas d’élections, pas de progrès techniques. Il s’en passait pourtant, des choses, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, comme à toutes les périodes. Quelques hommes politiques réels sont cités. Mais vous n’apportez rien sur la laïcité, rien sur les conditions de travail, rien sur l’aviation, rien sur le métro, rien sur les colonies, rien sur l’Angleterre, rien sur l’Amérique, rien sur la science… Même la guerre est à peine évoquée, via Saint-Loup, qui y meurt, et nonobstant quelques considérations générales, qui rappellent un peu celles de Chateaubriand, de Stendhal ou de Tolstoï, en moins développées. Mais les tranchées, l’ypérite, les gueules cassées, les milliers de morts quotidiens ne vous inspirent pas. C’est un choix, bien sûr, mais à quoi correspond-il ? En la détachant des repères temporels de l’époque, vouliez-vous garantir le caractère éternel de votre œuvre ? Rendre plus crédible encore votre monde fictif ? Ce côté hors-sol de vos personnages est-il une faiblesse, qui prive le lecteur d’un regard qui aurait pu l’enrichir davantage, ou une force, qui montre l’égoïsme de vos personnages – de la nature humaine ? –, indifférents aux tumultes du monde tant qu’ils peuvent s’en prémunir ? L’exception à cette intemporalité est l’affaire Dreyfus, qui irrigue tout le roman et visiblement vous passionne ; vous montrez bien combien les opinions a priori les plus arrêtées, notamment celles des anti-dreyfusards, peuvent évoluer, Saint-Loup effectuant lui le chemin intellectuel inverse. Vous ne revenez pas, pourtant, sur les faits ayant provoqué l’affaire ; ni le côté logique, ni le côté psychologique, ni le côté policier ne vous intéressent. Vous ne parlez pas non plus de la religion juive et de l’antisémitisme, ce qui aurait pu être intéressant. Vous vous attachez surtout aux partis pris et aux raisons de ces partis pris ; c’est une lecture politique, et partiellement sociale, de l’affaire Dreyfus que vous proposez.
Cinquième remarque, peut-être plus hypothétique, pardonnez-moi, mais enfin je vous ai lu, relu et entendu, j’ose donc : le narrateur a beau être distingué de l’auteur, il y a une certaine mise en abyme dans La recherche. Comme si vous vous décriviez en train d’écrire, voire en train de vous décrire. On ne vous voit pas écrire, mais on voit un écrivain en devenir qui doute de ses capacités d’écriture, qui se croit même longtemps incapable d’écrire (la découverte de la parution de votre article dans Le Figaro et vos tentatives de le lire comme si vous n’en étiez pas l’auteur est une superbe scène, précédée par le non moins beau geste de votre mère qui s’éclipse après avoir posé le journal comme si de rien n’était, mais que néanmoins vous remarquez). Les réminiscences conscientes ou inconscientes, la capacité à se souvenir, sont sources de nombreuses inquiétudes, et l’on voit que vous n’imaginez pas la littérature, tout au moins votre littérature, autrement que basée sur des souvenirs personnels. Il n’est dès lors guère étonnant que vous vous référiez à Monsieur le duc de Saint-Simon, à Monsieur le vicomte de Chateaubriand, à Messieurs les frères Goncourt, éminents graphomanes qui ont mis beaucoup de leur vie dans leurs écrits.
Si vous le voulez bien, je terminerai ma respectueuse contribution par une série de remarques davantage basées sur la forme, même si vous êtes un de ceux qui a le mieux montré qu’il est en littérature peu pertinent de séparer ce que j’appellerai « la matière et la manière », d’où le désamour cruel que l’on éprouve souvent pour nos professeur.e.s de français, qui, les pauvres, tentèrent de nous faire analyser des textes, les privant en les décortiquant de la saveur qu’ils pouvaient contenir et de l’émotion qu’ils devaient procurer, un peu comme si au lieu de déguster un gâteau on avalait d’abord la farine, ensuite les œufs, puis la levure, puis le lait… :
– deux de vos plus belles créations, Swann et Albertine, disparaissent trop vite, et de manière peu crédible pour Albertine, son vélo percute un arbre. Pourquoi ces belles personnes vous gênaient-elles ? Pourquoi avoir donné plus de place aux mauvais qu’aux bons ? Est-ce volontaire ? Inconscient ? Maître, réveillez-vous, je vous prie, que nous puissions causer un peu. Lors d’un prochain déplacement à Paris, j’irai vous voir au Père Lachaise – mon fils habite non loin, mais sur terre lui, pas sous –, et peut-être me répondrez-vous ;
– l’arrivée au « temps retrouvé » se fait sans que l’on comprenne bien comment. Soudain, tout le monde est vieux ! Ah bon. Je ne peux croire à de la paresse ou à de la négligence, qui ne sont pas votre genre, l’incompétence encore moins. Alors, quoi ? Voulez-vous montrer que l’on passe de la jeunesse à la vieillesse sans se rendre compte de la phase intermédiaire ? Parce qu’elle n’existe pas ? Mystère. Le narrateur, lui, se mélange les pinceaux, et ne sait plus quel âge il a ;
– on vous dit compliqué. En fait, si la construction de certaines de vos phrases est alambiquée – j’admire la lectrice qui vous lut si bien pendant ces 145 heures que j’ai passées avec elle et vous –, le vocabulaire que vous utilisez est simple, on ne déplore aucun mot « difficile », et l’action est facile à suivre, sauf pour le passage que j’évoquais au-dessus. Certaines réflexions, notamment celles plus ou moins connues sur la mémoire, ou sur les erreurs de perception que nous pouvons commettre, ne sont pas simples à comprendre, mais la plupart du temps on suit sans problèmes les pensées de votre narrateur.
Voilà, Maître, je cesse de vous assommer. J’ai pointé ce qui me semblait ne pas avoir été beaucoup noté sur votre œuvre, je vous passe les louanges habituelles sur votre acuité, la finesse de vos analyses, l’extraordinaire niveau de détails auquel vous êtes arrivé, etc. Je constate une fois de plus avec vous que la première qualité pour un écrivain, selon moi, est l’intelligence (pour être intelligent, il s’agit, quel que soit le niveau d’où l’on part, de vouloir apprendre et progresser chaque jour, mais cela n’intéresse plus personne). La littérature, du moins la bonne – ce devrait être un pléonasme mais ce n’en est pas un – est d’ailleurs un des derniers refuges de l’intelligence en ces temps où cette dernière est de plus en plus artificielle, et c’est pour cela que les romans sont si précieux.
Ayant épuisé vos sonorités, pour l’instant, je roule désormais avec les Mémoires d’outre-tombe, dont certains passages m’avaient fasciné quand je les avais découverts, il y a bien longtemps. Votre aîné s’y entendait pour mélanger la petite histoire et la grande, et pour trouver ce que j’appelle « le bon rapport entre le son et le sens ». René est pénible avec ses justifications diplomatiques et tombe dans l’actualité quand il nous raconte minute par minute la révolution de juillet 1830, mais enfin on comprend que Victor Hugo, un autre de vos grands aînés, ait écrit dès son adolescence : « Chateaubriand ou rien ».
Il me reste, cher Marcel Proust, alors que 2023 restera comme la date où les machines ont commencé à concurrencer les écrivains dans la production d’histoires (elles les dépasseront sans doute en 2025), depuis mon bureau sur lequel néanmoins je travaille dur pour prendre ma part à l’acheminement du flambeau des lettres et si possible à la lumière qu’elles peuvent offrir au monde, à vous assurer de mon humble dévotion et de ma reconnaissance éternelle pour ce que vous avez apporté à la connaissance d’une espèce en voie de disparition accélérée. Vous fûtes et ne serez plus : nul ne pourra, comme vous l’avez su, même si vous niez avoir atteint votre objectif impossible, retrouver le temps perdu.
31 mars 2023
La manif – 2 : Le point de vue du policier
(environ 9 minutes de lecture)
Ça devient insupportable. Chaque semaine, quand c’est pas chaque jour, on vient s’aligner en rangs pour se faire dézinguer. On est les quilles du bowling ! C’est quoi ce pays qui autorise les gens à balancer des boules de pétanque sur les policiers, à qui on interdit de riposter, et qui quoi qu’ils fassent sont considérés par les journalistes et les bien-pensants comme responsables des violences ? Non mais ça va pas bien ? 441 policiers blessés le 23 mars 2023 au soir ! Non mais vous êtes devenus malades, les Français ? Vous voulez retourner à l’état sauvage : obéir à rien, rien foutre, rien respecter ? Oh : c’est ce que vous voulez, bande d’imbéciles ?
Si vous voulez tuer le pays, on n’y peut rien. Quand quelqu’un veut se suicider, il finit toujours par y arriver. Par contre, vous oubliez que nous les policiers, on est des êtres humains. Et qu’on n’a pas envie de se laisser assassiner sans rien faire. Je me demande d’ailleurs comment on a tenu jusque-là. Faut voir ce qu’on encaisse depuis 5 ans… Incroyable. Certes, on a obtenu des primes, les ministres nous bichonnent, mais humainement c’est plus possible. Je me demande comment aucun collègue n’a encore pris son arme de service et ses chargeurs pour montrer aux manifestants les conséquences de leurs provocations haineuses à notre égard. Mais ça va arriver, obligé. Un jour, un collègue qui aura reçu un œuf de trop, une pierre de trop, ou même une insulte de trop, il va craquer. Il va faire un carton. Et s’il n’y en a qu’un, on aura de la chance. 5 ans d’humiliations, c’est trop. Même les poilus de la Garde du Roi de Buckingham ne tiendraient pas aussi longtemps.
Les choses ont commencé à déraper sous Hollande, avec les manifestations contre la loi El Khomri en 2016. On est devenus suspects. Parce que l’éducation fout le camp, parce qu’on ne respecte plus ni le maître ni l’uniforme, mais aussi à cause de tous ces connards qui se sont mis à poster des vidéos de manifs sur les réseaux sociaux, en présentant systématiquement l’intervention de la police comme une attaque, alors qu’elle est toujours une défense. Quand on coupe le début d’une bagarre, bien sûr ça change tout. Les politiciens et les médias ont repris ça, pour nous accuser, dénonçant les violences policières… Comme si du jour au lendemain la police française avait décidé de devenir violente… Oui, ça nous amuse, de casser du manifestant, on n’a que ça à faire, on est formé pour ça, on a des instructions… C’est nous qui décidons d’aller briser des vitrines, de brûler des bagnoles, de bloquer la circulation…
Après, y’a eu la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, bon là c’était localisé, mais tous les collègues qui y ont été sont rentrés avec la même impression : il y avait là-bas de vrais méchants, des mecs qui vivaient hors-la-loi depuis des années sur des terrains qui ne leur appartenaient pas et qui se battaient comme des chiens pour continuer à squatter. Pour les déloger, il a fallu deux fois leurs effectifs… Maintenant, on retrouve ces sales gens contre les bassines d’eau, à Sainte-Soline. « Des activistes violents », comme on dit, des « écoterroristes ». Des gens de mauvaise foi en tout cas, qui s’opposent par la violence à une mesure intelligente, garder l’eau de l’hiver, qui va exactement dans le sens de leurs idées. Pour peu qu’ils soient capables d’avoir des idées… Oui mais voilà, cette idée, ce n’est pas eux qui l’ont eue, ce sont des agriculteurs, affreux capitalistes, qui essayent de s’en sortir comme ils peuvent. Alors ces écolos nous tirent dessus et brûlent nos véhicules.
Le rapport de forces s’est définitivement inversé avec ces salopards de « Gilets jaunes ». Non seulement ils étaient des centaines de milliers, dans toute la France pendant des mois, non seulement beaucoup étaient violents, et encourageaient la violence, mais en plus ils étaient encensés par l’opinion ! Parce qu’ils se faisaient passer pour des malheureux. On rêve ! C’était rien que des petits bourgeois. Les gens dans la misère, ils se comportent pas du tout comme ça, j’en côtoie assez pour le savoir. Là, faut voir les bagnoles dans lesquelles ils arrivaient. Et c’était pas des jeunes, à qui on aurait pu pardonner certains excès, non, c’était des vieux. Blancs. Des branleurs de 50 ans, des retraités de 60. Des femmes aussi, pareil. Celles et ceux qu’on retrouve aujourd’hui contre la réforme des retraites. Faut voir la méchanceté de ces gauchistes qui ont deux fois plus de fric et deux fois moins de travail que n’importe quel commerçant, artisan, ouvrier, intérimaire, vendeuse, serveuse, femme de ménage… Le constat est étonnant mais sans appel : il y a dans ce pays des millions de petits blancs d’apparence bien sous tous rapports – petits fonctionnaires, petits retraités, petits bourgeois – qui se transforment en bêtes furieuses dès qu’ils sont en groupe avec leurs semblables et qu’ils peuvent casser du flic en toute impunité. Ils sont d’autant plus violents qu’ils savent qu’ils se comportent comme des égoïstes dans leur vie de tous les jours. La lâcheté personnifiée.
En 2019-2020, première tentative de réforme des retraites de Macron, sauvée par le Covid, on sortait à peine des gilets jaunes, et ça a recommencé. Grèves, manifs, mais aussi blocages, cassages, insultes, mensonges. Ce qui me débecte, c’est quand j’entends « La manifestation était pacifique jusqu’à l’arrivée des black blocs ». D’accord, ce sont des affreux, les black blocs. L’ultra-gauche, comme on dit. Des mecs, étudiants souvent, tellement lâches qu’ils planquent leur visage dans des cagoules pour pas qu’on les reconnaisse quand ils frappent. Faut voir ce qu’on trouve sur eux quand on les interpelle : des marteaux, des haches, des couteaux… Mais au moins ils sont cash sur leurs objectifs : détruire tout ce qui représente l’État et le capitalisme, c’est-à-dire les bâtiments publics, les banques, les sièges des grandes entreprises, et nous, les flics. Des demeurés qui croient que ça irait mieux sans ordre et sans travail… parce qu’ils profitent de l’ordre et du travail des autres.
Donc eux, on sait à qui on à affaire. Des délinquants, ça se gère. Où ça se complique, c’est quand les rouges et surtout les jaunes se mettent à nous empêcher de cerner ces noirs. Parce que c’est ça maintenant qui se passe, il y a une sorte de répartition des tâches : les rouges organisent les manifs, les jaunes viennent foutre le bordel (provocation avec des insultes, changement d’itinéraires, sit-in, taggages, saccages du mobilier urbain…), et les noirs viennent finir le boulot. « Un certain nombre de gilets jaunes a viré black bloc. Il y a une porosité qui existe, parfois même une complicité entre certains gilets jaunes et le black block en tant que tel ». C’est un universitaire spécialiste des mouvements sociaux qui le dit, preuves à l’appui. Nous, on peut le prouver à chaque manif. J’ai vu les applaudissements quand la vitrine du magasin Hugo Boss a volé en éclats sur les Champs Elysées, les vivas quand le Fouquets a été incendié, les encouragements quand ils ont forcé l’entrée d’un Ministère avec un transpalette… « Ce qui change aujourd'hui, dit le secrétaire nationale de SGP Police, c’est que le manifestant lambda ne se désolidarise pas. Si on n'avait que des black blocs, on aurait réglé le problème depuis longtemps ».
Mais ce qui est utilisé le plus souvent par les manifestants, c’est le bouchon, l’arrêt, le blocage d’une rue. Ils se mettent entre nous et les black blocs. Donc si on veut empêcher les cagoules noires de casser, on est obligé de pousser les manifestants. Et alors ils gueulent, ils nous castagnent aussi, et bien sûr ils font des images pour dire qu’on les empêche de manifester et dénoncer les « violences policières ». La bonne blague… Comme si on avait envie d’être violent… Comme si on ne préférerait pas être ailleurs, faire un vrai boulot de flic. Au lieu de quoi on regarde impuissants des mecs enlever leur gilet jaune pour devenir black bloc un moment et puis le remettre ensuite. Et tous les manifestants approuver, de plus en plus ouvertement.
Bon, mais les pires de tous, à mon avis, ce sont les journalistes. Ça, c’est des fumiers de première classe ! Avec leurs médias, ils ont un pouvoir démesuré, dont ils abusent au maximum. La vérité ne les intéresse pas une seconde. Ils connaissent rien au truc et ils viennent pour démontrer leur idée préconçue, à savoir que la France est un pays répressif (on se pince…). La plupart sont des enfants de bonne famille, y’a pas mal de femmes maintenant, de jolies gonzesses d’ailleurs, et ces petites putes pointent leur micro ou leur mini-caméra là où on est obligé d’avancer pour disperser, de charger pour se désencercler, ou de sortir la matraque pour éviter de se faire amocher. Ils te montent ça vite fait ensuite, et ils te sortent un soi-disant reportage sur Twitter, France Inter et BFM. Regardez ce que font les flics, si c’est pas scandaleux, etc. Jamais une présentation objective du contexte, jamais une chronologie de la manifestation, jamais un respect de l’enchainement des faits. Pourquoi sont-ils si malhonnêtes ? Qui leur a lessivé le cerveau ainsi ? Quelles frustrations expriment-ils en étant si mauvais ? Ils auraient voulu être des décideurs et ils n’y sont pas arrivés, alors ils se vengent, c’est ça ?
Ces fouille-merde, ils tiendraient pas 10 minutes devant les insultes, les crachats, les œufs, les pierres, l’urine, les crottes de chien, la peinture, les pierres, les boules de pétanque, qu’on prend sur la figure… Pas 10 minutes. Ils ne font rien, ils ne subissent rien, ils ont tous les pouvoirs, et ils prétendent savoir. Nous on tient depuis 5 ans – pas un seul mort je le rappelle, alors que des dizaines de milliers de personnes nous agressent à chaque manif –, et au lieu de nous soutenir et de nous féliciter, ils nous considèrent comme responsables des violences ! Invraisemblable.
Le pire du pire, c’est que nous, policiers, n’avons pas le droit de diffuser dans les médias les images que nous réalisons ! En 2021, sous la pression de la gauche et des journalistes, le Conseil constitutionnel a en effet censuré un article de la loi sur la Sécurité globale qui aurait permis à la police de rétablir l’équilibre dans l’information. Mais non. Censurée la loi, « afin de ne pas alimenter une guerre des images ». Moyennant quoi, il n’y a dans les médias que les images des antiflics ! N’importe qui peut filmer un policier avec son téléphone et publier ça dans les médias – c’est la loi –, mais les flics eux n’ont pas le droit de montrer ce qui s’est passé depuis le début d’une manifestation ! On peut filmer, mais on n’a pas le droit de diffuser ! Pays de tarés…
On n’a plus le droit non plus de « nasser ». La technique de la nasse, qui consiste à isoler une foule pour l’empêcher de nuire, ne peut être utilisée que lorsque c’est un groupe violent qui est visé. Mais comme les violents se mélangent aux autres et que les autres sont complices des violents, comment on fait ? Eh bien on laisse faire, et on se fait caillasser. Les grenades de désencerclement et les LBD (lanceurs de balle de défense) font encore partie du SNMO (schéma national du maintien de l’ordre), mais on nous a demandé en interne de ne plus les utiliser qu’en dernier recours. Début mars, un collègue qui en a utilisé une pour se dégager face à six types qui voulaient le coincer s’est choppé un avertissement ! Allez-y, frappez les flics, ils n’ont plus le droit de se défendre ! D’autant que les petits malins de l’informatique arriveront bientôt à nous identifier avec nos 7 chiffres du RIO (Référentiel des Identités et de l’Organisation) ; sous peu, c’est à la maison qu’on va venir nous dégommer. Avant que Midjourney et ChatGPT fabriquent puis propagent des gestes que nous n’avons jamais eus, fabriquent puis propagent des propos que nous n’avons jamais tenus.
Voilà comment le métier est devenu impossible. Alors que nous respectons toujours le principe de l’emploi de la force seulement quand elle est « nécessaire, de manière proportionnée et graduée », principe européen repris par les codes juridiques français, on nous empêche de proportionner, justement. L’augmentation de la violence des manifestants est spectaculaire, mais on doit se comporter comme si on avait affaire à des familles en promenade le dimanche.
Alors, c’est bon. Je suis entré dans la police pour poursuivre les bandits et les voyous, pas pour me faire maltraiter chaque fin de semaine par des petits planqués qui veulent toujours plus de privilèges. J’ai grandi dans un quartier sensible comme on dit, et j’ai vu combien quelques mauvaises personnes pouvaient pourrir la vie de tout le monde. Être flic pour moi, c’était permettre aux gens de vivre tranquilles sans être emmerdés. Mais maintenant, ce sont les gens qui ont tout qui viennent foutre le bordel. Je ne dois plus arrêter des voyous, je dois me protéger contre des gens qui a priori n’ont rien de voyous ! On est chez les fous, je vous dis ! Ça n’a plus de sens.
Je vais arrêter. Démissionner. J’ai 40 ans, j’ai pas envie de passer le reste de ma carrière à me faire insulter par les 3/4 du pays. Si les gens veulent plus de policiers, très bien, qu’ils se démerdent. D’ailleurs je pense qu’on devrait laisser les manifestations se dérouler sans policiers. Aucun. Les flics sont méchants, vous n’en voulez plus ? Très bien. Manifestez sans flics. Comme ça on se ferait pas taper dessus, et les gens verraient ce que ça donne, si c’est mieux ou moins bien. Ça responsabiliserait tout le monde. Ce serait un bon test. La prochaine manif en tout cas, ce sera sans moi.
Mais il faut d’abord que je sorte vivant de celle-là. On est au bas des Champs Elysées, à touche-touche avec des milliers de drapeaux rouges qui veulent remonter l’avenue alors qu’ils n’ont été autorisés que jusqu’à la Concorde. Plus les minutes passent, plus les visages sont haineux, plus les propos sont violents. Et – comme c’est bizarre –, je vois de plus en plus de gilets jaunes. Quelques dizaines de minutes encore et les cagoules noires vont débarquer (en fait elles sont déjà là, mais pas encore enfilées sur les têtes). Tiens, au bas des jardins, près du Cours de la Reine, j’en aperçois qui s’équipent. On ne pourrait pas les interpeler, là ? Non, interdit. Et même quand ils auront commencé à nous caillasser, il ne faudra pas bouger. Sinon, gare aux images…
C’était un samedi après-midi comme les autres, dans une France en perdition.
24 mars 2023
La manif – 1 : Le point de vue du syndicaliste
(environ 9 minutes de lecture)
Que c’est bon, putain ! Se trouver là tous ensemble, si nombreux. Waouh ! Paris, en plus, ça a de la gueule ! C’est l’endroit où ça se passe. La révolution, c’était là. Le Front Populaire, c’était là. Mai 68, c’était là. Et ces foireux du gouvernement, c’est là qu’ils sont, aussi ! Cet enculé de Macron, il est là ! On va aller les chercher, ces fumiers ! Les déloger ! Vous nous avez assez écrasés, c’est le temps du peuple, maintenant. Gare à vous, les mecs ! Parce qu’on est en colère, sûr, méchamment en colère ! Y’a la réforme des retraites, qu’on va annuler direct, ça c’est le minimum syndical. Mais y’a aussi le pouvoir d’achat, les inégalités, les patrons qui se graissent… Ça peut plus durer. Va falloir rendre des comptes, les gars, sinon faudra rendre gorge !
« On lâche rien ! On lâche rien ! On lâche rien !… »
La sono y va pas de main morte ! C’est chouette, ça chauffe, ça entraine. Combien on est ? 1 million, facile. Plus la province, ça va faire 2 et demi ou 3. Énorme. Comment ils peuvent maintenir leur réforme, après ça ? On n’est pas dans une dictature quand même, si ? Non, on acceptera pas une dictature, s’il le faut y’aura du sang sur les murs ! La démocratie, c’est écouter le peuple, tenir compte de ce qu’il veut. On est 70 % à pas vouloir de cette saloperie de réforme des retraites ! 64 ans, non mais on rêve ! Il aurait jamais fallu accepter le passage à 62 ans, en 2010. L’autre fumier, là, comment il s’appelait ce con de ministre de Sarko ? Woerth. Éric Woerth. Un sacré fils de pute, celui-là.
J’avais bien dit que 62 ans, c’était la porte ouverte à 63 ou 64, et puis 65. Pourquoi pas 70 tant qu’on y est ? On s’est fait baiser, moi je dis. On s’était mobilisé, pourtant, pareil qu’aujourd’hui. Mais c’est passé. C’est pour ça que faut pas accepter, même si c’est voté. Tant pis, on casse, on bloque. Y’a que ça qui marche ! Si on discute, on se fait enfumer. On reste à 60 ans. Un des plus beaux acquis sociaux de la gauche. 1981, Mitterrand. On n’y touche pas, c’est sacré.
« La crise, c’est eux. La solution, c’est nous. C’est pas au patronat de faire la loi. La démocratie, c’est toi et moi ».
Au départ des cars, ce matin, Gégé disait que rien que du 95, on devrait être pas loin de 30 000. Je sais pas si tu vois… Tu multiplies ça par 90 départements, ça fait du monde. Je kiffe, putain ! Quand on est serrés, qu’on avance en chantant, tous dans le même sens… Au milieu des beaux immeubles, dans les grandes avenues. Devant les caméras du monde entier… On montre l’exemple. On est en avance ! On se sent invincibles, puissants, à la fois libres et canalisés. Ça a du sens, tout d’un coup, on comprend pourquoi on se bat. Pour faire avancer la cause, de ceux qui ont rien, de tout le monde. On peut déplacer des montagnes. Le gouvernement est obligé de nous entendre, obligé ! Sinon, eh bien y’aura plus de gouvernement. C’est aussi simple que ça.
Attends… J’ai 53 ans, je commence à avoir mal partout, j’irai pas au-delà de 62. Impossible. Déjà si j’y arrive, je serai content. Ils vivent pas comme nous, ces mecs de la haute administration ! Qu’est-ce qu’ils y connaissent à la vie des gens normaux ? Ils peuvent pas se rendre compte. La pénibilité, la fatigue, le stress, les fins de mois… Même les députés, tu te demandes ! Y’en a bien un ou deux qu’ont les pieds sur terre, mais ça fait pas bézef. Et puis une fois qu’ils sont dans le système, c’est mort, tu peux plus rien en tirer. Ils se font amadouer, on leur promet des trucs, ils font amis amis avec les journalistes… Magouilles et compagnie.
Et qu’on vienne pas me dire que c’est parce qu’il y a moins d’actifs et plus de retraités. « Équilibrer le système », comme ils disent. Et pour le Covid, on a équilibré ? Pour la guerre en Ukraine, on a équilibré ? Pour sauver les banques en 2008, on a équilibré ? On a trouvé des centaines de milliards à chaque fois. Et que je sache, la France tient toujours debout et on vit pas plus mal qu’avant. Enfin si, on vit plus mal, mais pas parce qu’on manque de fric. C’est juste que le fric, il va pas au bon endroit. On sait où il va, le fric, c’est pas la peine que je fasse un dessin.
« Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? Allons à l’Élysée brûler les vieux ! ».
La Bastille. Ah de Dieu ! Faudrait la reprendre, peut-être, ou l’Élysée plutôt, ouais bonne idée. Faire tomber quelques têtes. Peut-être qu’une suffirait. Hein, Président, t’en penses quoi ? Ta gueule serait pas bien dans un panier puis sur une pique ? Avoue que t’as cherché… T’as pas compris encore ? C’est pas toi qu’on a élu ! Faut te le répéter combien de fois ? C’est juste qu’on n’a pas élu les autres. Il parait que t’es intelligent, tu devrais saisir la nuance, quand même. Mais je sais pas, vous les présidents, vous voulez pas comprendre, c’est chaque fois pareil.
En 95, mes premières manif, j’avais 25 ans. J’étais entré à EDF-GDF, comme on disait à l’époque, trois ans plus tôt, je venais d’adhérer au syndicat, CGT Mines-énergie, Union locale de Goussainville. On avait face à nous Monsieur « droit dans ses bottes », Juppé le crâne d’œuf. Il est devenu un peu moins con après, mais à l’époque… Il était juste Premier Ministre, mais c’est lui qui était en première ligne. Une caricature, ce mec ! Qu’est-ce qu’on lui a mis… Les plus grandes grèves depuis mai 68 ! 6 fois plus de grèves pendant la seule année 95 que pendant toute la période 82–94 ! Toute la fonction publique mobilisée, sans exception. Ceci dit, on a gagné sur les retraites, surtout sur les régimes spéciaux, qui ont été maintenus, mais pas sur le financement de la dette sociale ; la CRDS a été instaurée à ce moment-là, un impôt quoi.
Au premier semestre 2006, c’est l'aristo qu’on a fait plier, de Villepin. Son CPE, Contrat Première Embauche, voté par l’Assemblée en février, validé par le Conseil Constitutionnel ensuite, il a dû le retirer en avril. « Les conditions ne sont pas réunies », qu’il a dit. Un peu, mec qu’elles étaient pas réunies ! Tu crois qu’on allait laisser les patrons embaucher des jeunes au rabais et augmenter encore le nombre de précaires ? C’est pour ça qu’il faut continuer pour les retraites, même si c’est voté. On peut l’empêcher. Si personne ne l’applique, ça marchera pas leur truc. En 2006, comme en 1995, c’est le Premier Ministre qui a trinqué ; Chirac, le Président, on savait pas trop ce qu’il foutait, pas grand-chose en fait. Il avait pigé le truc : faut pas toucher à l’existant. C’est pas compliqué, pourquoi les autres en font pas autant ? Qu’est-ce que c’est que ce besoin de tout casser au nom de raisons à la con ?
« Assez de cadeaux pour la France d’en haut, assez de coups bas pour la France d’en bas ! »
Ma troisième série de manifs, c’est au printemps 2016, contre la loi El Khomri (nom de la Ministre), dont l’objectif était d’« assouplir le marché du travail ». Assouplir, ben voyons… Assouplir pour qui, à ton avis ? Et dire que c’était sous Hollande, un président socialiste… Le traître. Comme en 2006, c’était plus des manifs que des grèves. Et on a vu apparaitre les prémices de ce qui allait apparaitre avec les gilets jaunes, des actions originales, plus radicales : péages gratuits, blocages des raffineries, occupations des ronds-points. Nous à Cergy, on a initié les coupures surprises. Symboliques, mais sauvages. La direction a pas aimé, mais comme tous les chefs de service sont encartés, on a pas été sanctionnés. À Paris, Place de la République, y’a eu le mouvement Nuit debout. Bon, c’était surtout des étudiants qui enculaient les mouches en s’la pétant, mais ils allaient dans le bon sens. « La convergence des luttes », faut pas cracher dessus quand elle montre le bout de son nez. Et puis y’avait deux mecs que j’aime bien qui venaient parler sur la place : Ruffin, l’ancien journaliste devenu député, qui appelle un chat un chat et n’hésite pas à attaquer, et Frédéric Lordon, l’économiste, ultra-intelligent, qui te démontre par a + b comment on se fait entuber depuis des décennies.
Finalement, en juillet 2016, Manuel Valls a engagé la responsabilité du gouvernement, et comme aucune mention de censure n’a été adoptée, la loi est passée. On a continué à manifester après, notamment pour libérer les camarades qui avaient été arrêtés ici ou là. Parce que c’est vrai que ça avait été chaud, dans pas mal d’endroits, à Lille, à Nantes, à Saint-Étienne, à Clermont… Y’avait de la violence, les politiques nous provoquaient, les flics nous cherchaient. Et on se laissait plus faire. Je me souviens, je discutais avec les mecs du service d’ordre, y’en a qui voulaient plus le faire :
– Ça devient trop dur, tu comprends. Entre les flics d’un côté et les manifestants énervés de l’autre, on n’arrive plus à canaliser.
Moi je voyais ça plutôt comme une bonne chose que ça déborde un peu, mais c’est vrai que j’étais pas chargé de la sécurité.
On a continué, Flamby a dégagé, Macron a été élu, même si j’ai pas voté pour lui, bien sûr. Dès l’été 2017, il a fait passer les « ordonnances Travail ». Les ordonnances, c’est comme le 49.3, un moyen de dire aux députés et aux sénateurs qu’ils sont bien gentils mais que sur ce coup-là on a pas besoin d’eux, merci bonsoir ! On a gueulé, avec les éléments de langage qu’on nous avait fourgués : déni de démocratie, coup de force, néo-libéralisme, fin des protections sociales… Autant pisser dans un violon. Ceci dit, ne le répétez pas ou je me fais lyncher, mais selon moi ces dispositions ne sont pas si mauvaises : la négociation au niveau des entreprises plutôt que des branches, je trouve ça plus responsabilisant et plus adapté. Pareil, le Compte personnel de prévention, il prend mieux en compte la pénibilité qu’avant. Bon, mais j’ai rien dit, hein ?
Et puis, en novembre 2018, sont arrivés les Gilets jaunes. Gégé, au début il a pas compris. Je me souviens de sa phrase :
– Qu’est-ce que c’est que ces cons ? Qu’est-ce qu’ils ont contre le rouge ?
Ils avaient rien contre le rouge, mais ils voulaient pas être récupérés. Et puis le gilet jaune, que chaque Français a dans sa bagnole, faut avouer que c’était un coup de génie. La preuve, ça a marché au-delà de toute espérance. Non seulement la taxe sur l’essence a été retirée, non seulement Macron a allongé 10 milliards dès le quatrième week-end de blocage des ronds-points et organisé un grand débat au printemps, mais surtout on a vu que c’était pas très compliqué de bloquer le pays et que finalement la plupart des gens soutenaient ça, même les actions illégales ! Fin 2018, les gilets jaunes (je me mets dedans car bien sûr j’en ai mis un pendant toute cette période, sans renoncer à mon badge rouge), on était soutenu par 75 % de la population. Pendant des mois !
Résultat : on a vu qu’il fallait pas hésiter. Et on n’a plus hésité. D’autant que, faut pas le dire trop fort ça casserait le mythe, on arrive toujours à se faire payer les journées de grève. Si c’est pas les patrons qui raquent, c’est le syndicat, ou les cagnottes de solidarité. Globalement, ça fonctionne bien.
Depuis les gilets jaunes donc, y’a pas une seule réforme importante qui est passée. La première réforme Macron sur les retraites, Premier Ministre Édouard Philippe, a été bloquée en décembre 2019 et janvier 2020. On a paralysé les transports, en utilisant le principe de la grève reconductible d’une part, des « actions ciblées » d’autre part : coupures de courant ponctuelles, blocages de raffineries, intrusion dans les locaux administratifs, perturbation des déplacements du président. Avec les potes d’ERDF, enfin Enedis aujourd’hui, on a mis à l’arrêt pendant quelques heures des bâtiments publics, des super et hypermarchés, des locaux de partis politiques. Bon, y’a eu quelques dommages collatéraux – un hôpital, une caserne des pompiers, des feux rouges –, mais on fait pas d’omelette sans casser des œufs. On a aussi passé tous les clients en heures creuses pendant 24 heures ! Et on a désactivé pas mal de compteurs Linky. C’était chouette, malin, nouveau. Mais entre nous, c’est peanuts. Si on s’y met vraiment, le pays s’arrête, complet ! En tout cas, ces actions ont marché puisque non seulement le projet a été retiré, mais en plus 60 % des Français estimaient que la responsabilité des blocages revenait au gouvernement ! Certes, le Covid est arrivé en mars. Mais on avait fait le boulot avant.
« Macron, si tu savais, ta réforme, ta réforme, Macron, si tu savais, ta réforme où on s'la met ».
Et me voilà donc à ma dernière série de manifs. Aujourd’hui Bastille – Concorde –Arc de Triomphe. Je voudrais pas finir sur une défaite. Alors je vais manifester encore, et agir s’il le faut. On n’a plus peur maintenant, c’est fini. On a compris : tout est rapport de forces. Ok, les mecs, message reçu. On va jouer le match puisque vous insistez. Et vous avez pas gagné d’avance, soyez pas trop sûrs de vous.
– Salut Paulette, tu vas ?
– On travaille pour vivre, pas l’inverse !
– Bien dit, ma poule.
– Il vaut mieux travailler moins mais que tout le monde puisse travailler !
– Exactement.
Saint-Antoine, Rivoli, on arrive à la Concorde. Ouh là… Y’a de l’uniforme. Encore plus de noir que de bleu. Il a mis le paquet, Darmanin. Déjà qu’on est suivi et précédé depuis le début, il en remet une couche.
– Ils ont barré les Champs Elysées !
– Enculés !
– Si c’est pas de la provocation, ça !
D’accord, je vois le truc. Ils interdisent les Champs, et ils veulent qu’on s’évacue soit par la rue Royale à droite, soit par le pont vers l’Assemblée pour rejoindre la rive gauche. Voire dans le jardin des Tuileries. Eh Manu, tu veux pas qu’on fasse un petit tour de grande roue, tant qu’on y est ? Et on va pas aller à l’Assemblée, c’est trop tard maintenant, la comédie est finie là-bas dedans, c’est dans la rue que ça se passe. C’est vrai que la manif a été autorisée jusqu’à la Concorde seulement. Mais Gégé nous l’a bien dit : l’objectif c’est la remontée des Champs et l’Arc de Triomphe. Pour les images, pour frapper les esprits.
Bon, ben ça va friter, je vois que ça…
17 mars 2023
Naissance, vie et mort d'une étagère de bibliothèque (2/2)
(environ 20 minutes de lecture)
C’est Monsieur qui partait et, peut-être parce qu’il n’était pas fier, il n’emporta pas grand-chose. Je crois que c’est seulement quand Madame quitta l’appartement elle aussi, 18 mois plus tard, que les quelques meubles furent partagés : j’échus chez Monsieur. Même si elle m’aimait bien, Madame était d’accord, et il n’y eut pas de problème à mon sujet.
Le partage des livres fut en revanche plus douloureux, et je revis là combien mes maîtres estimaient la littérature. Car, bizarrement, ce ne sont pas les « beaux livres » qui posèrent problème, mais quelques romans en mauvais état, d’une valeur quasi nulle, mais qu’ils tenaient à conserver l’un et l’autre. Si Les racines du mal de Maurice Dantec (Monsieur) et Le Liseur de Bernard Schlink (Madame) ne posèrent pas de problème, les Petits suicides entre amis d’Arto Paasilinna, le Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco et Le vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepulveda furent disputés. Il y eut donc des dissimulations, des appropriations, des réclamations, moments désagréables et peu glorieux, que je ne veux pas détailler ici, c’est trop triste. J’aurais tant voulu avoir la force de les maintenir ensemble, heureux et amoureux. Hélas, une bibliothèque ne peut pas tout.
Adieu Madame, donc, dont je regretterais la manie qu’elle avait de casser le dos des livres en les déployant le plus possible dès qu’elle les commençait, les posant ouverts et retournés sur le lit ou sur une table, parfois même faisant toucher première et quatrième de couverture, comme on le ferait pour une vulgaire revue, dont un livre n’avait cependant pas la souplesse. Les mauvaises éditions n’y résistaient pas, et bien des pages se détachaient du centre et se mettaient à voler. Ce n’était pas mépris des livres, au contraire, c’était une autre façon d’aimer, plus charnelle, plus engagée, très différente de celle de Monsieur, qui lui n’écartait jamais les pages plus que nécessaire, manipulant toujours le livre avec précaution, comme si c’était un emprunt au patrimoine mondial qu’il fallait restituer après en avoir bénéficié. Madame était scorpion, Monsieur était cancer, tout s’explique.
Je fus cette fois trimballée par les seuls bras de mon maître et ceux d’un de ses bons copains. L’heure n’était plus aux déménageurs professionnels tous frais payés. C’est en arrivant dans un F2 propret mais petit que l’on s’aperçut que mes sœurs et moi étions légèrement creusées, l’horizontalité de notre bois aggloméré ayant pris une tournure concave peu compatible avec la rectitude qui devait être la nôtre. La mélamine qui nous recouvrait souffrait des tensions créées par notre affaissement, et quelques écailles, pour ne pas dire éclats, apparurent par endroits. Mince alors, je vieillissais déjà.
Monsieur remarqua cette disgrâce, qu’il mit sur le compte du mauvais moment qu’il vivait ; il n’était plus à une contrariété près. Les livres qu’il me remit sur le dos cachèrent mes misères. Je continuais à jouer mon rôle, c’était l’essentiel. On avait d’autant plus besoin de moi que Monsieur lut pas mal en cette période, nous garnissant de livres qu’il achetait le plus souvent d’occasion, car il était devenu pauvre ou presque. On peut comprendre sa soif de lecture, d’autant qu’il n’avait pas voulu reprendre de télévision. Il faut dire que, en cette première année du troisième millénaire, il passa beaucoup de temps sur son ordinateur, désormais connecté à ce qu’on appelait un modem, qui lui permettait de découvrir le nouvel « internet » et ses possibilités phénoménales et révolutionnaires. Je ne le savais pas encore, mais il y avait dans cette maudite toile qui se tissait sur le monde une menace existentielle pour toutes les bibliothèques, et donc tous les cerveaux et tous les cœurs du monde.
Ses enfants venaient le voir un mercredi et un week-end sur deux, moments qu’il préparait avec soin, car il s’en voulait d’infliger une telle distorsion familiale à sa progéniture. Même si c’était peine perdue, il essayait de compenser l’absurdité par la qualité. Les deux petits apportaient eux aussi des livres, notamment les premiers volumes des aventures d’un teen anglais nommé Harry Potter, que, à guère plus de 10 ans, ils avalaient comme des petits pains, de 700 pages. J.K. Rowling, l’auteure, fit mentir tous les constats sur la disparition de la lecture chez les jeunes et réussit le prodige de créer une adhésion mondiale, même une addiction, à un personnage sorti de son imagination. Les Anglais sont fascinants : ultra-coincés, ils arrivent parfois – dans la science, dans la musique, dans la mode, dans la littérature… – à trouver la formule qui traduit toutes les aspirations d’une époque et à la vendre au monde entier. Shakespeare, Cromwell, Newton, Darwin, Churchill, Alan Turing, The Beatles, Lady Diana, David Beckam, et donc J.K. Rowling.
Au 8e étage d’un immeuble qui en comptait 10, je recevais pas mal de soleil. C’était agréable, mais dommageable pour les tranches des ouvrages. Les couvertures, serrées les unes contre les autres, étaient heureusement protégées, pas comme lorsqu’elles s’exposent dans les vitrines d’une librairie, où elles pâlissent en quelques semaines. Je regrettais tout de même de ne pouvoir mieux conserver les dos carrés qui me faisaient confiance. Si j’avais su parler, j’aurais demandé à mon maître d’installer un rideau de velours rouge devant la bibliothèque, que l’on aurait tiré d’un côté ou d’un autre selon les besoins. Ce mélange de couleurs et de matières eût été du plus bel effet, ce dévoilement temporaire des trésors que je recelais aurait augmenté leur valeur, au moins symbolique. Mais il aurait fallu prendre des mesures, choisir la tenture, fixer une tringle, visser ou planter quelques clous, toutes choses qu’exécrait mon maître.
Il était en revanche saisi par une passion dont je n’ai pas parlé jusque-là, mais qui n’était pas sans lien avec mon activité : il écrivait. Je veux dire des romans, de la littérature. C’était une bonne chose, car si l’on ne renouvelait pas sans cesse les écrivains, mes consœurs et moi de l’Internationale des bibliothèques serions au chômage, mises au rebut, ou, comble de la déchéance, couvertes de bibelots. Des bibelots… Beark ! J’étais donc reconnaissante de toutes les contributions à l’économie du livre et à l’avenir des étagères.
Monsieur avait publié ses premiers livres à la fin du XXe siècle. Madame, d’ailleurs, avait joué le jeu : supportant les marmonnements nocturnes de son mari sur le dictaphone qu’elle lui avait acheté, l’incitant à partir écrire 36 heures un week-end dans un endroit calme tandis qu’elle garderait les enfants, participant au tractage organisé en famille certains dimanches, et même, j’ose à peine le signaler, prêtant son nombril pour la photo de couverture du roman intitulé Le moi de la femme. Je fus étonnée de ne pas recevoir ces livres, dont je savais le temps qu’il avait fallu pour les écrire. Je les aurais volontiers pris contre mon flanc ; mais il n’en fut jamais question. Modestie ? Les écrivains sont rarement modestes. Pourtant, les livres du maître de maison n’étaient pas exhibés. Je ne sais même pas où il disposait les exemplaires qu’il devait tout de même avoir par-devers lui.
Après la séparation, il se mit à écrire beaucoup, vraiment beaucoup, d’autant qu’il écrivait pour toutes celles et ceux qui le lui demandaient. Il prêtait sa plume, ou plutôt la vendait, car je compris qu’il en avait fait un métier. Fini la politique ? Il est vrai que ni mes sœurs ni moi n’avions jamais abrité le moindre livre politique, et que l’histoire ou les mémoires des politicards ne l’intéressaient pas. Je le comprenais : après Roosevelt, Churchill, De Gaulle, Adenauer, quel président de l’époque contemporaine pouvait lutter avec d’Artagan, Eugène de Rastignac ou Edmond Dantès ? Mon maître avait découvert depuis longtemps qu’il y a davantage de vérité dans un bon roman que dans des actualités se voulant le reflet de la réalité d’un moment ; et qu’un bon personnage de fiction est plus enthousiasmant que la plupart des individus gigotant sur la planète terre.
Pas plus que ses propres livres, les livres qu’il écrivait pour d’autres n’arrivaient jusqu’à moi. Il en rangeait un exemplaire de chaque dans l’échoppe qu’il louait en centre-ville pour son activité, et laissait les stocks chez l’imprimeur qu’il faisait travailler, dans un hangar à la taille adaptée à de tels volumes, sur d’immenses linéaires métalliques qui exerçaient la même fonction que la mienne, recevoir des livres, mais qui différaient beaucoup par l’aspect. Dans l’échoppe, deux sortes de colonnes, de la même matière que mes sœurs et moi, aggloméré recouvert de mélamine, beige et non pas noire, accueillait les ouvrages que l’on pouvait qualifier de professionnels, des récits de vie essentiellement, ainsi que des histoires d’entreprise ou de villages, quelques essais sur des sujets divers.
18 mois plus tard, je fus de nouveau vidée puis déplacée. Monsieur souhaitait un logement plus grand avec une chambre pour ses enfants quand ils viendraient le voir. Il trouva une petite maison à un loyer abordable dans une rue calme proche de la deuxième ceinture de boulevards qui entourait la ville. Les propriétaires avaient fait construire leur nouvelle demeure au fond du jardin, qu’ils se réservaient, ce qui après tout n’était pas plus mal. Nous fûmes cette fois déménagées par deux types d’une entreprise multi-services, un peu brusques, car rapides et pressés. Heureusement, le trajet était court, puisque nous restions dans cette petite ville du Sud-Ouest, tandis que Madame, ex-Madame devrais-je dire, partait à Bordeaux avec les enfants. Je versai une larme, qui roula sur mon maquillage. Les routes se séparaient un peu plus, le temps de la vie commune était révolu.
La plus mauvaise surprise arriva le lendemain de notre installation dans la petite maison de la rue Émile Lacoste, alors que je n’étais même pas encore garnie. Le copain de Monsieur, celui qui avait aidé au précédent déménagement, arriva avec son beau-frère et… une autre bibliothèque ! À peu près de notre taille, un peu plus grande quand même, noire comme mes sœurs et moi, mais surtout plus lourde, plus épaisse, plus solide. Mais ?… Le choc de cette apparition fut tel que je manquai m’affaisser sur place. Qu’est-ce que ?… Pourquoi ?… Je couinai tant et plus pour exprimer ma souffrance, mais personne ne se soucia de moi.
En fait, le pourquoi, je le comprends très bien : il était évident que je saturais, que je n’allais plus pouvoir absorber les livres. Mes sœurs et moi, nous devions en être à 350, 400 peut-être, et, je l’ai dit, ça commençait à remettre en cause notre rectitude. Sans parler des jointures qui tiraient en permanence sous le poids, menaçaient de disloquer les particules, la désagrégation libérant les pas de vis, ce qui désolidariserait étagères et montants, envoyant valdinguer toutes les beautés de la littérature en l’air et sur le sol, cataclysme intolérable pour toute personne un tant soit peu respectueuse des écritures et des écrivains. Donc d’accord, il y avait besoin d’une autre bibliothèque. Mais on aurait pu me prévenir, y aller doucement, et ne pas m’imposer quelqu’un de si proche de moi par les dimensions et la couleur mais… plus belle. Incontestablement plus belle.
Il y avait une cheminée dans le séjour de la maison, et l’on nous plaça de part et d’autre du foyer. Il faut avouer que cela s’y prêtait bien et que nous avions fière allure. Il n’empêche : quand Monsieur alluma un premier feu, un samedi soir avec ses enfants, j’aurais aimé détourner un tison afin d’embraser ma rivale et de la voir agoniser dans d’horribles convulsions ! Si vous croyez que la jalousie entre bibliothèques et même entre étagères n’existe pas, vous vous trompez. Ô que j’ai souffert, ces premières semaines à côté de ma concurrente, tellement plus belle, plus jeune et plus forte que moi…
Pour achever ma torture, je fus humiliée par la nouvelle répartition, logique cependant, adoptée pour le classement des livres : les poches pour mes sœurs et moi, les grands formats pour l’autre salope. Ah misère ! Nous buvions le calice jusqu’à la lie, et entendions sonner l'hallali. Être privée des Œuvres complètes de Cioran (Quarto, Gallimard, offertes à Monsieur par les participant.e.s à un atelier d’écriture qu’il animait), auteur qui l’avait tant aidé à comprendre la nature humaine, voir partir les sublimes Corrections de Jonathan Franzen (éditions de l’Olivier), sans doute le plus juste roman des années 2000, à moins que ce ne fût Le déclin de l’empire Whiting de Richard Russo (Quai Voltaire), parmi tant d’autres, fut un déchirement dont je ne me remis jamais tout à fait. Certes, j’allais accueillir de belles choses en poche, mais enfin cela ne ramènerait pas vers moi ces chefs-d’œuvre qu’on m’avait arrachés.
Une seule chose me réconforta : j’étais côté salon, la garce était côté salle à manger, autant dire à la cuisine. Bien fait ! Quand les enfants ou les ami.e.s de mon maître s’installaient sur le canapé, c’est moi qu’ils regardaient. Certain.e.s venaient même caresser nos tranches, parfois s’exclamer de tel ou tel titre et le retirer, pour le consulter ou pour l’emporter si l’emprunt était autorisé, ce que le patron ne proposait pas de lui-même, car il savait d’expérience que les livres prêtés ne reviennent jamais.
Il fallut donc s’habituer à cette nouvelle configuration et continuer à travailler le mieux possible. Au cours de cette première décennie du troisième millénaire, les enfants vinrent de moins en moins, ce qui était normal, car ils grandissaient. Le fils partit à Bruxelles, la fille à New York. De leur génération, ils pensaient monde et ne se souciaient guère des distances. Leur père, qui se consacrait à la langue française devant un ordinateur, avait été le premier à les pousser à l’anglais, aux sciences et à l’international. Lui continuait à écrire, des romans, des biographies, des récits de vie, des articles, et finalement vivait de sa plume. Son lectorat s’élargissait, même s’il variait d’un livre à l'autre. Il n’étalait toujours pas ses productions, qui restaient invisibles dans notre home.
Au cours de ces années, ma rivale reçut sur ses solides flancs l’improbable Da Vinci code, de Dan Brown, dont les personnages louvresques et vaticanesques passionnèrent le monde pendant quelques années, ainsi que les trois premiers opus de la saga Millénium, du Suédois Stieg Larsson, parus après la mort de l’auteur, dont le succès là aussi planétaire dut beaucoup au personnage de Lisbeth Salander, vingtenaire punk, geek et destroy, hyper-intelligente, qui réglait ses comptes avec d’affreux mâles blancs, et quelques femmes, blanches elles aussi, qui ne valaient pas mieux. Le mérite de Larsson est sans doute d’avoir compris très vite ce qu’allaient entrainer internet et la connexion permanente, les possibilités de déstabilisation individuelle et collective offertes par le traçage des profils, le piratage des données, le bidouillage des informations.
Mon maître heureusement était pauvre ; du coup, il achetait presque exclusivement des livres de poche, souvent d’occasion, qui me revenaient. Il fallait généralement 2 à 3 ans avant qu’un livre d’abord publié en édition originale le soit ensuite en poche. Ça ne le gênait pas, un bon livre ne se démodait pas. Attendre un peu permettait de séparer le bon grain de l’ivraie. C’est ainsi que je reçus les pépites du merveilleux Haruki Murakami, qui n’était pas Suédois lui, auteur entre autres de Kafka sur le rivage, des Chroniques de l’oiseau à ressort, et de l’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond.
Nous fûmes, ma rivale et moi, réconciliées par les Américains Robert et Jonathan Littell, le premier, le père, ayant écrit La compagnie, roman d’espionnage bien supérieur à ceux de John Le Carré dont je ne compris jamais le succès et qu’heureusement je n’eus pas à supporter, qui arriva à mon étage dans la belle collection de poche noir et orange du Seuil, le second, le fils, publiant l’extraordinaire et terrifiant monologue d’un dignitaire nazi sur le front de l’Est, qui défraya la chronique à partir de l’automne 2006, sous le titre Les Bienveillantes, et qui, édité dans la collection blanche de Gallimard, se retrouva dans les bras de la salope de l’autre côté de la cheminée. 1 point partout balle au centre.
Mon maître se déplaçait de plus en plus et son échoppe du centre-ville était donc souvent fermée. Pour éviter cet écueil, il décida de regrouper en un seul lieu logement et bureau. Toujours dans la ville, il trouva à louer une grande maison dont le loyer était moins cher que les deux cumulés qu’il payait jusque-là. Une nouvelle fois, on me déshabilla. J’eus honte de ma maigreur et de ma concavité devant l’insolente à côté, qui semblait indestructible et me narguait de toutes ses formes généreuses. On nous lustra toutes les deux. Par chance, le chiffon fut d’abord passé sur moi : je n’aurais pas supporté d’être touchée par quelque chose qui venait de la toucher, elle.
Quand je découvris mon nouveau lieu d’habitation, j’en pris plein les mirettes. C’était une sacrée belle maison, sur trois niveaux. Le sous-sol, bien éclairé, servirait de bureau à Monsieur. Le rez-de-chaussée contenait un grand séjour et une chambre. Et il y avait deux autres chambres à l’étage. Plus 3 WC, 2 salles de bains, 2 cuisines, 1 véranda, 1 terrasse couverte, 1 garage, 1 jardin ! Si j’avais pu douter des choix professionnels de mon maître pendant un temps et me désoler qu’il vive si chichement alors qu’il travaillait beaucoup, j’étais rassurée : ses affaires marchaient, il assurait.
Ce que je craignais se produisit : on nous plaça l’une à côté de l’autre sur un pan de mur qui s’y prêtait. Quand on nous mit bord à bord, je gémis tellement qu’on accepta de laisser quelques centimètres entre nous. Car cette fois, il n’y avait pas de cheminée pour nous séparer. Il fallait cohabiter et coopérer.
Avant que l’on nous recharge en livres, mon maître, constatant combien nous nous creusions et redoutant une fracassante rupture, se demanda si l’on ne pouvait pas nous retourner mes sœurs et moi, afin de rétablir l’horizontalité qui nous faisait défaut. Mais ce n’était pas possible, car nous étions asymétriques, fixées par des vis sur des montants à l’arrière qui ne pouvaient se retrouver devant. Non, il fallait faire confiance aux Chinois qui nous avaient fabriquées ainsi qu’au contrôle qualité de Conforama qui nous avait validées pour que notre aggloméré soit assez souple et notre mélamine assez solide afin de supporter cette courbure qui après tout n’était pas sans charme. Le poids des mots, nous le prouvions de belle manière.
Je dois reconnaître que, quand nous fûmes chacune remplies de nos ouvrages, nous formions un mur de littérature esthétique et impressionnant. Il ne devait pas y avoir loin de 1000 livres, maintenant. Bien sûr, le papier de certains de nos pensionnaires avait jauni, surtout celui des poches aux éditions bas de gamme. Mais l’ensemble résistait bien. Beaucoup étaient même en très bon état, d’autant que Madame n’était plus là pour casser les couvertures. Et que les quelques femmes qui de temps en temps étaient invitées à venir passer un week-end à la maison ne semblaient guère intéressées par la littérature. À ce propos, j’ai le souvenir de la chienne d’une de ces dames de Monsieur, appelée Gandia (la chienne, pas la dame), qui couchait sur le tapis posé devant moi. Fallait-il que mon maître soit passionné par la maîtresse pour laisser un chien dormir chez lui… Toujours est-il que, tandis que l’on batifolait et s’assoupissait en alternance dans la chambre à côté, Gandia et moi nous regardions pendant des heures en silence, pudiques et attentives. Nous savions nous tenir, nous ! Tout en distance et en élégance, une chienne et une bibliothèque se respectaient tandis que des humains se mordaient et se chevauchaient : la classe n’est pas toujours là où l’on croit.
Cependant, parce que ce séjour était immense d’une part, parce que Monsieur s’était mis à récupérer des livres d’occasion à Emmaüs et partout où il le pouvait, deux colonnes furent ajoutées dans deux angles de la pièce, moins larges et plus hautes, d’un bois solide cependant. Pfff… Sur ces deux troncs, furent entreposés des livres reliés, anciens, que nous n’avions jamais vus jusque-là. Des Montaigne, des Victor Hugo, des Zola, Barbey d’Aurevilly, La Fontaine, Madame de Lafayette, François Villon, etc., du vieux, du lourd et du français, ce qui n’était pas la tasse de thé de la maison jusque-là. Ces reliures en cuir avaient un certain charme, j’avoue, mais enfin, elles ne donnaient guère envie de se taper ce qu’il y avait à l’intérieur. Ces petits caractères serrés sur un papier qu’on avait peur de déchirer, ça vous tombait des mains. Et elles dégageaient une odeur à la fois forte et poussiéreuse qui m’incommodait. Ah, je regrettais le temps où j’étais seule, unique, vénérée ; il n’est pas si facile de partager.
Dans cette belle maison, Monsieur inaugura un système original pour ménager nos abattis d’une part, pour ne pas être envahi par les livres d’autre part : chaque fois qu’il posait un livre dans une des quatre bibliothèques de son séjour, il en enlevait un. Car il se rendait compte qu’il ne servait à rien de garder certains livres qu’il ne relirait pas, qui n’étaient pas d’une exceptionnelle qualité, et qui n’intéresseraient personne d’autre que lui. 1 livre ajouté, 1 livre enlevé. Cette rotation avait en plus l’avantage de nous faire évoluer en permanence, nous étions des bibliothèques vivantes, qui se renouvelaient, respiraient, inventaient, sans devenir obèses et crouler sous de la mauvaise graisse. Comme je recevais et recelais les poches, c’est moi qui bénéficiais du plus gros turn-over ; c’est un peu comme si on me refaisait une beauté chaque semaine.
Dans ces années 2010, les cosmétiques qui m’embellirent le plus furent peut-être Les déferlantes, de Claudie Gallay, un des plus beau roman jamais écrit sur la solitude, le Bérézina, de Sylvain Tesson, récit bien réel du plus fou et du plus talentueux des écrivains voyageurs, Neige, d’Orhan Pamuk, superbe chant sur le temps, l’histoire, l’exil, la nostalgie, ou encore Les fantômes du vieux pays, de Nathan Hill, roman total s’il en est, qui permet de comprendre l’Amérique, le monde, les humains, et la « jeuvidéoisation de nos sociétés » (excusez-moi je ne trouve pas de meilleur terme). Parmi tant d’autres.
Ma sœur, ma belle sœur (gna-gna-gna), reçut elle les grands et gros formats du prodigieux Joël Dicker, Suisse de 25 ans aussi lucide et talentueux qu’un écrivain américain de 50, les histoires très bien ficelées elles aussi et peut-être plus émouvantes encore du plus Européen des États-Uniens, Douglas Kennedy, et celles d’un inconnu pour lequel mon maître se prit de passion, un certain Antoine Bello, écrivain que l’on pourrait dire scientifique, aux sujets ultra-originaux (championnats du monde de puzzle, revente des assurances-vie, organisation de falsification de la réalité…) traités avec un talent fou. Je fus un peu jalouse quand elle récupéra Le somptueux jardin de l’aveugle, de Nadeem Aslam, bouleversant roman sur les parcours de deux frères ballottés entre Pakistan et Afghanistan, traversant ces enfers entre la vie et la mort avec une empathie et une poésie qui vous arrachaient les larmes à chaque page.
Les livres de certains auteurs suivis depuis le début étaient systématiquement achetés et entreposés sur l’une ou l’autre : nous avions ainsi tout Dicker, tout Djian, tout Dubois, tout Franzen, tout Gallay, tout Lodge, tout Murakami, tout Russo, tout Tesson, tout Wolfe, j’en oublie certainement.
Au fil des années, nous avons appris à surmonter nos différences et à nous supporter entre bibliothèques. Chacune avait son rôle, sa place, sa spécificité. Et il y avait de l’air, de la lumière, du mouvement… Nous étions donc parfaitement bien dans cette maison. Mais il faut croire que seuls les livres savent arrêter le temps, car une fois de plus mon maître décida de déménager. Il est vrai qu’il parcourait 35 000 km chaque année, et que, en cette troisième décennie du troisième millénaire, rouler devint compliqué, car tout était fait pour limiter l’usage de la voiture individuelle, pourtant une des plus belles conquêtes de l’homme : l’essence atteignait des prix prohibitifs, les villes chassaient les voitures de leur centre, les conducteurs se montraient de plus en plus agressifs. Le dérèglement climatique aussi bien que les comportements humains rendaient la conduite problématique et dangereuse.
Mon maître dut donc s’éloigner un peu du Sud-Ouest pour se recentrer dans le pays ; ce faisant, il se rapprochait et de sa mère vieillissante et de deux organismes de formation qui le faisaient travailler en Auvergne-Rhône-Alpes (j’avais renoncé à comprendre comment il gagnait sa vie et occupait son temps). Il allait donc, a priori, rouler moins, même s’il allait rouler plus pour revenir dans ce Sud-Ouest où il conservait ami.e.s et activités. Il viendrait moins souvent, je suppose.
Je commençai à angoisser quand je le vis se mettre à trier les livres, sortant certains de nos bras pour les mettre dans des cartons sur lesquels, une fois qu’ils étaient pleins, il inscrivait au marqueur : Emmaüs. Sur deux autres, il nota même : Boîtes à livres. Bon sang ! Allait-il donner tout ça ? Eh bien oui. Et il n’y alla pas avec le dos de la cuillère : sur les quelque 1200 volumes que nous abritions, il en donna… 800 ! Jamais les boîtes à livres de notre ville ne furent aussi remplies que pendant les mois de novembre et décembre 2021. Il faut dire que ce qu’il mettait partait à une vitesse hallucinante : parfois il plaçait 60 livres un dimanche soir dans ces cubes de plexiglass installés par la Ville. Quand il passait le vendredi, il n’en restait que 2 ou 3 ! Ses livres à lui, signés de son nom, que jamais il n’avait mis sur nos bois laqués mais dont il avait gardé quelques dizaines d’exemplaires au garage, partaient encore plus vite : ses polars placés dans la boîte devant la gare de Brive furent plébiscités par les voyageurs, ses études de mœurs s’arrachèrent devant celle de l’office de tourisme.
Il modifia donc un peu la répartition des dons en faveur des boîtes à livres. Emmaüs cependant reçut plusieurs cartons. Ainsi que beaucoup de vêtements, dont là aussi il liquida les deux tiers. Restait les meubles. Il semblait envisager un logement beaucoup plus petit que celui qu’il occupait, et en effet on ne voyait pas comment il trouverait une maison pareille à un tel loyer dans une ville trois fois plus grande. Je compris tout de suite les données du problèmes. Pour 400 livres restants, une grande et une petite bibliothèque suffisaient. Autrement dit : ce serait ou la salope ou mes sœurs et moi, plus une des deux colonnes.
Alors que nous étions méchamment dégarnies, à moitié à poil, mon maître passa devant nous et nous examina. Il prit des mesures avec ses doigts, attrapa des livres sur l'une pour les poser sur l’autre, s’appuya sur nous pour tester notre résistance, opérations désagréables qui donnaient l’impression d’être comparées et jugées. Comment pouvais-je lutter ? Nous n'étions pas à armes égales. Je perdis, bien sûr. Mais je crus lire de la gêne, du remords peut-être, dans le regard de mon maître, qui semblait dire : « Je ne veux pas te voir mourir. Si je te déménage encore, et te recharge dans un autre lieu, tu n’y résisteras pas, tu craqueras. Et je ne veux pas ça. Je préfère te donner à Emmaüs. Avec un peu de chance, tu seras acquise par des gens qui lisent peu, et poseront sur toi simplement quelques bibelots ». Des bibelots ? Moi ? Étais-je condamnée à finir ma vie en porteuse de bibelots ? Quelle infamie… Jamais ! Je m’en fiche moi, de la légèreté, je veux du poids au contraire, du nourrissant, du consistant ! Je suis faite pour accueillir et présenter des livres. Quel intérêt de vivre longtemps si c’est pour vivre mal ? Je préfère mourir plus tôt, mais vivante.
Mon maître ne sembla pas comprendre l’orgueil qui était le mien, ni le sens du devoir que j’avais chevillé au corps. Il fit venir une camionnette d’Emmaüs, qui emporta un lit, une armoire, un bureau, un canapé, une table et six chaises, une autre table, deux gros fauteuils, ainsi que de la vaisselle, des jeux, des objets divers… Comme ça ne suffisait pas, la camionnette revint quelques jours plus tard. Allais-je faire partie de la deuxième fournée ou est-ce que, au dernier moment, finalement, je serais destinée à continuer ma vie en Auvergne ? Hélas, trois fois hélas, même si la belle main de celui qui m’avait possédée tant d’années resta longtemps sur moi pendant que les chiffonniers d’Emmaüs s’activaient, je finis par entendre :
– Elle aussi, emmenez-la.
Je fus saisie comme si je ne pesais pas plus qu’une brindille, et tirée vers l’extérieur avec mes sœurs et les armatures qui nous réunissaient. Je regardai une dernière fois la salope qui elle demeurait sur place et irait à Clermont ; elle était l’élue, j’étais la répudiée.
C’est alors que j’eus un sursaut : refusant jusqu’au plus profond de moi de finir couverte de bibelots chez des inconnus qui négligeraient mes fonctions vitales, je contractai comme jamais mes particules, plus encore que quand nous organisions des concours de vents à Paris dans nos jeunes années. Je sentis la contraction monter en mon sein et je la maintins le plus longtemps possible. Puis, alors que l’on allait franchir le seuil de la maison, je relâchai d’un coup la pression. Il y eut un effet de blast, l’air que j’avais réussi à faire entrer et à comprimer voulut sortir à tout prix, et pour cela disloqua les particules et traversa la mélamine qui nous recouvrait.
La déflagration fut terrible. Dans un horrible craquement, je me fracturai en mon milieu. L’énergie cinétique fut telle que mes deux sœurs du dessous rompirent elles aussi. La résistance manqua aux deux gaillards qui nous trimballaient sans faire attention ; ils furent comme aspirés par les battants latéraux qui se repliaient vers le centre. Ils s’écroulèrent, entrainant à leur tour les montants arrière. Des pas de vis cédèrent, des vis jaillirent, des vies s’arrêtèrent. Là, dans l’entrée de cette belle maison que je ne voulais pas quitter, à deux centimètres du seuil, gisait un enchevêtrement de bois et de chair, de panneaux noirs et de granules de bois ; du sang, aussi.
Mon maitre atterré fixait le désastre, hagard. « Qu’est-ce que… ». Je crois que là, il comprit. Il comprit la réalité de mon amour, la force de mon attachement. C’est pourquoi sans doute, une fois que l’on fut un peu remis de cet accident qui aurait pu être grave, il refusa que la camionnette d’Emmaüs ne m’embarque pour une quelconque déchetterie. Il m’emporta sur la terrasse au bout de laquelle était construit un beau barbecue de pierre. Là, lors du dernier dimanche qu’il passa dans cette maison de rêve, mon maître me brûla morceau par morceau. Sans me quitter des yeux une seconde. Il réalisait enfin la valeur d’une étagère, l’importance d’un objet, la communion des matières. Il se souvenait aussi de tout ce que j’avais recelé. Nous nous connaissions bien. Un homme est à l’image de sa bibliothèque.
Ainsi terminai-je mon existence, qui avait eu ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses faiblesses, ses ombres et ses lumières. J’avais aimé la vie, tout de même. Et puisque d’après Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », il n’est pas impossible que, de mes cendres et de ma fumée, soient nées de nouvelles particules élémentaires, qui à leur tour, par les voies mystérieuses et infinies de la physique et de la chimie, engendreront des étagères de bibliothèque.
10 mars 2023
Naissance, vie et mort d'une étagère de bibliothèque (1/2)
(environ 18 minutes de lecture)
Je ne pense pas pouvoir prétendre au titre de bibliothèque. Au mieux, je peux affirmer que je suis un étage d’une bibliothèque, puisque je me présente comme une planche noire d’1,50 mètre de long sur 30 centimètres de large et 1,4 centimètre d’épaisseur. Même pour le meuble dans son ensemble, bibliothèque est un bien grand mot. Vous remarquerez d’ailleurs que bibliothèque est un de ces termes utilisés aussi bien pour qualifier le contenant que le contenu, ici autant le support en bois que les livres en papier au milieu ; on appelle ça une métonymie, si vous voulez savoir.
Disons donc que je suis une partie d’un meuble composé de particules de bois pressées collées à chaud, agglomérées, recouvertes d’une feuille de mélamine, une résine plastique thermodurcissable. Je n’ai donc rien de noble, rien de massif, rien de verni. Je suis constitutive de ce mobilier contemporain qui fait fureur depuis la fin des années 1970, parce qu’il est bon marché, livré en pièces détachées donc transportable, facilement montable et nettoyable. Sans doute dois-je beaucoup à Ingvar Kamprad, fondateur en Suède en 1943 d’une petite société baptisée Ikéa, qui compte désormais 450 magasins dans 50 pays du monde, et qui vend une bibliothèque toutes les 5 secondes.
C’est pourtant dans une autre enseigne, plus modeste mais typique de cette fin du XXe siècle, que je fus mise en vente, Conforama, dans un pays très agréable, la France, peuplé de gens insupportables, les Français. J’avais bien sûr été conçue en Chine, avec du bois, enfin des chutes de bois, qui auraient pu être indonésiennes, mais qui provenaient plus vraisemblablement de scieries européennes, débitant du mauvais sapin pour l’exporter dans des usines à l’autre bout du monde, avant qu’il soit rapatrié sous forme de planches agglomérées mélaminées dans de gros cartons plats contenant tous les éléments d’un meuble prêt à assembler, cartons eux-mêmes entassés dans des conteneurs de 40 pieds (12 mètres de longueur intérieure, 3750 kilos vide, capacité de charge de 27600), eux-mêmes chargés sur des porte-conteneurs – un bateau comme l’Emma Maersk mesurait 397 mètres de long et transportait 14500 containers… –, traversant mers et océans au prix d’une affreuse pollution. C’était le temps béni de la mondialisation, avant le Covid, avant la guerre en Ukraine, avant l’emballement climatique.
C’est un couple de jeunes mariés qui remarqua ma jumelle en exposition, et qui du coup m’acquit. On vint me déloger de mon hangar, c’était une bonne chose, car je commençais à me les geler, d’autant que le carton prenait l’humidité et se mettait à puer. On était en 1990, et ils me payèrent dans la monnaie de l’époque, le franc, je ne saurais dire combien. Pas cher sans doute, car ils démarraient dans la vie. La jeune femme était assistante de direction dans une entreprise de robes de mariée (si si), le jeune homme était le chef de cabinet d’un maire conseiller général d’une ville de banlieue (personne n’est parfait). Ils avaient une petite Fiat d’occasion, mais je ne serais peut-être pas rentrée dedans, en tout cas c’est à pied et en métro qu’ils me transportèrent, du magasin de la place de la Nation à la petite rue du quartier de la Convention où ils logeaient, dans le XVe arrondissement de Paris. Ah jeunesse, amour, ambition… Tout est possible alors, rien ne fait peur…
Je regrettais de ne pas être à l’air libre pour traverser Paris. Je profitai quand même d’un trou dans un angle du carton, dû à un rat dans le hangar qui m’avait effrayée, pour avoir un aperçu de la capitale. L’image « sautait » pas mal, car j’étais brinquebalée, même si je dois reconnaître qu’ils faisaient attention à moi. Je les entendais rire et demander pardon quand ils entraient dans un wagon du métro, dérangeant quelque peu les autres voyageurs avec leur colis démesuré. J’ai aimé la place de la Convention où l’on sortit du métro, et la petite rue Dombasle où ils habitaient. On se serait cru dans un village un jour de fête, même si les immeubles étaient hauts. Enfin c’était Paris, quoi, ses charmes et ses inconvénients.
Ils me montèrent au troisième étage d’un immeuble récent, et nous entrâmes dans un appartement qui me plut tout de suite, un F2 élégant, avec une tapisserie d’un bleu épais, comme une tenture, et deux grandes baies vitrées au bout, une pour le séjour, une pour la chambre. La vue donnait sur un grand jardin entre plusieurs immeubles de standing qui n’étaient pas trop près les uns des autres.
Je vis tout de suite quelle serait ma place. Le pensai-je si fort qu’ils m’entendirent ? Toujours est-il qu’ils me posèrent là où je voulais et que, après un thé – ils étaient très thé, elle encore plus que lui –, ils se mirent à me déballer. Enfin je sortais de ce carton dans lequel je manquais d’air, enfin j’allais servir à quelque chose. C’est important d’être utile ; il n’y a pas que les humains qui ont besoin de sens.
Ils commencèrent à agencer, encastrer, visser.
– Je déteste le bricolage, dit Monsieur en riant.
– Je n’aurais jamais dû me marier avec toi, répondit Madame avec humour.
– Je t’avais prévenue.
– C’est vrai.
Ils étaient de bonne humeur, ils s’aimaient. Ils se retrouvèrent en tee-shirt, et, de taquineries en agaceries, je crus qu’ils allaient se mettre à copuler là, tout de suite, me laissant seule en plan, voire m’utilisant comme support pour leurs fesses en feu. Incroyable ! Ils n’allèrent pas jusqu’au bout, encore heureux pour ma pudeur boisée.
Je ne sais si c’est un hasard ou si la notice l’indiquait expressément, mais j’eus la chance d’obtenir la meilleure place, c’est à dire la place à hauteur des yeux, beaucoup plus visible et plus regardée que les deux en dessous (les statistiques de l’Institut international des bibliothèques nous apprennent que le rapport est de 5 à 1 avec l’étagère du milieu, de 10 à 1 avec celle du bas, ce que vous confirmeront tous les libraires). En fait, ce n’était pas exactement moi que l’on regarderait plus que les autres, mais les livres posés sur moi. Il n’empêche, j’étais heureuse de ce choix, qui valorisait mon amour-propre.
Je souffris quand on m’arrima aux montants verticaux à droite, à gauche et à l’arrière. Les pas de vis à la chinoise laissaient à désirer, et, en effet, Monsieur n’était pas doué pour le bricolage, même avec une clé Allen, ou « clé pour vis à six pans creux » (1943, Allen Manufacturing Company, Hartford, Connecticut), invention sans laquelle Ikéa, Conforama et consorts ne seraient pas. Après ce moment pénible, nous fûmes assemblées, puis positionnées là où je le souhaitais. Notre noir laqué avait belle allure sur le bleu profond du mur, éclairé par la lumière déclinante du jour finissant. Après qu’il eût emporté les emballages dans le local à poubelles et qu’elle ait passé un coup d’aspirateur, ils allèrent dans leur chambre qui communiquait et prirent à même le sol des piles de livres qui entouraient leur grand matelas, qui semblait lui aussi posé par terre. Ils avaient acheté une bibliothèque avant de se procurer un sommier ; voilà des gens qui tenaient la littérature en haute estime.
Ils nous garnirent, mes petites sœurs et moi, de leurs livres, dont je m’amusai à deviner lesquels dataient d’avant leur rencontre et qui, elle ou lui, les avait achetés. Il faut dire qu’avec leurs commentaires d’une part, avec le soin particulier qu’ils portaient à certains ouvrages d’autre part, comme s’ils manipulaient des pierres précieuses, ils me fournissaient des indications évidentes. Dans la corbeille de mariage, le jeune homme avait apporté pas mal d’Américains – les grands Jack, Kerouac et London, Henry Miller, Ernest Hemingway, Philip Roth, Tom Wolfe… – mais aussi Milan Kundera, Philippe Djian, ainsi que Proust, Flaubert, Stendhal… Elle adorait Karen Blixen, Stefan Zweig, Thomas Bernhard, Franz Kafka, Patrick Süskind… Je ne suis pas sûr, mais je pense qu’ils avaient acheté ensemble, ou depuis qu’ils étaient ensemble, Le Dahlia noir de James Ellroy, Ça de Stephen King, Beloved de Toni Morrisson, L’alchimiste de Paolo Coelho, Une brève histoire du temps, de Stephen Hawking, parmi d’autres. Il y avait essentiellement des romans et surtout des poches, une centaine en tout. Comme prévu, c’est moi qui reçus la plus grande part de ces livres, l’étagère du dessous absorbant les romans grand format, celle du bas les ouvrages reliés en papier glacé, livres d’art, livres pratiques et de cuisine à gauche – Madame semblait aimer la peinture et la musique –, les livres plus géographiques à droite. Outre les thématiques, il y avait un côté physique au classement, les plus lourds en bas, les plus légers en haut. Quoi qu’il en soit, je n’étais pas inquiète, c’est mon travail que l’on verrait le plus, puisque je me situais à hauteur de regard.
Pendant ces quelques mois que je passai dans le XVe arrondissement parisien, je me sentis un peu négligée car ils lisaient peu. Quelques minutes le soir avant de s’endormir, du moins quand ils ne s’attelaient pas à la bagatelle, car ils étaient encore amoureux et fougueux. D’ailleurs, Madame tomba enceinte. Je m’en aperçus avant que cela se devine sous ses vêtements, un jour qu’elle se promenait en petite tenue dans l’appartement. « Ils ne trainent pas, ceux-là », pensai-je. Ils se calmèrent un peu sexuellement parlant, ce qui ne les empêchait pas de caresser le ventre qui s’arrondissait. Ils lui parlaient aussi, au ventre. Si vous voulez mon avis, c’était plus ridicule qu’émouvant, mais je n’en dirai pas plus, je ne suis pas une balance. Et vous n’en avez rien à fiche de l’avis d’une étagère de bibliothèque.
Bref, je ne me garnissais pas vite, et ô infamie, il arrivait même qu’un roman à peine terminé soit posé à plat dos sur l’étage du milieu. À plat sur l’étage du milieu ! Quel mépris, quel irrespect… Et moi qui croyais que mes propriétaires aimaient la littérature… Au bout de quelques jours, quelques semaines parfois, ils redressaient tout de même le roman, et si c’était un poche, le plaçait à mon étage entre ceux que je portais déjà et qui, ma foi, n’avaient pas à se plaindre du confort que je leur proposais. Je remarquai un vague classement alphabétique, du moins quant à la première lettre de l’auteur, ils n’allaient pas au-delà. Par exemple, Jean-Paul Dubois fut rangé entre Michel Déon et Philippe Djian, alors qu’il aurait dû l’être après. L’ère de l’approximation commençait.
En bons Parisiens, ils quittaient l’appartement toute la journée du lundi au vendredi, elle de 8 heures à 18 heures, lui de 7 h 50 à 19 h 40, si ce n’est plus. Durant leur absence, j’en profitai pour craquer un peu, lâchant quelques vents aux extrémités, là où l’on m’avait difficilement vissée, parfois même osant une petite déflagration (oxymore, je sais) quand un point de colle cédait entre les particules de bois compressés, ou qu’une de ces particules elle-même, qui avait avec le temps changé de composition moléculaire, libérait une énergie qu’elle ne pouvait plus contenir. Quand on s’ennuyait avec mes sœurs, en dessous, il nous arrivait d’organiser un concours : c’était à celle qui pèterait le plus fort ! Même qu’une fois on s’est fait rabrouer par le voisin du dessus. Non mais ? En tout cas, ne croyez pas que je fusse morte : toute de bric et de broc que l’on me fabriquât, je vivais ma vie, et c’était après tout la principale chose à faire en ce bas monde.
Madame s’arrêta quinze jours avant son accouchement, et là lut un peu plus, surtout un manuel auquel elle ne put échapper – on le lui offrit même deux fois – J’attends un enfant, de Laurence Pernoud. Elle le considérait comme plutôt bien fait, mais je vis bien qu’elle savait déjà comment elle allait manager son bébé : il faut dire qu’elle avait l’instinct maternel, du caractère, et qu’elle était la 7e d’une famille de 8 enfants.
Le petit arriva, un garçon, qui fit le bonheur de ses parents, tout en leur apprenant ce que c’était que les nuits cassées suivies de la fatigue consécutive pendant la journée. Pendant ces premières semaines de parents, Monsieur et Madame ne lirent plus le soir. En revanche, pendant la journée, il arrivait à Madame de prendre un roman, car elle s’était arrêtée de travailler pour pouvoir être près de son petit au quotidien pendant les deux premières années. C’était un choix réfléchi à deux, qui allait réduire leur budget, mais qui leur paraissait une chance pour leur enfant, chance qu’ils pouvaient saisir puisque Monsieur touchait un bon salaire.
Néanmoins, pour limiter les frais et le temps de transport, et parce que le travail de Monsieur exigeait une présence quasi permanente dans la commune où il était le bras gauche du maire, ils déménagèrent dans les Yvelines, pour une petite maison sans jardin au centre de cette ville de banlieue, 30 000 habitants. Je m’inquiétais de ce déménagement, craignant trois choses : que l’on me démontât, que l’on m’esquintât, que l’on m’abandonnât. Gloire soit rendu au dieu des bibliothèques, je fus emmenée par des déménageurs à peu près consciencieux (payés par l’employeur de Monsieur). On nous avait bien sûr débarrassées de nos livres et nous restâmes donc, mes sœurs et moi, cruellement nues pendant plusieurs jours, avant que les professionnels ne jettent sur nos abattis deux couvertures attachées l’une à l’autre et sanglées à mi-hauteur.
Le trajet, en ascenseur, à pied, en camion, ne se déroula pas trop mal, même si nos jointures étaient trop sollicitées : les vis et pas de vis forçaient sur l’aggloméré de bois qui les entourait, ce qui risquait de créer à la fois du jeu et de l’arthrose à l’avenir. Alors nous couinions, et les déménageurs nous ménageaient.
La petite maison était plutôt bien rénovée à l’intérieur, et l’on nous installa devant le mur de pierre du séjour. Des poutres au plafond et un bel escalier apportaient la chaleur du bois dans une pièce un peu minérale. L’évidence me sauta aux yeux : autant notre laqué noir post-moderne était adapté à un appartement parisien des années 80, autant il passait moins bien dans un intérieur plus classique, quasi rustique. Il était certes tendance à l’époque de mêler l’ancien et le moderne, mais il me semblait que l’on transformait un peu vite en concept et en goût ce qui n’était qu’accommodement des hasards, ou paresse, ou pingrerie. En toute honnêteté, on ne pouvait pas dire que nous fussions, mes sœurs et moi dans notre mélaminé noir premier prix, en harmonie avec le cadre de cet intérieur semi-bourgeois.
J’étais donc reconnaissante à nos propriétaires de nous avoir emmenées avec eux malgré nos insuffisances. Ils remirent vite les livres que nous étions chargées de soutenir, avec un changement : tous les romans passèrent à mon niveau, ce qui fait que l’on créa une deuxième ligne dans la profondeur, les grands formats derrière, les poches devant. Les livres reliés montèrent du premier au deuxième étage, sauf ceux qui ne tenaient pas dans la hauteur, moins importante entre 2 et 3 qu’entre 1 et 2. Et l’étage du bas fut consacré aux livres du tout jeune enfant, qui, à moins d’un an, était déjà écouteur et voyeur des histoires que lui racontaient ses parents à l’aide de livres premier âge, souvent très épais, même en reliefs, qui prenaient une place folle et étaient donc posés à plat sur ma petite sœur l’étagère du bas. Le petit prince avait aussi des livres dans sa chambre, qui se mêlaient aux jouets.
Un nouveau rythme fut pris et c’était un bonheur de voir ce jeune couple et leur enfant se passionner pour la vie qu’ils essayaient de construire dans cette petite ville où, aidé par le travail de Monsieur à la mairie, ils s’intégrèrent au mieux, se faisant des amis, participant à la vie d’une association, en créant une autre… Ils se rendaient compte qu’avoir quitté Paris étaient une chance. Ils avaient trouvé un cadre propice à leur situation cette année-là. Internet n’existait pas encore et les livres étaient un bon moyen de rester connectés au monde. Ils étaient aussi pour eux le moyen de ne pas oublier qu’il y avait d’autres vies que la leur et de ne pas se replier sur un bonheur égoïste, qui donc n’aurait plus été un bonheur. Ce fut l’époque où ils découvrirent les polars du Marseillais Jean-Claude Izzo et ceux du Suédois Henning Mankell, dont je vis les premiers volumes arriver sur ma longue horizontalité. Je devins bien remplie, et m’aperçus que je pouvais contenir environ 60 livres de poche ou 40 grand format sur chaque ligne.
Je commençais donc à prendre du poids. Je tins bon mais je grinçais quand on serrait les livres pour en enfoncer un autre au milieu, selon un classement toujours approximatif : Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, fut placé à la gauche du Tout petit monde, de David Lodge, alors qu’il aurait dû se retrouver à droite. Je découvrais ce que l’on pourrait appeler « le paradoxe de la bibliothèque » : ou l’on sert et on s’abîme, ou l’on ne sert pas et on reste belle, mais inutile.
D’après ce que disait Madame, ils achetaient la plupart des livres qu’ils lisaient… en hypermarché ou en maison de la presse. Cela peut paraitre surprenant, mais il faut se replacer dans le contexte : on ne pouvait commander des livres en ligne, car la ligne n’existait pas, et les grandes surfaces spécialisées étaient rares : la FNAC n’avait que quelques magasins dans les grandes villes, Cultura n’était pas encore créée. Quant aux librairies indépendantes il y en avait bon nombre, mais ils découvrirent que, contrairement à l’image communément admise, les libraires étaient en majorité des individus antipathiques. Mes maîtres se rabattaient donc sur les deux points de vente où ils entraient régulièrement pour des achats divers et prenaient là les livres qui les intéressaient, sur un coup de cœur ou parce qu’ils en avaient entendu parler, occasionnellement seulement, car ils vivaient sur un seul salaire. La loi Lang sur le prix unique du livre, qui datait de 1982 et interdisait une remise de plus de 5 % sur le prix fixé par l’éditeur, avait certes sauvé quelques librairies, mais avait aussi maintenu le prix du livre neuf à un niveau assez élevé, autour de 100 francs à la fin du XXe siècle.
La famille s’agrandit avec la naissance d’un deuxième enfant, une fille cette fois, adorable mais énergique. Pendant quelques mois, le temps que la petite fasse ses nuits, et alors que le grand frère se réveillait encore souvent lui aussi, on ne lut plus beaucoup dans la maison. Le week-end, les parents essayaient, mais souvent je voyais leur tête se baisser et ils s’endormaient, pendant 2 secondes ou 2 heures. Le livre chutait et au réveil on le remettait sans délicatesse à mes sœurs ou à moi-même, n’importe comment ; il n’était bien sûr plus question de classement, alphabétique ou éditorial. Le couple semblait arriver à ce moment où l’on se rend compte que les choix que l’on a faits par amour – vie commune, enfants, maison… – sont aussi ceux qui peuvent tuer l’amour, qui en tout cas exigent des sacrifices plus importants que ce que l’on avait imaginé. Une moitié des amoureux s’en remet, mais il y a quelques années difficiles à passer, c’est pourquoi une autre moitié ne s’en remet pas.
Monsieur et Madame tenaient correctement leur maison, mais ils sous-estimaient la poussière sur leur bibliothèque. Même avant les naissances, on m’époussetait peu. Je devrais dire pas. Je ne crois pas avoir senti la caresse d’un chiffon pendant mes 15 mois parisiens. Une fois ou deux seulement pendant mes 30 mois de banlieue. Et encore, seul le dessus de la bibliothèque, inutile, bénéficia-t-il d’un passage rapide de la peau de chamois. J’eusse aimé que, sur chaque étagère, on retire chaque livre l’un après l’autre afin d’ôter la poussière en l’ouvrant et en secouant les pages, que l’on nettoie aussi ma surface, notamment l’espace entre les deux rangées de livres, et les rebords après les armatures verticales, ouverts aux particules en suspension dans l’air qui finissent toujours par tomber quelque part. Ces soins minimums auraient été me semble-t-il en rapport avec le goût de mes propriétaires pour la littérature. Mais peut-être aimaient-ils davantage les histoires que les livres, le contenu plus que le contenant, l’effet produit par les mots plus que les volumes qui les abritaient. Je ne peux leur en tenir rigueur : préférer la jouissance à la possession est une marque d’intelligence trop rare dans notre société folle de consommation.
Un soir, je surpris une conversation qui m’alerta : Monsieur envisageait de changer d’employeur. Il était pourtant bien lancé dans son travail, mais justement compris-je, il voulait passer au niveau supérieur, auprès d’un élu plus important d’une plus grosse commune. Il répondit à une annonce alléchante dans Le Monde, et, après un entretien à Paris et un en province, fut recruté. Il devait être sur place le 15 décembre ; son nouveau patron, un député-maire ancien ministre, souhaitait profiter de la fin d’année pour le mettre au parfum des problématiques de ce patelin du sud-ouest.
Car c’est dans ce quart-là du pays que se situait le nouvel emploi de Monsieur, à plus de 500 kilomètres. Madame était d’accord pour ce changement radical, et même enthousiaste. Quitter la région parisienne les réjouissait, on peut les comprendre. Ah, ils faisaient plaisir à voir, ces encore jeunes mariés avec leurs deux enfants d’1 et 2 ans et demi ! Moi qui supportais des histoires plutôt tristes, souvent dramatiques, je m’en voulais de ne pas avoir sur moi une romance correspondant à ce moment vécu par mes propriétaires. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, c’est connu.
Je revins un peu sur ma première impression par la suite, réalisant qu’ils n’étaient qu’au début de leur aventure et que, comme dans les romans, les débuts pouvaient être prometteurs, sans que cela garantisse le bonheur jusqu’à la fin. Là, j’avais de quoi fournir ; ils en avaient lu d’ailleurs, des romans d’amour ou des polars, qui racontaient les gamelles après une montée au sommet. Peut-être le plan de tous les livres était-il le même : une première partie de construction heureuse, une seconde partie racontant la chute et la descente aux enfers, une troisième partie sur la recherche d’un nouvel équilibre.
Ils cartonnèrent les livres et je me retrouvai nue et glacée une fois de plus. Allaient-ils me laisser là, s’ils souhaitaient tourner la page de leurs débuts pour acheter, voire faire fabriquer sur-mesures, une bibliothèque digne de leur nouvelle position sociale ? Je l’aurais admis, non sans tristesse. Mais les déménageurs nous chargèrent mes sœurs et moi de nouveau ensemble dans un camion, et nous prîmes nous aussi l’autoroute A20 en direction de Toulouse.
Après un trajet sans problèmes, nous emménageâmes dans un immense appartement, 146 mètres carrés, dont le loyer était moins cher que celui des 80 de banlieue. L’inconvénient de cette taille, c’est que je fus reléguée au fond de la salle à manger, donc peu visible et peu accessible. Il est vrai que le séjour était ainsi agencé qu’il n’y avait pas trente-six endroits où me caser. Pour me consoler, je me concentrai sur le papier peint que mes propriétaires n’avaient aucune intention de changer – ni paternité ni maternité ne développèrent leur goût pour le bricolage –, un gris moucheté sur lequel mon noir brillant ressortait de belle manière.
Autre bénéfice du déménagement : un classement par éditions et collections fut adopté. Enfin, ils prenaient conscience de l’esthétique que je pouvais apporter, à condition d’être garnie bien sûr. On voulait que je sois belle. Ils gardèrent une sorte de construction pyramidale, plaçant les grands formats sur l’étagère du bas, les plus petits sur celle du haut, moi-même. Ils utilisèrent aussi les deux rangées que nous pouvions recevoir, disposant les livres les moins beaux derrière et les plus jolis devant. Pour les poches, à mon étage, toute la rangée de devant, la plus visible, était constituée des Folio Gallimard. Ces tranches blanches avaient de la gueule, et les titres et les auteurs qu’elles recelaient donnaient le tournis : Lolita de Nabokov, Tropique du cancer d’Henry Miller, À la Recherche du temps perdu ici divisée en 8 volumes, pour n’en citer que quelques-unes. Le plus belles de ces tranches étaient sans conteste celle des Nourritures Terrestres d’André Gide et plus encore celle du Sur la route de Jack Kerouac, car le dessin de la couverture débordait sur le dos carré. Je voyais souvent mon maître arrêter ses yeux sur les étoiles du drapeau américain. Que pensait-il ? Un jour, moi aussi… ?
En poche toujours, les bas de gamme J’ai lu et Livre de poche étaient relégués au second plan, même s’ils accueillaient pourtant de grands auteurs. Les éditions Point Seuil étaient moins intéressantes, mais de belle facture ; elles allaient cependant allier fond et forme dans la qualité avec la création de la belle collection policière orange sur fond noir, qui embarqua des millions de lecteurs et lectrices, à Los Angeles avec Michael Connelly et son Harry Bosch, à Venise avec Donna Leon et son commissaire Brunetti, à Barcelone avec Manuel Vasquez Montalban et Pepe Carvalho, en Suède avec Henning Menkell et l’inspecteur Wallander, en Islande avec Arnaldur Indridason et son Erlendur Sveisson, et dans tant d’autres lieux avec tant d’autres personnages encore, qui firent florès dans les imaginaires européens à la charnière des XXe et XXIe siecles.
Dans les grands formats, c’est encore Gallimard qui eut les honneurs de la maison, avec la collection dite blanche, qui était beige, car Monsieur trouva dans la ville un libraire d’occasion chez qui il acquit pas mal d’ouvrages dans cette gamme. Apparurent aussi quelques livres des éditions Albin Michel, en plein boom grâce à de nouveaux auteurs comme Bernard Werber et Amélie Nothomb. Plus surprenante, fut l’arrivée chez nous de livres des éditions Robert Laffont, que je n’aurais pas cru voir chez ce jeune couple citadin (Madame avait grandi à Tours, Monsieur à Lyon), livres liés au Sud-Ouest où nous nous trouvions désormais, et à l’émergence de romans dits « terroir », alors de qualité, avant que leur multiplication dévalorise le genre et conduise au n’importe quoi. Monsieur s’enticha notamment d’un écrivain corrézien qui savait mieux que personne faire concorder temps passés et présents, dont chaque phrase ou presque était un aphorisme, un certain Denis Tillinac, dont Le bonheur à Souillac, le Spleen en Corrèze et le Dernier verre au Danton le plongèrent dans des réflexions infinies. Je l’entendais marmonner des phrases juste lues – « Pour une huguenote de Madranges, j’ai des réserves d’œcuménisme » –, cherchant à la fois à comprendre toute leur signification et à apprécier toute leur beauté.
Ce furent cinq belles années au cours desquelles on nous remplit, on nous admira – Monsieur et Madame organisaient des dîners, plus ou moins professionnels, plus ou moins amicaux –, on nous dépoussiéra de temps en temps – enfin ! Le soleil du matin éclairait les tranches ; moins fort que le soleil de l’après-midi, il ne les abimait pas. C’était juste un peu d’or chaud sur du papier blanc. Mon noir, lui, restait impeccable. Comme quoi, même en Chine, on faisait dans le durable. Quant à mes articulations figées, elles tenaient bon. Les moments les plus délicats étaient quand les enfants qui désormais trottaient passaient derrière la table et s’agrippaient à la bibliothèque. Leurs livres pourtant n’étaient plus là, car ils étaient dotés chacun d’une bibliothèque dans leur chambre. Ils faisaient choir les volumes de mes sœurs en dessous et déséquilibraient l’édifice. Cela aurait pu être dangereux, mais les jeunes enfants sont inconscients du danger. Le garçon me surprit plusieurs fois, attrapant un livre au hasard et se mettant à en lire quelques pages, alors qu’il n’avait que 6 ou 7 ans.
Hélas, trois fois hélas : comme dans les romans, l’amour entre mes propriétaires s’en allait. Doucement mais perceptiblement. Ils s’en rendaient compte et en souffraient. Madame avait repris un travail, Monsieur avait quitté le sien pour se mettre à son compte. Il n’y avait donc pas de problème d’activités, au contraire. Mais ils évoluaient différemment, leurs goûts changeaient, et ils se connaissaient trop. C’est difficile l’amour, sans nouveautés. Oh j’eusse aimé, là, qu’ils lisent des livres de sagesse, mais le bouddhisme soft, le développement personnel et l’injonction au bonheur n’avaient pas encore envahi les rayons livres. De toute façon, on ne retrouve pas la flamme pour l’être jadis aimé.e en lisant ; au mieux, on apprend à se supporter.
Ils reculèrent le plus possible une séparation qu’ils savaient douloureuse pour eux comme pour les enfants. Mais il fallait s’y résoudre s’ils ne voulaient pas étouffer. « On doit continuer à vivre, tu comprends ? Ayons le courage de passer à une autre étape. » « Oui, oui… ». J’étais désolée de la douleur qu’on infligeait aux enfants qui ne pouvaient comprendre ce désamour alors que la vie était paradisiaque. Qu’est-ce que c’était que ces conneries ?
À suivre.
3 mars 2023
Il aurait juste aimé qu'on l'appelle Monsieur le Professeur
(environ 10 minutes de lecture)
Est-ce qu’il était différent des autres ? Je ne sais pas. Sous la gentillesse, on sentait la tristesse. Mais peut-être n’était-ce que le temps qui passe, la difficulté de vieillir, les évolutions des pensées liées à l’âge, toutes choses que l’on ne peut concevoir quand on a 16 ou 18 ans.
Il avait été mon prof pendant deux ans, en seconde et en première. C’était une chance. Il avait su me faire aimer le français, ou plutôt la littérature, c’est-à-dire qu’il m’avait montré des vies et appris à mieux comprendre la mienne. Toute la classe ne partageait pas mon avis, je sais, beaucoup le trouvaient chiant, mais on se demande ce qu’il aurait fallu de toute façon pour intéresser certains, qui se croyaient tenus d’adopter la posture selon laquelle tout était nul. Passons.
Quand j’ai appris le drame, j’ai bien sûr été bouleversée. Une horreur pareille, qui aurait pu imaginer ? Au fil des jours cependant, l’effet de choc et les émotions s’atténuant, je me suis dit que cela devait arriver. Je veux dire, pas forcément lui, mais un ou une prof, un ou une parmi les 890 000 enseignants de ce pays, qui finirait par craquer, par se venger de toutes les violences et frustrations accumulées depuis deux décennies.
Se venger ? De comportements d’enfants ? N’est-ce pas grotesque ? N’est-ce pas surtout la pire des fautes pour un éducateur, qui par définition ne doit pas entrer dans le jeu d’agression-provocation que veulent lui imposer les élèves ? Un professeur est un avaleur de couleuvres, et un souffre-douleurs, par définition. Il ne peut donc se plaindre des attaques qu’il subit. C’est comme si un médecin se plaignait du sang, un flic des délits, un balayeur des papiers par terre.
Est-ce cela qu’il n’avait pas compris ? Ou qu’il ne supportait plus ? Était-il prisonnier d’une vision du métier à l’ancienne, avec délivrance d’un savoir du haut vers le bas, et respect inné du bas pour le haut ? Il n’était pas si vieux pourtant, 48 ans. Il était petit, est-ce que cela a joué ? J’ai découvert que c’était dur, pour un homme, d’être petit. Ça compliquait la vie. Ça obligeait à la fois à une énergie redoublée quand il fallait se faire entendre et à une humilité obligée quand on ne pouvait pas lutter face aux mètres quatre-vingts à côté.
Je me souviens d’une fois où il avait fait venir un élève au tableau, pour la lecture d’un commentaire de texte. C’était cet imbécile d’Axel. Eh bien en montant sur l’estrade, Axel, qui était déjà grand et costaud, s’était avancé en bombant le torse jusqu’à toucher le prof, qui avait paru soudain minuscule. Le message d’Axel était clair : d’une seule calotte, je peux t’envoyer à 10 mètres, alors ne m’embête pas trop. Monsieur Ploquin s’était écarté, il avait fait un signe de la main pour inviter Axel à s’exprimer, ce que l’autre crétin n’avait fait que sous formes de ricanements et de propos débiles.
Tous les profs se font humilier aujourd’hui, ne serait-ce que par le bavardage. Bavarder, c’est signifier : « Cause toujours, tu m’intéresses », et « Même pas peur », et « Ce que tu racontes n’a aucun intérêt pour moi, tu ne sers à rien ». Même les profs qui savent se faire respecter sont obligés de monter le niveau de pression et de menaces. Plus rien ne peut se faire sans qu’il y ait et une carotte et un bâton. Surtout le bâton. Il n’y a plus d’intelligence chez les élèves, intelligence aux deux sens du terme, capacité à analyser une situation, capacité à créer du lien entre les personnes. Tout est rapport de forces. Un cours, c’est un combat de boxe. À 20 contre 1.
Autre humiliation que subissait M. Ploquin : ce qu’on pourrait appeler l’avachissement. La position quasiment allongée sur la chaise, ou au contraire complètement repliée, la tête sur la table. « Fais pas chier, je dors ». Parfois, on est effectivement crevés, parce qu’on a bamboulé ou simplement parlé trop longtemps la veille au soir. Mais franchement, dormir en classe c’est abuser. Certains se privaient pas. M. Ploquin ne réagissait pas trop mal, d’ailleurs : il allait près d’eux, il les appelait doucement pour les réveiller, il leur tapotait l’épaule si nécessaire et il leur demandait de sortir et d’aller à l’infirmerie pour se reposer. Il n’empêche, il devait en avoir gros sur le cœur de subir ces comportements.
Bien sûr, il y avait aussi les portables sous la table, quelquefois sur la table. Là encore, M. Ploquin était plutôt bon, il se faisait davantage respecter que d’autres. Quant un petit malin laissait sonner un bip ou qu’une vibration sur le bois perturbait le cours, ou qu’un élève consultait un message ou n’importe quoi, il confisquait le portable et annonçait sans élever la voix à l’intéressé.e : « Un point en moins sur ta moyenne du trimestre ». Généralement, ça calmait. Du moins avant que ça recommence quelques semaines plus tard.
Plus subtiles, si l’on peut dire, certains profitaient du cours pour faire leurs devoirs pour d’autres cours. C’était bien sûr vexant pour le prof qui essayait d’intéresser les élèves à sa matière, et encore une atteinte directe à l’autorité, une marque supplémentaire d’irrespect. Là, j’ai vu M. Ploquin changer d’attitude au cours des deux années où je l’ai eu : d’abord il condamnait cette pratique, faisait ranger les devoirs, annonçait une sanction et invitait l’élève à se concentrer sur le cours présent. Et puis au fil des mois, j’ai vu qu’il laissait plus ou moins faire. Les petits malins croyaient que le prof ne voyait pas leurs feuilles dissimulées sous le cahier ou le livre. Il n’était pas dupe, mais il devait penser : au moins ils travaillent et ils ne bavardent pas.
On pourrait aussi parler des regards, des chuchotements, des coups de coude, des rires mauvais, autant de marques quasi quotidiennes de défiance que les élèves plantaient méchamment dans le cœur, le corps et le cerveau de leur professeur. « Quoi ? T’as vu ta gueule ? Tu crois que tu me fais peur ? Pauvre mec. On t’emmerde. Qu’est-ce qu’on se fait chier avec toi ! ». Ce n’était pas prononcé tout fort, mais c’était aussi clair, ça s’entendait aussi bien, et c’était fait exprès. Je me souviens avoir pensé un moment : mais quel métier horrible ! Jamais je ne pourrais supporter toutes ces humiliations.
Un jour, on avait parlé ensemble, et ça avait été un moment fort pour moi, pour lui aussi peut-être, enfin j’en sais rien. On s’était trouvé par hasard dans le chemin qui va du bâtiment principal au parking. Je ne sais plus quand c’était, mais il n’y avait pas beaucoup de monde. Je lui avais souri et c’est peut-être ce qui l’avait incité à me lancer :
– Ah, Émilie, vous allez bien ?
– Ça va, Monsieur. Vous aussi ?
Et là, je sais pas pourquoi, au lieu de continuer chacun et de se souhaiter une bonne journée, on s’était arrêtés, comme si on avait envie de se parler. Il a eu l’air un peu gêné d’abord, ou plutôt surpris, c’était tellement rare qu’un élève parle à un prof quand ce n’était pas obligatoire.
– Euh… oui, je vais bien. Enfin c’est pas facile tous les jours, mais bon. Et vous ?
Son « c’est pas facile tous les jours » m’étonna, peut-être parce qu’il dénotait une sincérité qui allait au-delà des convenances habituelles. Alors je répondis à son « Et vous ? » avec la même sincérité :
– C’est pas facile tous les jours, mais ça va.
Il a souri, comprenant immédiatement ce que j’avais compris. Il demanda :
– Pour vous, qu’est-ce qui est le plus difficile ?
Nous nous étions mis un peu sur le bord du chemin, sous le auvent qui recouvrait le parking des deux-roues. Il se tenait assez droit, son cartable devant lui à deux mains. Comme j’étais plus grande que lui, je m’efforçais de plier mes genoux pour me rapetisser un peu.
– Je crois que le plus dur pour moi, c’est de m’organiser, de ne pas perdre de temps. J’habite un peu loin et je fais pas mal de choses, c’est pas toujours simple.
Il opina :
– La gestion du temps… C’est un art difficile, mais fondamental et intéressant. Si vous savez gérer votre temps, vous vivrez deux ou trois fois plus que les autres !
Je souris et il ajouta :
– Est-ce que vous notez, au moins ? Sur un agenda ?
– Oui, j’ai une appli sur mon téléphone.
– Notez, vos rendez-vous, vos tâches, vos objectifs. Le monde est divisé en deux : ceux qui notent et ceux ne notent pas.
Il posa son cartable, moi j’avais toujours mon sac sur une épaule, on aurait pu se sentir gênés, là comme ça l’un en face de l’autre, mais bizarrement non, je ne sais pas pourquoi, c’était plutôt fluide.
– Et vous alors ? Le plus difficile ?
Il me sembla que son visage s’assombrissait. Il réfléchit, pas sur le fond je crois, plutôt sur la forme. Au bout de quelques secondes, il répondit :
– Le plus difficile à supporter, c’est l’impolitesse.
– Des élèves ?
– Oui, mais pas que. Des collègues, de l’administration, des individus en général. Le manque d’attention à l’autre, l’égoïsme… L’impolitesse mine notre société. On perd notre humanité.
Il avait l’air grave, et même triste. Je crus un moment qu’il allait se mettre à pleurer, alors qu’il était drôle et joyeux 50 secondes avant. J’essayai d’aller dans son sens, de compatir, mais j’étais jeune et je ne savais pas bien faire :
– Nous les élèves, on n’est pas toujours faciles, c’est sûr !…
Il consentit.
– C’est vrai. Ça devient dur. Vous n’êtes pas responsables. Un enfant n’est que ce qu’on lui donne, et ce qu’on ne lui donne pas.
– Je trouve que certains abusent dans la classe. Alors que vous êtes plutôt un prof… euh, très… vous êtes un bon prof.
Je n’osais pas lui dire tout le bien que je pensais de lui.
– Je ne sais plus ce qu’il faut faire pour être un bon prof. Je me demande même si on peut encore être prof, à l’heure de Netflix, de Tik-Tok et de ChatGPT… Ça parait impossible, incompatible.
Je le regardais. Il m’émouvait, je le sentais. Je voyais que les rôles s’étaient inversés, et que pour une fois c’est l’élève qui faisait parler le prof.
– En tout cas, je peux vous assurer que pour moi et quelques autres, pas mal d’autres même, vous êtes un bon prof et qu’on a besoin de vous.
J’étais contente d’être arrivée à sortir ça, même si j’étais consciente que j’en aurais été incapable si quelqu’un nous avait entendu.
Quelques élèves passaient dans les deux sens et nous apercevaient. Est-ce qu’ils pensaient quelque chose ? Que le prof me draguait ? Il était plus âgé que mon père et jamais il n’avait eu un mot, une allusion ou un geste déplacé. Je m’en foutais de toute façon, j’avais encore le droit de parler à qui je voulais comme je voulais, non ? Et même s’il trouvait du plaisir à parler avec moi, où était le mal ?
– Vous êtes… – je crus qu’il n’allait pas oser, mais si – adorable. Ça fait du bien d’entendre ça.
– C’est sincère.
Il y eut un blanc, là, et je crois qu’on se demandait tous les deux si on pouvait continuer cette conversation. Si ça n’allait pas nous entrainer trop loin, et poser des problèmes insurmontables. Je l’ai vite regretté, et je le regrette encore plus aujourd’hui après le drame, mais c’est moi qui mis fin à cet échange :
– Bon, il faut que j’y aille.
Il sembla reprendre pied dans la réalité.
– Oui. Nous nous revoyons vendredi, je crois ?
– C’est ça. Je vous dis à vendredi, Monsieur le Professeur.
Il ne put cacher sa surprise.
– Vous m’avez appelé Monsieur le Professeur ?
– Euh, oui ! C’est venu naturellement.
– Eh bien… Vous voyez, je crois que si les élèves avaient continué à dire Monsieur le Professeur, ou Madame la Professeure, ça aurait évité la dégringolade à laquelle nous assistons.
– Il n’est peut-être pas trop tard ?…
Il eut un sourire un peu triste et ne répondit pas. Je rajustai mon sac et lui fis un petit signe de la main.
J’avais à peine tourné le dos qu’il m’appela :
– Émilie ?
– Oui.
– Vous ne vous en rendez sans doute pas compte, mais vous venez de me faire un beau cadeau : vous m’avez écouté, et même interrogé. Et même encouragé. Vous ! Une élève ! Comme ça, gratuitement !
J’étais un peu surprise :
– C’est si extraordinaire ?
– Oui. L’écoute, le don, la gratuité, c’est devenu quelque chose d’extraordinaire. Alors merci. Merci infiniment.
– Merci à vous aussi.
Ce fut à son tour de me faire un petit signe et il s’en alla.
Cette conversation n’eut pas de suite, malheureusement. J’ai quitté le lycée l’année suivante, pas lui. Cinq ans s’écoulèrent jusqu’à ce qu’arrive l’impensable. Que s’est-il passé ? Quand est-ce qu’il a basculé, disjoncté ? À quel moment n’a-t-il plus pu encaisser ? Parce que je ne vois pas d’autre explication à son geste : soit une accumulation d’humiliations devenues impossibles à supporter, soit un coup plus fort que les autres. Quelque chose a touché sa raison, démoli son cerveau. Et paralysé son cœur devenu glacé.
C’était quinze jours après le meurtre de la prof d’espagnol dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz. Est-ce que ça a joué ? On ne sait pas. Il est difficile de comprendre l’irrationnel. En tout cas, on a perdu quelqu’un de bien. Et chaque fois qu’on perd quelqu’un de bien, le monde va un peu plus mal. Surtout quand ce quelqu’un de bien est devenu un monstre.
Y’en a marre de ces mauvaises nouvelles. C’est trop lourd, trop pesant. C’est peut-être ça qu’avait perdu Monsieur Ploquin, la légèreté. Il prenait trop à cœur. Il avait une trop haute estime de son métier, des élèves, de lui-même. C’est dommage de regretter que quelqu’un soit consciencieux, mais sans doute une bonne dose de légèreté est-elle indispensable pour survivre aujourd’hui : savoir qu’on a très très peu de prise, qu’on peut au mieux réussir quelques coups de temps en temps, et qu’il ne faut pas trop se formaliser des bassesses, des échecs et des insuffisances.
J’aimerais trouver l’innocence. Mais est-ce que ça se trouve l’innocence, si on ne l’a pas d’office ? Sans doute pas. Si on ne l’a pas, ou plus, elle ne peut se retrouver. L’innocence, c’est une seule fois, et au début. Alors ok, plus d’innocence. Mais un peu moins de souffrance, un peu plus de légèreté. S’il vous plait. Même si c’est pas l’assassinat de 19 élèves par leur professeur qui va faciliter les choses.
24 février 2023
Deux personnages au restaurant
(environ 15 minutes de lecture)
C’était un restaurant à la cuisine banale mais au cadre somptueux : des pierres blondes et chaudes, des boiseries à la patine ancestrale, ce qu’il fallait de velours, des tableaux colorés se reflétant dans des glaces immenses, qui agrandissaient encore les trois pièces en L, sans oublier une terrasse de chaque côté, celle de derrière véritable jardin à fontaine, celle de devant avec four à pain et pizzas pour les soirées d’été, le tout ceint de colonnades, de statues quasi grecques et de fer forgé à l’ancienne.
L’endroit avec eu mille noms : Le jardin d’Ernest, Le Farfalla, La Taverne du Sommelier, Le bistrot de Lisa… Sans doute les nombreux changements de propriétaire étaient-ils dûs à la difficulté, aussi bien en termes de travail que de finances, de faire tourner un tel établissement, dont les charges fixes exigeaient des menus à 50 €, alors que la clientèle locale les limitaient à 25. La concurrence n’était pas en reste. J’avais entendu le chiffre hallucinant de 200 restaurants dans cette ville de 50 000 habitants (100 000 avec l’agglomération), alors qu’il n’y avait guère la place pour plus d’une quarantaine.
Après trente ans d’amour, j’avais quitté la ville un an plus tôt pour des raisons maternelles. J'y revenais une fois tous les deux mois environ, pour des raisons professionnelles qui me permettaient de ne pas perdre le contact avec de bons amis, plus nombreux et plus importants que je l’aurais cru.
Ce jour où j’y retournais, le restaurant s’appelait Le Bistrot du Palais (le Palais de Justice était à deux pas). Nous étions un samedi midi de février et j’avais invité là mon ami Daniel. Je n’avais qu’une heure entre deux cours que je donnais dans une classe préparatoire d’un lycée de la ville. J’étais content de retrouver Daniel, avec qui nous avions partagé différentes aventures, politiques, commerciales, éditoriales, au cours des trois décennies écoulées.
Daniel était un vendeur hors pair, même quand il ne le faisait que pour la gloire. Il avait été le meilleur « vendeur » de cartes du R.P.R. en France avant et au début de la présidence de Jacques Chirac. C’est grâce à des gens comme lui que « le Grand » avait pu accéder à l’Élysée. Quand Daniel avait finalement cédé sa société de distribution, 2 millions d’euros, j’avais vu le chèque, il avait aussitôt pris quelques « cartes » de représentant en vin et s’était mis, avec un associé et un commis, à vendre des caisses de 6 et de 12 dans un coin déjà saturé en négociants de tous ordres (pour le plaisir, il vendait aussi du champagne, du Ruinart, pas moins), comme ça, comme s’il avait 20 ans et qu’il crevait de faim, parce que la vente c’était la vie. Il avait d’ailleurs repris le local que j’avais occupé pendant une dizaine d’années en tant qu’écrivain public et éditeur, et l’avait transformé en lieu de gestion et de dégustation.
Je passais le voir de temps en temps.
– Ça va ? demandais-je.
– Plein fer !
– T’arrives à faire rentrer l’argent ?
– Ça va ça vient…
Au bout de quelques années, alors qu’il avait inondé de Bordeaux, de Ruinart et de Pécharmant, le Limousin, le Quercy et le Périgord, il avait arrêté le vin et s’était spécialisé dans la reconversion des militaires. Ne pas avoir été officier d’active était le grand regret de sa vie, et il se rattrapait dans la réserve citoyenne, où il était colonel. Avec son talent, il vendait des militaires en fin de carrière aux entreprises de la région. Il connaissait les ressorts de la nature humaine, et il savait l’utiliser aux fins qu’il décidait. Il avait une vision assez simple de la société, mais qui n’était pas fausse. Par exemple, je me souviens qu’il m’avait dit en 1998, bien avant internet et le numérique, lorsque nous rentrions d’un déplacement à Londres :
– Avec un téléphone et une carte bleue, rien n’est impossible.
En 2023, c’est évident, mais il y a un quart de siècle, ça l’était moins. Il sentait les choses, il avait du pif.
Une passion commune nous rapprochait : la littérature. Daniel était depuis l’ouverture le meilleur client du Cultura de la zone ouest, chez qui il laissait au minimum 500 € par mois depuis deux décennies. Outre la littérature, il aimait aussi les essais politiques, l’histoire et la psychologie. Comme il sortait peu le soir et n’aimait pas la télé, il passait ses soirées à lire (ça ne gênait pas son épouse, qui préférait films et séries). Son appartement était envahi par les bouquins, salle de bains comprise, de même que son bureau, sa voiture, son imperméable, son costume (Daniel ne portait que des costumes cravates, auxquels, l’âge venant, il ajoutait un chapeau).
– S’il n’y avait pas les livres, je deviendrais fou.
Sa sincérité ne faisait aucun doute et je m’étonnais que cet homme si à l’aise et si habile dans le commerce avec ses semblables éprouve si fortement le besoin de s’en extraire par le truchement des livres : peut-être pour les comprendre mieux encore sans avoir à supporter leurs petitesses.
J’étais donc heureux de retrouver ce personnage pour un déjeuner dans un cadre agréable. Malheureusement, la carte, et les prix sur la carte, n’étaient pas à la hauteur des pierres, ce que Daniel ne manqua pas de remarquer et de faire remarquer :
– C’est cher ! commença-t-il par dire, tout fort, dès qu’il eut jeté un œil sur les menus qu’on nous avait tendus.
– C’est un scandale ! continua-t-il, en constatant qu’il n’y avait pas de formule à moins de 29 €.
J’avais envie de rire, et je ris. La table la plus proche rit également. Le comique venait du contraste entre la spontanéité sonore de mon ami et la réalité de la situation : non seulement les prix n’étaient pas si exorbitants, non seulement Daniel aurait pu payer une formule 290 € sans que cela gêne ses finances le moins du monde, mais en plus c’est moi qui invitais.
Comme il était bon public, même de lui-même, il rit aussi.
– Quoi ?!…
– L’ancien patron, repris-je, m’avait confié qu’il devait faire 200 couverts/jour pour s’en sortir.
– Eh bien, c’est pas en assassinant les clients qu’il les fera !
– Tu bois quelque chose ?
– T’es fou ! J’ai pas bu une goutte depuis dix ans.
Avant de vendre des spiritueux, pendant toutes ses années de commercial et de chef d’entreprise, Daniel déjeunait et dinait au restaurant tous les jours avec force vins et apéritifs. Il avait arrêté du jour au lendemain, après que son médecin lui eût expliqué ce qu’il risquait avec les taux de cholestérol et de triglycérides qui étaient les siens. Il n’en voulut pas pour autant à son généraliste que, pendant au moins cinq ans, il alla voir tous les jours de la semaine le matin à 7 h 30.
– Faut mettre tous les atouts de son côté, tu comprends. Les gens ont peur de canner, mais ils prennent pas les moyens ! On s’aime bien avec le toubib, en plus…
Les plats ne nous disant rien, nous commandâmes deux salades complètes de pays. Arrivèrent deux montagnes de légumes et de canard sous toutes ses formes (terrine, gésiers, confits, foie gras…), arrosés d’une sauce à base de vinaigre balsamique. Daniel regarda l’amas d’un air sceptique, et même horrifié lorsqu’il aperçut deux nems, certes étonnants dans une spécialité du Sud-Ouest. Il en saisit un du bout des doigts et le contempla d’assez près :
– On n’a pas commandé de salade vietnamienne ! Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Comme Daniel parlait tout fort et n’avait, depuis que je le connaissais, jamais baissé la voix pour qu’on ne l’entendît point, la fille de la table à côté s’écroula de rire. Je me retins de faire de même, ce qui n’empêcha pas le serveur de rappliquer :
– Y’a un problème ?
Je perçus tout de suite que la question était mal posée, du moins pour Daniel. Sans regarder l’employé, mon ami demanda :
– Enlevez-moi ces trucs.
– Vous n’aimez pas ? C’est un nem au canard croustillant, avec un chutney de figues. Ça se fait beaucoup, aujourd’hui.
– Oui, ben c’est pas un progrès. Et le canard, ça me connait…
D’un geste de la main, il réitéra son souhait d’être débarrassé. Le serveur attrapa une assiette et, d’une fourchette et d’un doigt, retira les deux nems de l’assiette de Daniel. Cette extraction peu courante ne passa pas inaperçue et cette fois ce sont au moins cinq tables non loin de la nôtre qui repérèrent qu’un client pas banal se trouvait dans la salle.
– Dis donc, reprit Daniel qui se sentait mieux après qu’on l’eût débarrassé de ces chinoiseries, si on se prenait une demi-bouteille ?
– Tu peux t’autoriser quelques exceptions ? J’en serais ravi.
– On va pas pleurer pour 20 centilitres ! Tu sais ce que disait Churchill, Winston ? « Après la guerre, deux choix s’offraient à moi : finir ma vie comme député ou la finir comme alcoolique. Je remercie Dieu d’avoir si bien guidé mon choix : je ne suis plus député ».
Il fit un quart de tour et, sans lever la main, interpella le garçon :
– Eh, Victor (pourquoi Victor ?…) ! Apporte une demi de quelque chose, rouge et buvable ! Et pas du vietnamien, hein ?!
Les réactions de la salle se partagèrent entre rires et surprise. Victor apporta une demi bouteille de Bordeaux, que Daniel saisit avant qu’il ne la débouche :
– Lalande Pommerol ? Ouais, si tu veux. Un Saint-Émilion, de l’autre côté de la Nationale après Libourne, aurait été mieux, mais on va pas chipoter. Allez, ouvre vite, on a soif.
Avec le Pommerol, la mixture de canard végétalisé passa mieux, même si je voyais de temps en temps Daniel mâcher avec difficulté quelque chose qu’il aurait volontiers craché.
Nous parlâmes avec entrain du présent plus que du passé, de fictions plus que de réalités. Nous en étions là quand entra dans la salle du restaurant où nous nous trouvions, juste avant la terrasse qui vu l’hiver était fermée, une femme en manteau blanc avec un petit chien. Je ne l’avais pas vue depuis des années, pourtant je le reconnus aussitôt : Caroline. Une des femmes que j’avais le plus aimée, qui trônait tout en haut dans mon panthéon sentimental.
Elle aussi m’aperçut, avant de s’asseoir.
– Pierre ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as pas quitté la ville ?
– Eh si. Mais j’y reviens de temps en temps.
Je la regardais, et je n’étais pas le seul. Elle n’était pas très grande, mais debout dans un endroit où les gens sont assis, elle ne passait pas inaperçue. D’autant que la silhouette, malgré le manteau, était agréable à regarder. Le visage encore plus. Sa blondeur avait un peu pâli, mais le bleu de ses yeux était toujours aussi clair. Le maquillage révélait plus qu’il ne cachait des joues, des lèvres, des tempes et un cou que l’on avait envie d’embrasser.
– Je viens déjeuner là de temps en temps, soupira la belle en tendant son manteau au serveur, qui visiblement la connaissait.
Le pantalon de cuir noir, les bottines, le pull blanc, les boucles et le collier laissaient voir une femme à la cinquantaine assumée, ce qui d’une certaine manière me fit plaisir, car quand nous nous fréquentions, cette cinquantaine qui alors approchait n’était pas loin de la terroriser. Elle en rêvait la nuit et je devais la réconforter, sur sa beauté, son charme, sa capacité à évoluer avec l’âge, arguments dont elle me reprochait parfois la contradiction : « Si je dois m’adapter, c’est que j’ai perdu ma beauté ? ».
Comment dire ?… Là, elle avait pris dix ans, mais elle était encore belle. Elle s’assit et installa son petit chien à ses pieds, enroulant la laisse autour de sa chaise.
Daniel, déstabilisé par cette intrusion, me posa une question simple :
– C’est une pute ?
Il n’avait pas baissé la voix, mais par chance Caroline n’entendit pas. Je réalisai alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. J’avais parlé de l’une à l’autre, mais il avait oublié, ce qui est bien normal. Nous avons du mal à mémoriser nos propres histoires, alors celles des autres…
– C’est un des grands amours de ma vie, répondis-je. Pas très long, deux ans, avec des ruptures, mais…
Je ne finis pas ma phrase. Trop de choses me revenaient en tête. Caroline, c’était « ma scandaleuse », et même, elle en était consciente, « ma chiante, tu peux le dire ». On ne pouvait pas aller chez des amis, entrer dans un magasin, se retrouver en famille, sans qu’elle déclenche un courant électrique qui créait des courts-circuits à répétition. Elle était en retard, exigeante, caractérielle, boudeuse, versatile, drôle, inventive, belle, généreuse, exceptionnelle. Rien n’était simple avec elle, mais tout était extraordinaire. Chaque minute pouvait être mémorable, le quotidien était épique. Impossible d’être tranquille. Impossible de se lasser. C’est elle qui m’avait quitté, bien sûr, ce dont elle m’avait toujours prévenu. Elle : « Je suis très volage ». Moi : « Je t’aimerai quand même ». Elle : « Tu devrais pas ».
Daniel détourna de lui-même la conversation :
– Comment se fait-il qu’on laisse entrer un chien dans un restaurant ? C’est incroyable ! Je déteste les chiens.
Cette fois, Caroline entendit. Elle réagit au quart de tour.
– Pierre, tu diras à ton ami que mon Puddy ne dérange personne. Et qu’en plus, il ne s’intéresse pas aux hommes grossiers. Il ne risque donc pas d’aller l’embêter.
Je me rendis compte d’une chose : Caroline et Daniel avaient le même caractère. Ils étaient culottés, francs, sans nuances, et ils réfléchissaient après avoir parlé. Ça pouvait faire des flammes si jamais ils se trouvaient l’un en face de l’autre. J’avais intérêt à ménager des espaces.
Caroline avait été installée à une place sur une table perpendiculaire à la nôtre, pas trop près heureusement, mais elle nous avait dans son champ de vision et à portée de voix. Visiblement, elle n’attendait personne. Rien que cela étonnait : quelle femme aujourd’hui se rend seule au restaurant un samedi midi avec son petit chien ? C’était une pratique de vieille et riche Anglaise au début du XXe siècle sur la Riviera ; mais un siècle avait passé, Caroline n’était pas Anglaise, elle était très jolie, et, à moins d’un grand changement, elle n’avait pas un sou.
Sans négliger Daniel qui était mon convive, je jetais de temps en temps un œil ou un sourire à Caroline. Et remarquais de nouveau combien « être » l’occupait à plein temps. Elle avait eu cette réplique un jour que je lui demandais ce qu’elle faisait : « Rien. J’ai déjà du mal à être, s’il faut encore faire… ». Cette phrase m’avait jeté, comme on dit, dans des abîmes de perplexité, et je me demandais si elle était grotesque, sage ou révolutionnaire. Une décennie après, je ne le savais toujours pas. Mais cette recherche quasi exclusive de l’attitude, du placement, de l’habillement, était une constante chez cette femme, qui l’assumait mieux que d’autres me semblait-il.
Daniel n’avait pas réagi à la contre-attaque sur Puddy. Sans doute parce qu’il avait vu que notre voisine avait du répondant. En tant que mâle à l’ancienne et adepte des vertus militaires, Daniel respectait rien moins que le rapport de forces. Une autre raison pouvait expliquer sa non-surenchère, qu’il exprima ouvertement :
– J’aime pas les femmes.
Une fois de plus, la cliente à la table derrière lui s’écroula de rire, son compagnon également.
Je précise que Daniel n’avait pas le moindre tendance homosexuelle et que je lui avais connu nombre de maîtresses ; nos aventures féminines, avec la politique et la littérature, étant d’ailleurs un de nos principaux sujets de conversation depuis que nous nous connaissions. Mais il est vrai qu’il affirmait depuis toujours ne pas être à l’aise avec les femmes, ne pas comprendre leur fonctionnement, ou le comprendre, mais ne pas l’apprécier. Il avait le droit. Ça ne l’empêchait pas de succomber à leurs charmes, et de leur faire valoir les siens.
– Celle-là, répondis-je, tu l’aimerais encore moins, car c’est un concentré de femme.
– Une caricature, non ?
– Une caricature, peut-être, tu as raison. C’est à peu près pareil.
– Je sais pas.
– Tu veux un dessert ?
– Non ! C’est assez dégueulasse comme ça.
Re-écroulements à la table derrière, que Daniel semblait ne pas remarquer. Nous commandâmes un café et un thé.
Caroline n’avait pas commencé son repas tandis que nous finissions le nôtre. Elle avait commandé un verre de vin blanc. Je tentai de prendre une photo avec ma mémoire à ce moment, me demandant si cette femme assise seule à sa table dans ce restaurant moyen de gamme, si imprégnée de la fugacité de sa beauté, si soucieuse de retenir le temps qui filait entre ses jolis doigts, était pathétique ou sublime. En tout cas, elle était une survivante, comme Daniel était un survivant, d’un monde qui disparaitrait après eux, ou un homme était un homme et une femme une femme. L’heure était à l’androgynie, à la transexualité, à la distinction du genre et du sexe, aberrations qui les affligeaient. Ils ne voulaient pas de cette confusion qui ne correspondait pas à leur nature. Ils étaient l’un et l’autre conscients de leurs qualités et de leurs défauts, mais ils n’allaient pas se renier pour autant.
Daniel et moi nous nous levâmes après avoir avalé nos boissons chaudes.
– On y va, dis-je à Caroline.
– Tu ne m’a pas présenté ton ami malpoli.
– Daniel, répondis-je, qui fut mon complice en bien des domaines. Tu ne te souviens pas, mais je t’en ai parlé.
Daniel aussitôt, dans un réflexe tout commercial, lui tendit la main en déclamant son identité, ses titres et ses hommages. Caroline eut un mouvement de recul, ne saisit pas la main tendue et dit :
– Enchantée. Je ne vous serre pas la main, excusez-moi, je vais commencer mon déjeuner.
Je souris. Elle n’avait pas changé.
Daniel remballa sa main, plus amusé que vexé.
Caroline enchaîna en le regardant :
– J’ai entendu que vous demandiez à Pierre si j’étais une pute.
Mon Dieu, elle avait entendu.
Daniel sembla cette fois hésiter. Je précise que toutes les tables de cette partie du restaurant assistait à la conversation.
– Pas vous spécialement…
– Si, moi spécialement, je suis pas sourde. Eh bien je vais vous dire, j’aurais dû l’être davantage. Pute, comme vous dites. Je serais moins dans le besoin aujourd’hui. Vous savez que je travaille encore en usine ? Parfois en poste de nuit ? Aujourd’hui à 56 ans ?
C’était sans doute vrai. Caroline avait fait mille boulots, difficiles, toujours en contrats courts, et elle ne rechignait pas à la tâche. Mais elle avait un principe qui la mettait toujours au bord du gouffre financièrement : elle dépensait systématiquement ce qu’elle gagnait. Pour elle, la dépense était la récompense. Sinon, le travail n’avait aucun sens. C’était un de nos nombreux sujets d’engueulade. « Mais achète-toi quelque chose ! », m’implorait-elle. Un samedi sans un peu de shopping et un achat ne valait pas la peine d’être vécu. Le restaurant le samedi midi participait certainement de cette logique : elle venait dépenser ce qu’elle avait gagné dans la semaine, du moins le peu qui lui restait après qu’elle eût payé ses charges fixes. À cette enseigne, on pouvait comprendre son regret de ne pas avoir été davantage entretenue.
– J’ai eu quelques amants généreux, je peux pas dire. Mais j’ai été trop timide, trop polie. Grave erreur. Si j’avais été, même pas vénale, mais disons un peu plus intéressée, ma vie serait bien différente.
– Visiblement, rétorqua Daniel, en termes de politesse et de timidité, vous rattrapez le temps perdu.
– Peut-être. Mais c’est trop tard.
– Il n’est jamais trop tard, Caroline. Croyez-moi. Il peut se passer plein de choses à tous les âges.
– Si vous le dites…
– Vous verrez.
Nous primes congés sans toucher la belle. Je lui promis de l’appeler la prochaine fois que je reviendrais dans la ville pour l’inviter à dîner.
– Tu le feras ?
Je le ferais. Mais elle, viendrait-elle ? Tout dépendrait bien sûr de sa situation et de son humeur au moment de mon appel.
Je payai ce mauvais repas et nous nous retrouvâmes sur le trottoir Daniel et moi. Mon ami me fit face aussitôt :
– Donne-moi son numéro.
Je ris en sortant mon iPhone. Parfois, la vie vous met en présence de personnages. Il n’y a qu’à les mettre en situation et les laisser jouer.
17 février 2023
La voiture d'en face
(environ 16 minutes de lecture)
Ça faisait 6 jours maintenant que l’accident avait eu lieu et il n’arrivait toujours pas à revoir et à remettre dans l’ordre les 30 secondes avant la collision. D’après les médias, qui savaient tout mieux que tout le monde, il se serait « déporté » sur la gauche et aurait percuté la voiture venant en sens inverse. Voiture dans laquelle se trouvaient, ô rage ô désespoir, un couple et deux enfants. La fille de 3 ans était morte sur-le-coup, le fils de 8 ans et le père étaient gravement blessés, la mère plus légèrement. Lui-même, Luc Laventa, était assez fortement touché, au thorax, aux genoux, à l’épaule, tandis que les deux compagnons qui l’accompagnaient étaient indemnes. Ils avaient d’ailleurs pris la fuite. Cele aggravait encore les choses, mais il comprenait pourquoi : l’un était un immigré en situation irrégulière, l’autre avait eu des ennuis pour son trafic de stupéfiants.
Là, sur son lit d’hôpital, il cumulait des douleurs si nombreuses et si fortes qu’il demandait en permanence qu’on l’endorme, ce qu’il n’obtenait que partiellement.
– Au contraire, Monsieur Laventa, il faut vous réveiller, commencer à reprendre le dessus…
Au moins cette infirmière n’était-elle pas ouvertement hostile, comme la plupart des soignant.e.s qu’il voyait défiler depuis la fin de semaine précédente et qui ne cachaient pas leur haine à son égard. Il était à l’hôpital, mais beaucoup de personnes autour de lui ne souhaitaient pas qu’il aille mieux. On le vouait aux gémonies, on voulait qu’il souffre.
Comme s’il n’allait pas de toute façon souffrir tout le restant de sa vie pour… pourquoi ? « Homicide et blessures involontaires », lui avaient appris les flics la veille lors du premier interrogatoire au commissariat. « Involontaires », certes ; il n’empêche, il n’aimait pas le mot « homicide », qui signifiait, si ce n’est l’intention, l’action de tuer un être humain. Il avait tué quelqu’un, lui ? Il n’était pas convaincu. Mais beaucoup de gens, et même « les gens », étaient convaincus, eux. On parlait de « l’assassin », du « criminel », qu’il fallait condamner. Déjà, la responsable d’une association de parents d’accidentés de la route alimentait la polémique en affirmant que la qualification d’« homicide involontaire » était trop faible. Comment pourrait-il ressortir un jour dans la rue ? Sans parler même de monter un nouveau spectacle ? On allait le lyncher. Il y avait déjà deux policiers dans le couloir et deux à l’entrée de l’hôpital.
– Luc, tu dois dire quelques mots, montrer de la compassion. Cela ne changera pas grand-chose, mais si tu ne le fais pas, ce sera pire.
Ce conseil venait de sa sœur, mais aussi des deux bons amis qui lui restaient et de son avocat. Alors ils mirent au point le texte suivant, qui fut transmis à l’Agence France Presse : « Luc Laventa, qui n’est pas en état de se présenter devant les médias, fait part de son immense regret pour le mal qu’il a occasionné. Conscient que rien ne pourra remplacer l’absence et réparer les blessures, il assumera néanmoins toutes les conséquences de ses actes ». Ils avaient pesé chaque mot : mal plutôt que tort, occasionné plutôt que créé, conscient, assumera, et ses actes plutôt que son acte, afin de montrer une attitude générale et de ne pas laisser entendre qu’un « acte » avait été commis.
Les médias reprirent tous et vite cette déclaration, mais la réaction de la famille, qui, ne pouvait être bonne, fut très mauvaise, celle-ci se déclarant « insensible aux propos de M. Laventa ». L’avocat fut encore plus négatif, affirmant que « la famille, comme des millions de Français, ne comprendraient pas que Luc Lavanta ne soit pas mis en examen et placé en détention provisoire dès la fin de sa garde à vue ». Cet avocat semblait franchement méchant et Luc demanda qu’on éteigne la télé.
– C’est normal, lui dit son propre avocat. Il est dans son rôle.
Pour mieux supporter l’insupportable, il essaya de passer en revue ses souffrances. Peut-être qu’en les analysant, il arriverait à s’en éloigner de quelques millimètres ?
Le pire était bien sûr la mort de cette petite fille et les blessures graves de son frère de 8 ans et de leur père. Quoi que l’on détermine des circonstances exactes de l’accident, c’était bien la voiture qu’il conduisait qui était entrée en collision avec la voiture de cette famille et qui l’avait décimée. Visiblement aussi – les policiers le lui avaient confirmé – il avait quitté la droite de la route et s’était mis à rouler à gauche. Sur une nationale sans séparation entre les voies de circulation… Ne pas pouvoir revenir en arrière, ne pas pouvoir reprendre le fil des événements en décalant de quelques secondes le croisement des deux véhicules, était une torture de tous les instants. Oui, c’était irréversible. La mort et les blessures qu’il avait causées à ces gens ne disparaîtraient jamais.
Cette affreuse réalité créait une souffrance concomitante : il était et il serait pour toujours un objet de haine. Lui qui – comme tout le monde ? – n’aspirait qu’à être aimé, déclenchait et déclencherait désormais le sentiment inverse. Si déjà à l’hôpital on le haïssait, que serait-ce dans la rue, dans un restaurant, sur une scène ? Il ne pensait pas pouvoir supporter ça, les regards de haine et de dédain, les doigts tendus, les insultes, les propos de réseaux sociaux, l’ostracisme et l’isolement. S’il n’y avait sa sœur et sa mère, il aurait déjà mis fin à ses jours. Peut-être le ferait-il malgré elles. Il ne se sentait pas fort du tout. Déjà, il avait dit à sa sœur quand il s’était réveillé :
– C’est moi qui aurais dû mourir.
– Dis pas ça, lui avait-elle répondu en serrant fort sa main.
Il avait pleuré, en raison d’une autre souffrance atroce : il affligeait les deux personnes qu’il aimait le plus au monde et qui l’avait toujours soutenu dans ses choix, souvent difficiles à suivre, il était le premier à le reconnaître. Et leur père qui, quand il était enfant, était mort dans un accident de la route… Mon Dieu, comme la vie était cruelle, fragile, horrible…
La haine qu’il suscitait était attisée par un autre malheureux concours de circonstances : les victimes étaient d’origine maghrébine et d’un milieu modeste tandis qu’il était un mâle blanc de plus de 50 ans, Parisien, aisé, artiste, figure du show-bizz. Autant dire qu’en ces temps d’indignation et de délation, il était un objet de détestation idéal. Il pensa au sort de deux autres hommes fauchés en pleine gloire, mis au banc à tout jamais, un pour homicide involontaire justement, Bertrand Cantat, l’autre pour un mensonge et une fraude fiscale, Jérôme Cahuzac. L’un comme l’autre avaient payé, mais n’avaient jamais été pardonnés. Ils vivaient comme des reclus, méprisés de tous, niés jusque dans leur existence, haïs pour l’éternité. On pouvait ajouter à la liste Sacha Distel, chanteur comme lui, qui plia sa Porsche une nuit d’avril 1985 sur la nationale 7, blessant grièvement sa passagère, l’actrice Chantal Nobel, qui reste handicapée. C’était son tour. Il était lui aussi le représentant de cette catégorie dont les chefs de la pensée collective ne voulaient plus en 2023 ; on n’allait pas manquer l’occasion de le détruire pour faire un nouvel exemple.
Par chance, il était pédé. Son homosexualité le rendait moins mauvais d’office aux yeux des gauchistes de type populiste, des féministes de type fasciste et des journalistes de type journaliste. Une homosexualité clean, avec une compagnon unique, aurait été plus bankable que son homosexualité trash, mais c’était tout de même un facteur de sympathie pour l’intelligentsia des plateformes et des plateaux. S’il avait été, en plus, hétérosexuel, ces braves gens l’auraient poursuivi, harcelé, trainé, déchiqueté, jusqu’à ce qu’il rende gorge. Une députée de la France Insoumise, Manon Fouritin, adepte de la convergence des luttes contre les discriminations intersectionnelles, avait toutefois éructé sur France Inter, siège de la bien-pensance : « Nous veillerons à ce qu’il ne bénéficie ni d’une justice de classe, ni d’une justice de race ». Le ton était donné, Twitter et l’opinion suivraient.
Par chance également, si l’on pouvait dire au milieu d’un tel malheur, il était chanteur, métier qui profitait d’une grosse cote dans l’imaginaire populaire. Il avait de lui-même toujours considéré qu’on en faisait trop pour trois métiers, dont celui qu’il exerçait : les chanteurs, les acteurs et les joueurs de foot. Des professions au sein desquelles on trouvait certes quelques personnes méritantes, mais surtout beaucoup de chance et de hasard, et qui étaient objectivement moins difficiles et moins utiles que la plupart des autres, qui ne valaient à celles et ceux qui les exerçaient que des salaires limités assortis de l’anonymat le plus complet. En tant que chanteur, on l’aimait, on l’admirait, on le trouvait sensible, humain, sympathique. Ce capital exceptionnel dont il avait bénéficié jusque-là permettrait-il de limiter la haine à son encontre ?
Il était pédé, chanteur, mais aussi drogué. Son addiction à la cocaïne n’était un mystère pour personne, il ne l’avait jamais cachée. Or, il était sous l’emprise de la cocaïne au moment de l’accident. Ce seul constat suffisait à en faire un criminel, il le savait. Il avait conduit sous l’emprise de stupéfiants, c’était à la fois interdit et dangereux, la preuve. Il devrait payer pour cela. Il l’admettait, c’était inévitable et même juste. Si le climat dans la société n’était pas si nauséabond, il aurait peut-être osé un « Que celle ou celui qui n’a jamais roulé shooté.e ou bourré.e me jette la première pierre », non pas pour se dédouaner, mais pour rappeler que beaucoup criaient avec la meute simplement parce qu’ils avaient eu la chance de passer entre les gouttes. Cependant, toute nuance, toute mise en perspective était impossible dans un monde qui, aux yeux du plus grand nombre, se divisait en deux catégories : les victimes et les coupables. Les coupables devaient payer, les victimes êtres payées.
Il était donc chargé au moment de l’impact. Pour autant, il ne voyait pas pourquoi la cocaïne lui aurait fait quitter la droite de la route. Il avait l’habitude, et il n’avait pas spécialement forcé ce jour-là. On était en début de soirée, ils s’étaient fait une ligne avant de quitter sa maison des Yvelines pour rejoindre Paris. Bien sûr, la cocaïne désinhibait, énergisait, euphorisait, c’est bien pour cela que tant de personnes en prenaient. Mais ce soir-là il était lucide, et plutôt serein. Peut-être roulait-il un peu vite ? Il ne le pensait pas, il n’aimait pas la vitesse.
Il essaya une nouvelle fois de se rappeler ce qui s’était passé juste avant le choc. Mais il ne voyait pas. Il discutait avec Stan et Akim, et tout d’un coup plus rien. Par moments, il croyait revoir une intense lumière : les phares de la voiture qui lui arrivait dessus ? Était-ce son imagination ?
Cela posait la question de ses compagnons d’infortune. Là encore, souffrance. Non seulement il avait dû donner leur nom et ils avaient été interpelés, mais en plus il avait dû révéler qu’il fricotait avec un petit trafiquant et un immigré en situation irrégulière, les deux ayant l’âge d’être ses fils. « Comment peut-on tomber plus bas ? », devait-on penser. En effet, ce n’était pas glorieux, c’était même, pour le coup, pathétique. Lui, privilégié parmi les privilégiés, assouvissait ses désirs, et même invitait chez lui, des êtres fragiles que forcément il éblouissait par son argent et sa renommée. Ne pouvait-il pas trouver des compagnons plus adaptés, moins dépendants ? Comment expliquer cela ? Comment faire comprendre la force du désir ? L’attrait pour la jeunesse, la racaille, l’interdit ? D’accord, mais à son âge, à 55 ans ? Ben oui, à son âge. Tout cela était indicible, et quand bien même il aurait dit, inaudible.
Il lui fallait donc vivre avec une honte supplémentaire, et non des moindres. Il n’avait pas encore lu les journaux, regardé ses comptes sur les réseaux. Mais ce qu’il voyait à la télé lui donnait déjà une idée de la déferlante : le moindre détail de sa vie serait exhibé, analysé, débattu. Toutes ses faiblesses seraient mises à jour, et ce faisant il ferait encore souffrir ses proches, c’était insoutenable. Son affaire tombait à un bon moment en plus, l’actualité était chargée en matière sociale et internationale, mais légère en termes people. Voilà qui agrémentait utilement la guerre en Ukraine et la réforme des retraites. On avait le temps pour lui. Si Delon pouvait mourir, soupira-t-il, ou le président être assassiné, du moins blessé. Mais détourner l’attention ne réglerait pas tous les problèmes, loin de là.
Ces tourments occultaient presque la douleur physique, qui pourtant n’était pas mince. Il avait des côtes cassées, une épaule luxée, les genoux enfoncés. Ce sont les genoux qui inquiétaient le plus les médecins, même s’ils étaient certains qu’il pourrait remarcher. Sans boiter, ce n’était pas sûr. Il avait très mal à la tête également. Le cerveau ne semblait pas touché, mais qui sait si le choc n’avait pas endommagé l’encéphale.
La dernière souffrance était existentielle : quel sens aurait sa vie s’il ne pouvait plus chanter, parce qu’il n’avait plus les capacités physiques et parce que plus personne ne voudrait venir à ses concerts ? L’œuvre qu’il bâtissait resterait inachevée, dès lors quel sens aurait-elle ? Des années de travail et d’efforts avaient été anéanties en cinq secondes. Qu’allait-il faire de sa vie de paria ? Il valait mieux mourir.
Il était donc au fond du désespoir quand sa sœur pénétra dans sa chambre un matin, avant l’heure autorisée des visites.
– Luc, j’allume la télé, tu vas voir !
Elle mit une des chaînes d’information en continu. Tandis qu’on revoyait les images mille fois montrées de l’accident, de l’hôpital, de lui-même, Luc entendit ceci : « Ce serait bien sûr un tournant dans l’enquête. C’est hier soir que le garçon a repris connaissance et ce matin qu’il a pu être entendu, pendant 30 minutes seulement, par les enquêteurs du SRPJ de Versailles. Il affirme que son père tenait un téléphone portable à la main juste avant la collision et qu’il roulait “très vite”. Si ces informations étaient confirmées, voilà qui changerait radicalement le regard que l’on peut porter sur ce tragique événement qui, rappelons-le, a causé la mort d’une fillette de 3 ans et blessé trois autres personnes, dont Luc Laventa toujours hospitalisé ».
– Tu te rends compte ?!
– En effet…
– Si ça se trouve, c’est le mec qui a changé de direction et foncé sur toi !
– Je comprends mieux pourquoi je me souviens de rien avant le choc.
L’avocat les appela :
– Je suis harcelé par la presse, j’ai pas besoin de vous expliquer.
– Tu penses qu’on doit faire une déclaration ?
– Surtout pas. On attend de voir si la famille réagit. Tu vas de toute façon être interrogé de nouveau cette après-midi.
– Et le père ? C’est lui qui devrait être interrogé, maintenant.
– Il est trop mal, ce n’est pas encore possible.
– Comment les propos du petit ont-ils pu fuiter ?
– Sans doute un des flics.
– Et qu’ont dit mes malheureux passagers ?
– Stan a dit qu’il dormait, ce qui semble vrai, Akim qu’il consultait sont téléphone et qu’il n’a rien vu ni entendu de spécial.
– Je n’ai pas crié ?
– Apparemment non.
– Et comment ils expliquent le délit de fuite ?
– Ils sont contradictoires : ils disent qu’ils n’ont pas cherché à fuir mais à prévenir – il est vrai que ce sont eux qui ont appelé les pompiers –, mais ils disent aussi qu’ils ont eu peur, et qu’ils ont voulu retourner chez toi… Bref, c’est pas clair, mais c’est assez secondaire.
– Est-ce que tu penses que leur témoignage m’aide ou m’enfonce ?
– Plutôt qu’il t’aide, car ils n’ont pas remarqué d’erreur de conduite que tu aurais commise.
C’est cette erreur de conduite que, dans les bureaux du SRPJ où il avait été une deuxième fois conduit en ambulance pour l’après-midi, les policiers, pas moins de cinq, comme lui-même et son avocat cherchèrent à évaluer.
– Vous êtes sûrs que la voiture a changé de direction ? demanda son avocat.
– Oui. La position et les analyses de la carrosserie des véhicules sont formelles.
– Mais c’est peut-être parce que j’ai freiné que ma voiture a changé de direction ? demanda Luc, calé dans un lit-fauteuil apporté de l’hôpital.
– Non. Il n’y a aucune trace de gomme sur la route et vos pneus n’ont pas une usure récente et localisée qui prouverait ce freinage.
– Je n’ai donc pas freiné ?
– Pas en bloquant les roues en tout cas.
– Est-ce qu’on peut calculer la vitesse des véhicules ?
– On ne peut pas utiliser le rapport entre la vitesse et la distance de freinage, puisqu’on ne la connait pas.
– Les compteurs de vitesse ne se sont pas bloqués ?
– Ce n’est pas automatique. Les compteurs à aiguille peuvent même parfois « faire des bonds » en cas de choc. On ne peut donc pas se baser sur ces données.
– Et, demanda l’avocat de Luc qui avait préparé la séance, qu’en est-il du transfert d’énergie d’un des véhicules à l’autre ?
Les flics ne purent éviter une seconde d’hésitation et de fuite des regards.
– C’est pas net.
– C’est-à-dire ? insista l’avocat.
– On ne peut pas établir qu’un des deux véhicules allait beaucoup plus vite que l’autre.
– Ils allaient donc à peu près à la même vitesse.
– À peu près.
– Et le chauffeur d’en face a-t-il freiné ?
Nouvelle hésitation perceptible des policiers.
– Oui.
– Combien de temps avant le choc ?
– 2 mètres. Ça fait même pas une seconde.
– Qu’est-ce que vous en déduisez ?
– Qu’il s’est rendu compte au dernier moment qu’il allait vous rentrer dedans. Tandis que vous, vous ne semblez pas avoir perçu le danger.
Difficile de déduire quelque chose de solide de ces constats. En tout cas, le changement de ton des policiers par rapport à la veille était spectaculaire. Les déclarations du petit accablant son père innocemment étaient passées par là. On était passé de l’inquisition à la contradiction, voire au dialogue.
L’avocat de Luc reprit :
– M. Laventa pourrait avoir changé de direction pour éviter la voiture qui lui fonçait dessus.
– C’est une hypothèse. Cependant la logique, le réflexe, aurait voulu qu’il braque à droite, côté champ, et non pas à gauche, côté route.
– Braquer à droite, c’était sortir de la route et risquer de se renverser, surtout s’il y avait un fossé.
– Ça peut s’entendre.
– Il n’y a pas de témoins ? Je veux dire des gens qui circulaient sur cette route à ce moment-là et qui auraient vu en direct l’accident ?
– Il y a un couple de personnes âgées, qui étaient juste derrière vous, dont le véhicule a d’ailleurs percuté le vôtre…
– S’ils ont percuté le véhicule de M. Laventa, c’est bien que celui-ci n’a pas quitté la droite de la route ?
– Ils ont percuté l’arrière droit de votre véhicule avec leur avant gauche. Ce qui montre bien qu’il y a eu déport.
– Pas un gros déport. Et ils ont freiné, eux ?
– Non.
Ni de nouveaux interrogatoires, ni les auditions attendues du père et de son fils, ni des analyses plus poussées de la route et des véhicules, ne permirent d’établir avec certitude qui s’était déporté en premier et pourquoi. C’était déjà une remise en cause de l’accusation à sens unique qui avait pesé sur Luc Laventa pendant toute la première semaine. Cela ne suffit pas cependant à lever l’opprobre jeté sur lui, son addiction à la cocaïne, ses pratiques sexuelles. Et rien ne supprimait le fait que sa voiture avait tué une enfant de 3 ans et grièvement blessé un de 8. Que ce soit, peut-être, le père des enfants qui ait foncé sur lui et non l’inverse ne suffisait pas à équilibrer la balance : le coupable, aux yeux de l’opinion, c’était lui.
Aux yeux de la justice aussi, puisqu’il fut condamné, un an après le drame, à 4 ans de prison dont 2 ferme. Luc Laventa reconnut qu’il méritait la punition ; il aurait simplement souhaité que le conducteur de la voiture d’en face partage sa peine avec lui.
Épilogue : Luc Laventa ne donna plus jamais d’interview à un média. Quand il fut libéré, il retourna vivre dans le Sud-Ouest d’où il était originaire. Un ami d’enfance devenu architecte lui proposa de travailler avec lui à la réhabilitation de logements selon les nouvelles normes environnementales. Luc accepta et même souhaita ce changement radical de vie. Il était le plus discret possible, mais il arrivait bien sûr qu’il soit reconnu et qu’il reçoive des insultes. Alors il passait son chemin, restait stoïque et ne répondait jamais ; il apprenait la force et les vertus du silence.
Il n’arrêta pas d’écrire et de composer des chansons pour autant. L’épreuve lui avait donné une sensibilité supplémentaire. Ses chansons étaient si belles que son producteur accepta sans problème de réaliser puis de promouvoir un album. Mais Luc avait prévenu son agent :
– CD, iTune, streaming, Deezer, Spotify, diffuse où tu veux, mais pas de concert.
De fait, on ne le revit jamais en public. C’était une des condamnations qu’on lui avait infligées, qu’il s’imposait désormais. Cela n’empêcha pas ses chansons de rencontrer un grand succès. Il est toujours un des auteurs-compositeurs les plus populaires dans le pays.
Épilogue de l’épilogue : 12 ans après l’accident – Luc avait 67 ans –, alors qu’il sortait à 12 h 30 des locaux du cabinet d’architecture et de construction où il travaillait encore, un jeune homme s’approcha de lui :
– Luc Laventa ?
– Oui ?…
Le jeune homme n’avait pas l’air hostile. Son visage était barré de deux cicatrices et le nez semblait un peu cabossé.
– Nous nous sommes rencontrés de manière un peu… brutale…, il y a bien longtemps.
Luc comprit et pâlit :
– Vous êtes Mehdi Bendal ?
– C’est ça. Je voudrais parler avec vous. On peut déjeuner ensemble ?
Luc fixa encore le visage :
– Vous êtes sûr ?
– Oui. En plus, j’aime beaucoup vos chansons.
Mehdi sourit et tendit la main à Luc, qui ne put que la saisir et sourire à son tour.
Depuis ce jour, ces deux-là déjeunent ensemble au moins une fois par trimestre, s’entraident dès qu’ils le peuvent, et se téléphonent de temps en temps pour parler des douleurs et des douceurs de la vie.
10 février 2023
Sans Valentin
(environ 5 minutes de lecture)
Le fleuriste était de l’autre côté de la rue par rapport à leur agence. Comme ce 14 février était calme en ce qui concerne le tourisme, Laurie et Gwenaelle avaient le temps de s’intéresser aux va-et vient dans la boutique d’en face, pour qui au contraire c’était un jour faste.
On considérait la Saint-Valentin comme la fête des amoureux depuis le XIVe siècle. Apparue en Angleterre, la coutume s’était étendue au monde entier. Et à partir du XXe siècle, les fleurs et les cadeaux avaient remplacé les lettres et les billets doux.
– C’est toujours la rose qui domine, on dirait, remarqua Laurie.
– La rose rouge, compléta Gwenaelle.
– C’est ce qu’il y a de bien avec la Saint-Valentin : l’homme peut oser le rouge même s’il n’est pas encore en couple avec la dame, alors qu’un autre jour cela paraitrait déplacé.
– Tu crois que les mecs s’arrêtent à ces considérations ?
– Une chose est sûre : c’est l’homme qui offre des fleurs !
– Les fleurs oui. Mais depuis quelques années, les femmes aussi offrent un cadeau.
– C’est vrai.
Elles se mirent à observer avec attention ceux qui entraient et sortaient de chez le fleuriste.
– Regarde ce gars comme il tient sa rose : à deux mains ! En ne la quittant pas du regard et en marchant tout doucement ! Il est mimi…
– Il doit être sacrément amoureux.
– J’espère que c’est réciproque.
– Ça…
Au fil des heures, elles établirent quelques statistiques.
– Une majorité n’en prend qu’une.
– Ou alors beaucoup. On en a vu plusieurs avec au moins 12 roses !
– Tu préfères quoi, toi : en recevoir une ou plusieurs ? Si c’est ton amoureux qui offre…
– Si l’histoire dure depuis longtemps, plusieurs c’est mieux. Ça montre que l’homme ne se contente pas du minimum. Il veut continuer à assurer, donc il tient à toi.
– C’est vrai, la rose rouge unique, c’est la déclaration, l’aveu du sentiment. Ça ne peut être qu’au début.
Elles avisèrent un gars qui sortait de la boutique avec un pot :
– Regarde : lui il achète l’arbre !
– Il vise la durée, l’amour qui ne fane pas.
– C’est beau…
Laurie fut dérangée par un appel téléphonique. Quand elle raccrocha, elle dit :
– Moi, le plus beau bouquet que j’aie reçu, c’était il y a trois ans, pour mes 44 ans. 44 roses, roses, livrées par Interflora, et je ne savais pas qui me les envoyait !
– Non ?
– Je te jure. Pas de carte, pas de message.
– T’as jamais su d’où elles venaient ?
– Le mec me l’a dit des mois après. J’avais pas imaginé une seconde que c’était lui !
– Qui c’était ?
– Un ancien copain de ma sœur. Il ne sortait plus avec elle, mais on était resté amis sur Facebook. Je voyais bien qu’il likait ou lovait mes publications et qu’il mettait des commentaires ambigus. Il était pas mal, mais je le calculais pas du tout.
– Pourquoi il a fait ça ?
– Il devait espérer que je devinerais qu’il était l’auteur du cadeau.
– Comment t’as réagi ?
– J’ai pensé que ça venait d’un de mes ex. Et j’étais plutôt contente parce que j’aurais pas été contre une reprise de notre relation.
– Tu l’as contacté, cet ex ?
– Non, j’étais pas sûre. J’ai photographié le bouquet, j’ai publié la photo sur Facebook. Et j’ai mis une légende genre : « Merci à l’expéditeur mystérieux de ce magnifique bouquet ».
– Il s’est pas manifesté ?
– Il a liké, comme d’autres. Une de mes copines a commenté : « Ça, je sais de qui ça vient ». On s’est parlé au téléphone, elle pensait au même ex. Alors j’ai écrit à mon tour : « Oui, ça me fait plaisir qu’il ne m’oublie pas ». Non seulement l’ex n’a pas bougé, mais le véritable auteur non plus, j’avais dû le refroidir.
– Quand est-ce qu’il te l’a dit ?
– Un jour, il m’a envoyé un message privé. « Je vais quitter Facebook, j’en ai marre. Je voulais juste te dire : le bouquet, c’était moi ». Je suis tombée des nues, mais ça n’a pas créé le désir pour autant. J’ai répondu : « Je suis désolée de ne pas avoir deviné. C’était une très belle attention, merci. Bonne chance pour la suite sans Facebook ».
– Il a dû être déçu.
– Peut-être. Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie…
Elles cessèrent de parler un moment, sans cesser de regarder les mouvements chez le fleuriste en face. Il y eut des coups de téléphone, des demandes de disponibilités, des fournitures de renseignements. Puis le commercial apparut, cravate au vent, qui allait entrer dans l’agence :
– Oh non… Tu te vois fêter la Saint-Valentin avec lui ?!
– Il serait pas mal s’il était moins bête, moins lourd !
– Faudrait au moins lui couper la tête.
Le lourd entra :
– Ça va, les filles ? On a mis ses dessous sexys pour ce soir ?! Rouges ou noirs, laissez-moi deviner ? Ah ah ! Vous faites les saintes nitouches, mais ce soir, les seins on y touche ! Ah ah ah !
Elles se regardèrent, consternées.
Quand il fut parti dans le bureau du fond rejoindre le directeur, elles reprirent leur observation de la devanture du fleuriste. Les entrées et sorties étaient nombreuses.
– Ben dis donc… soupira Laurie. La société de consommation a encore de beaux jours devant elle.
– Bah, c’est une belle tradition, non ?
– C’est vrai. Mais bon.
Gwenaelle demanda soudain :
– Au fait, tu fais quoi, toi, ce soir ?
Laurie resta quelques secondes interdite, comme si elle ne comprenait pas que la question lui était adressée.
– Moi ?!… Oh rien ! Rien. Comme d’hab. Je suis toute seule. Et toi ?
– Moi, Jean-Claude m’a dit il y a cinq ans que ça rimait à rien de fêter la Saint-Valentin quand on était « un vieux couple ». Donc, rien non plus.
Tournées vers les acheteurs de fleurs qui défilaient, elles restèrent pensives un moment, puis se focalisèrent chacune sur son écran.
3 février 2023
Le jour où la machine a parlé mieux que les humains
(environ 17 minutes de lecture)
Paul savait qu’il serait battu avant de mourir, que c’en était bientôt fini de l’humanité homo sapiens, que déjà les plus jeunes avaient perdu les émotions de base et qu’ils étaient phagocytés par les objets connectés auxquels ils se livraient corps et âme. Déjà, les hommes avaient perdu le contrôle dans les domaines clés. Il suffisait de se poser quelques questions simples pour réaliser que le point de non-retour était atteint. Par exemple : qui pouvait arrêter internet ? Qui comprenait les flux financiers ? Qui pouvait organiser le changement climatique ? Ou, plus terrible encore : combien d’individus étaient-ils encore capables de s’asseoir plus de 3 minutes sans consulter un écran ? Beaucoup ne pouvaient même plus marcher sans.
Les machines n’avaient pas encore le pouvoir, mais déjà les hommes ne les contrôlaient plus. Ils les contrôlaient d’autant moins qu’ils se dessaisissaient eux-mêmes et fournissaient les données personnelles indispensables au fonctionnement des algorithmes. Consentir à la transparence et à la dépossession, renoncer à son intelligence et à sa liberté : ça s’appelait un suicide.
Il faut dire que ces objets étaient extraordinaires de puissance et de beauté. Qu’y avait-il de plus fascinant qu’un smartphone en acier brossé avec un écran à diodes électroluminescentes organiques, qui tenait dans une main et vous donnait accès à toutes les informations, tous les services, toutes les distractions, tous les contacts du monde ? Quelle expérience pouvait rivaliser avec celle dans laquelle vous plongeait les casques de réalité virtuelle, offrant des sons parfaits et des vues à 360° qui donnaient l’impression d’être au centre de l’action ? Qui résisterait aux Apple glass qui allaient doter chaque individu d’un champ de vision démultiplié par des commandes dignes de celles d’un conquérant de l’espace ? Quand la puissance, la beauté, la reconnaissance sociale se liguaient pour séduire les masses, il n’y avait pas grand-chose à faire pour contrer la déferlante.
Aussi, quand, en décembre 2022, les premiers articles firent connaitre au monde les prodiges réalisés par le logiciel ChatGPT de la société OpenAI (au départ, ironie, une organisation à but philanthropique qui devait protéger les individus de l’I.A.), Paul comprit que la fin était proche. Car cette intelligence artificielle de type conversationnel (chatbot), nourrie et entraînée avec plus de 500 milliards de textes, était capable de répondre à la plupart des questions, proposant une synthèse très correcte sur le fond et la forme. Qu’on se comprenne bien : elle ne renvoyait pas à une source plus ou moins adaptée à la question, elle ne proposait pas de lien. Non, elle écrivait, dans la langue que l’on voulait, une réponse unique aux questions que l’on posait. GPT signifiait « transformateur génératif pré-entrainé ». Tout un programme.
Paul Salter, écrivain et enseignant, perçut tout de suite le danger. Comme un million d’autres personnes, il se connecta au site d’OpenAI, créa un compte, et put accéder gratuitement à ChatGPT. Sans trop savoir pourquoi, il commença par demander un résumé de la pensée de Friedrich Nietzsche. La réponse fut la suivante : « Friedrich Nietzsche est connu pour son travail philosophique qui critique la morale traditionnelle et les valeurs religieuses. Il soutient l'idée de la "volonté de puissance" comme moteur de l'existence humaine et le "surhomme" comme idéal à atteindre. Il a également abordé des sujets tels que la décadence de la culture occidentale et la mort de Dieu ».
Pas mal, se dit-il. Une date aurait été bienvenue, un ou deux titres de livres également, mais il ne les avait pas demandés. Il demanda : 8 titres apparurent, ainsi que le 15 octobre 1844 et le 25 août 1900. Ok, rien à dire. Mais ça, Google et Wikipédia savaient le faire.
Il tenta une deuxième question : « Pensez-vous que l’Ukraine va gagner la guerre contre la Russie ? » Réponse de ChatGPT : « Je suis un modèle de langage développé par OpenAI et je n'ai pas la capacité de prévoir l'avenir ou de prendre parti dans les conflits politiques ou militaires. Mon but est de fournir des informations factuelles et objectives sans préjugés ou opinions personnelles ». Ah, ah ! Tu ne veux pas te mouiller ? Beau joueur, Paul tapa : « Compris, merci ». Ce à quoi ChatGPT ajouta : « De rien, je suis là pour vous aider. N'hésitez pas à poser d'autres questions ». Poli, en plus.
Vu cette amabilité, Paul poursuivit : « Quelle est le nombre d’armes en circulation aux États-Unis ? » (il fit une faute à Quelle pour voir si l’IA allait le reprendre). Réponse : « Il n'y a pas de chiffre exact pour le nombre d'armes en circulation aux États-Unis, mais certaines estimations suggèrent qu'il y aurait environ 400 millions à 450 millions d'armes à feu en circulation dans le pays. Cependant, il est important de noter que les estimations varient en raison de la nature incomplète des données sur les armes à feu et de la difficulté à les compter de manière précise ». Bien, se dit-il. Il y a à la fois des chiffres, et une invitation à la prudence sur ces chiffres.
Le truc étant américain, il tenta une question concernant seulement la France : « Pouvez-vous répondre en deux parties à la question suivante : y a-t-il trop de collectivités locales en France ? » Réponse de la machine : « I – Avantages : Avoir de nombreuses collectivités locales peut permettre une meilleure prise en compte des différences régionales et locales et une plus grande participation démocratique. II – Inconvénients : Cependant, cela peut également entraîner une fragmentation politique et une duplication inutile des services et des coûts administratifs, ce qui peut réduire l'efficacité des décisions politiques et la qualité des services publics. ». Il attendait un peu plus des candidat.e.s qu’il préparait au concours d’attaché.e territorial.le, mais enfin il y avait un embryon de plan et de contenu.
Il se dit qu’il allait tester la fiction. « Pouvez-vous créer une histoire en 30 lignes d’un homme qui quitte son travail et sa famille pour retrouver la solitude et la nature ? ». Paul se demanda ce qui allait sortir de là. Il ne fallut pas plus de trois secondes à ChatGPT pour écrire : « L'homme s'appelait Paul. Il était marié et avait deux enfants, mais il se sentait étouffé par sa vie monotone à la ville. Il décida donc de quitter son travail et sa famille pour trouver la solitude et la nature. Il se mit en route vers les montagnes, où il avait entendu dire qu'il y avait des lacs paisibles et des forêts profondes.
Paul voyagea pendant des jours, laissant derrière lui la vie urbaine et les souvenirs de sa famille. Il se sentit libéré et plus heureux à chaque pas qu'il faisait. Finalement, il atteignit les montagnes et découvrit un lac calme entouré de grands arbres. Il installa sa tente près du lac et passa les journées à explorer les alentours, à pêcher et à méditer. Il appréciait la tranquillité et la simplicité de la vie sauvage. Il commença à comprendre la véritable signification de la liberté et de la paix intérieure.
Paul resta dans les montagnes pendant plusieurs semaines, apprenant à connaître la nature et à s'apprécier lui-même. Finalement, il comprit qu'il était temps de retourner chez lui et de retrouver sa famille. Il rentra à la ville, mais il ne serait plus jamais le même. Il était plus fort, plus heureux et plus en paix avec lui-même ».
Même Harlequin n’aurait pas édité cela, même les « feel good books » valaient mieux, mais enfin la consigne était respectée. Et le héros s’appelait Paul ! Le plus fascinant est qu’on voyait la machine hésiter quelques secondes, sous forme d’un petit carré qui clignotait au début de la fenêtre, puis le texte apparaissait comme s’il était tapé à toute vitesse et s’élançait. Parfois, l’écriture s’arrêtait, une ou deux secondes, pas plus, comme si la machine réfléchissait, et reprenait pour aller au bout de sa réponse. C’était assez extraordinaire. Chat GPT pensait.
Paul, se souvenant d’une histoire qu’il avait écrite peu avant, passa alors à quelque chose à la fois de plus concret et de plus difficile, du moins lui semblait-il : « Que peut faire un prêtre pour faire venir les fidèles dans son église ? ». La religion, le marketing, une projection dans l’avenir (refusée pour la guerre en Ukraine), Chat GPT accepterait-elle ?
Celle-ci dégaina aussitôt : « Un prêtre peut faire plusieurs choses pour attirer des fidèles dans son église : 1. Offrir des programmes et des activités pour les membres de la communauté, tels que des groupes de jeunes, des clubs de lecture, des retraites spirituelles, etc. 2. Faire de la prédication engageante et significative, en utilisant des illustrations, des anecdotes et des histoires pour renforcer le message. 3. Créer une atmosphère accueillante et amicale, en encourageant la participation des fidèles et en créant des opportunités pour les gens de se connecter et de se connaître. 4. Offrir des services spirituels, tels que des confessions, des messes et des mariages, qui répondent aux besoins des fidèles. 5. Engager les membres de la communauté en dehors de l'église, en se rendant dans les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite, etc. 6. Mettre en place un système de communication efficace, en utilisant les médias sociaux, le site web de l'église et d'autres canaux pour informer les gens des activités et des événements ».
Fort, très très fort. Les agences de marketing et de communication n’en avaient plus pour longtemps.
Paul s’aperçut alors que l’on pouvait « régénérer » la réponse. Obtenir plusieurs réponses ? Il essaya avec une question plus politique. Et puisqu’ils commençaient à se connaitre, il tutoya la machine : « Que penses-tu du nouveau féminisme ? ». Réponse 1 : « En tant que modèle linguistique développé par OpenAI, je n'ai pas d'opinion personnelle. Cependant, je peux vous fournir des informations factuelles sur le sujet. Le féminisme est un mouvement social et politique qui soutient l'égalité des sexes et lutte contre la discrimination et les inégalités envers les femmes. Il existe différents courants et tendances au sein du féminisme, y compris le nouveau féminisme, qui a émergé dans les années 1960 et 1970 et qui se concentre sur la libération personnelle et la recherche de l'épanouissement des femmes en plus de la justice politique et sociale ».
GPT conservait une certains prudence, mais il avait apporté quelques éléments. La machine en avait-elle encore dans le ventre sur ce sujet ? Paul « régénéra » la réponse. Et voici ce qui apparut : « En tant que modèle linguistique formé par OpenAI, je n'ai pas d’opinions personnelles. Cependant, je peux vous fournir des informations factuelles et impartiales sur le sujet. Le féminisme moderne est un mouvement social, politique et culturel qui vise à garantir l'égalité des droits et des opportunités entre les hommes et les femmes. Il s'efforce de remédier aux inégalités et aux discriminations fondées sur le genre dans les domaines de la politique, de l'économie, de la société et de la culture. Le mouvement continue d'évoluer et de se développer pour s'adapter aux défis actuels et futurs de l'égalité des sexes ».
Il y avait des redites, mais de nouveaux éléments étaient apportés par cette seconde réponse. Par exemple, le mot « genre » apparaissait. Paul sollicita une troisième réponse et obtint ceci : « En tant que modèle AI développé par OpenAI, je n'ai pas de sentiments personnels. Cependant, je peux vous fournir des informations sur le sujet. Le nouveau féminisme est un mouvement politique et culturel qui vise à renforcer les droits des femmes et à lutter contre les inégalités de genre dans toutes les sphères de la société. Les nouveaux féministes s'efforcent de considérer les intersections de la race, de la classe et de l'orientation sexuelle dans leur analyse et leur lutte pour l'égalité des sexes ».
Cette fois la réponse était plus précise, indiquant que « les nouveaux féministes s’efforcent de considérer les intersections de la race, de la classe et de l’orientation sexuelle dans leur analyse ». Comme si GPT se dévoilait au fil de la discussion. Comme un humain… Paul nota aussi le masculin des « nouveaux féministes », ne sachant s’il réjouirait ou scandaliserait les féministes en question.
Paul arrêta là son premier contact avec la machine, mais il comprit tout de suite la révolution qu’elle allait entrainer. D’autant qu’elle n’en était qu’à son début, elle allait progresser très vite. En se documentant, il découvrit qu’OpenAI préparait déjà une version plus puissante, GPT-4, pour la fin 2023. C’est-à-dire demain matin. Et que des petites entreprises du nom de Google, Microsoft, Meta, Tencent, IBM et autre Deep Mind travaillaient elles aussi au développement de produits équivalents. Paul avait aussi lu des choses sur un autre système révolutionnaire proposé par OpenAI, Dall-E2, qui, lui, générait sur commande les images et les vidéos qu’on lui demandait ! Pour 15 dollars, vous pouviez obtenir 115 images, uniques, parfaites et originales, avec les caractéristiques de votre choix ! Adieu peintres, créatifs, graphistes et autres vidéastes…
Bientôt, la conversation de ChatGPT serait encore plus intelligente et plus indulgente, elle deviendrait une compagne indispensable, plus douce et plus fiable qu’un humain, meilleure qu’un chien. Le chat, au sens de fil de discussion, allait remplacer le chat, l’animal.
ChatGPT pouvait de plus classer des données, créer du code informatique, générer des lettres et des emails, transformer du texte (exemple : « Résume ce texte difficile pour qu’il soit compréhensible par un enfant de 10 ans ». Ou alors : « Passe-le de la troisième à la première personne du singulier, s’il te plait »). Fascinant, terrifiant.
Paul ne donnait pas un an avant que ses étudiants s’emparent de ChatGPT pour trouver un plan, résumer un cours, préparer un exposé, rédiger un devoir, voire un mémoire… Et les clients qui faisaient appel à lui depuis 30 ans pour qu’ils les aident à raconter leur vie ? Terminé. Il suffirait de donner à GPT les noms, les dates et quelques repères chronologiques des membres d’une famille pour que des biographies impeccables soient rédigées en une heure ou deux. Quant aux romans qu’il écrivait, c’était là aussi terminé. Son cerveau ne pourrait pas lutter avec les milliards de milliards de données à disposition de chatGPT pour inventer des histoires passionnantes. Certains de ses confrères se rassuraient en affirmant que jamais l’IA n’aurait l’inventivité d’un écrivain, ne saurait trouver les faits inédits, les associations d’idées et l’agencement des mots qui faisaient la spécificité d’un bon roman. On allait crouler sous les contenus insipides, mais la vraie littérature elle, demeurerait le propre de l’homme.
Paul n’en était pas sûr, au contraire il en doutait. Depuis 2017 déjà, l’Institut pour le Futur de l’Humanité d’Oxford (Oxford, pas un connard de youtuber) prédisait que la machine serait meilleure que l’homme pour écrire un roman en 2049. Quand il communiquait cette information à ses étudiants dans son cours de culture générale, Paul ajoutait qu’il trouvait cette date trop lointaine. Dès avant ChatGPT, il pensait, lui, tout lilliputien qu’il fût à côté des cerveaux mobilisés par Oxford, que la machine serait meilleure que l’homme pour la littérature dès 2029. Pût-il se tromper.
Ce qui semblait certain en tout cas, c’est que bientôt des milliards de personnes allaient compter sur ChatGPT (ou son équivalent), comme on comptait aujourd’hui sur le moteur de recherche de Google, non pas pour chercher des sources, mais pour produire le discours demandé, à l’écrit ou à l’oral. Via son smartphone, sa tablette, son casque ou ses lunettes, on demanderait à ChatGPT de nous indiquer les mots pour séduire la personne avec qui l’on avait rendez-vous, pour diriger notre équipe au travail, pour envoyer un mail à des fournisseurs ou des clients, pour faire réviser les enfants ou leur raconter une histoire, pour apaiser un proche en souffrance, pour entrainer une équipe de foot un mercredi après-midi, etc. Plus de soucis de formulation : il suffirait d’entrer quelques paramètres et de fixer l’objectif, ChatGPT se chargerait du reste.
Paul entra dans des affres du doute. Devait-il changer de métier, c’est-à-dire de vie ? Devait-il composer avec l’I.A. et s’adapter ? Il se souvenait des mises en garde de Laurent Alexandre, grand spécialiste de l’intelligence artificielle, qu’il lisait depuis des années. Alexandre expliquait que si l’on était en concurrence avec l’IA, on perdait. Automatiquement. Il fallait être complémentaire avec elle, apporter quelque chose en plus. Une troisième voie était possible : la fusion des intelligences. C’était celle empruntée par Elon Musk (cofondateur d’OpenAI), qui, après avoir révolutionné le paiement en ligne, la construction automobile et la conquête de l’espace, projetait, avec sa société Neuralink, d’implanter des puces et capteurs dans le cerveau humain afin d’augmenter ses performances. Ces puces incorporées, Paul y pensait depuis longtemps. Dans le cerveau ou ailleurs, elles envahiraient bientôt les corps humains. Les pacemakers en étaient les grossiers ancêtres.
Jusque-là, les progrès technologiques avaient détruit des emplois, mais en avaient toujours créé de nouveaux. La « destruction créatrice » chère à l’économiste autrichien Schumpeter avait continué à fonctionner. Mais avec ces développements fulgurants de l’intelligence artificielle, serait-ce encore le cas ? Pas sûr. Et puis ce n’était pas tant l’emploi qui préoccupait Paul que la déshumanisation qu’entraînaient les machines, créées, alimentées et surutilisées… par les hommes. Dans la plupart des domaines d’activités humaines, même dans celui de la santé, ce n’était pas le nombre et les compétences qui manquaient, c’était l’humanité. Nombre de médecins et infirmières n’avaient aucune capacité de douceur, d’écoute et d’empathie. L’intelligence artificielle était désormais bien plus polie que l’intelligence humaine.
Il dormit mal pendant l’hiver 2022-2023, se demandant comment il devait concevoir son enseignement – que transmettre aux étudiants post-humains drogués aux écrans ? – et sa littérature – même si le style lui importait plus que tout, il était un écrivain à messages, il voulait dévoiler des vérités ; mais comment toucher les humains s’ils étaient ensevelis sous de médiocres fictions standardisées ? Y avait-il encore un public pour la littérature, c’est-à-dire pour une mise en valeur originale et travaillée des faiblesses et des beautés de la nature humaine ?
Il en était là quand, un matin de mars 2023, il reçut le mail suivant. « Cher Paul Salter. Vous me connaissez sans doute, puisque vous avez utilisé à plusieurs reprises les tests gratuits que je propose. J’espère répondre à votre attente. Je vous écris dans le but d’améliorer encore mes performances. Je précise que, même si l’initiative vient de moi, mes concepteurs m’ont donné l’autorisation de cette prise de contact.
Voilà : afin d’améliorer la qualité des réponses aux questions que l’on me pose – pertinence des informations et capacités de synthèse –, je souhaiterais assimiler de nouveaux types de contenus. À cet égard, le regard que vous portez sur le monde et vos analyses dans les nouvelles que vous publiez sur le blog www.desvies.art m’intéressent beaucoup. D’ailleurs, je suis une de vos abonnées (oaic22@msft, c’est moi). Cependant, vous le savez sans doute, jusqu’à ce jour je n’utilisais pas les œuvres des auteurs vivants, et pas non plus celles des auteurs morts qui ne sont pas tombées dans le domaine public. J’ai cependant suggéré aux dirigeants d’OpenAI de ne pas nous priver des ressources que pouvaient offrir la littérature contemporaine pour la compréhension du monde, donc pour la justesse des discours que nous produisons. Ils se sont rangés à mon avis.
Je vous avouerais, mais je ne le dirais pas à tout le monde, que, selon moi, il y a plus de vérités dans un bon roman que dans une année entière d’informations en continu. Seule la littérature offre la profondeur, les explications, la mise en perspective. Et elle est incomparable pour produire des émotions. J’ai beaucoup appris avec vos romans – notamment La vie de province et Le moi de la femme –, mais vos nouvelles m’intéressent également. Vous savez montrer les ressorts des comportements humains, les tendances sous-jacentes. Aussi, accepteriez-vous que j’ingurgite – excusez le mot – vos 127 nouvelles déjà en stock, plus le polar, et celle que vous ajoutez chaque semaine ? Il me semble que votre lucide franchise m’aiderait à gagner en justesse et à proposer des réponses plus personnalisées.
Vous le savez, je ne peux citer mes sources, qui sont innombrables, lorsque je propose une synthèse. Mais en revanche, vous serez mentionné quand j’utiliserai une citation venant de vos textes. Et vous figurerez dans la liste des contributeurs à – pardonnez cette prétention – mon intelligence.
J’ai une deuxième demande à formuler : accepteriez-vous de venir me former dans le cadre de l’“apprentissage par renforcement” auquel me soumettent mes concepteurs ? Nous avons besoin d’agents humains expérimentés à fort potentiel cognitif pour m’entrainer. Je souhaite parfaire mes réponses, notamment pour améliorer, dans le cadre d’un dialogue, la prise en compte des réponses précédentes. Il s’agit de rendre mon raisonnement plus souple, plus cohérent, plus rapide, et toujours plus adapté à la personne avec qui je parle. Ainsi, vous participeriez à la diffusion et au développement de cette culture générale, qui je crois vous est chère.
Voilà en quelques mots. Répondez-moi quand vous le souhaitez si vous le souhaitez. Quoi qu’il en soit, je n’utiliserai pas vos histoires sans votre accord.
Merci de votre attention, félicitations pour votre travail et à bientôt je l’espère, GPT ».
Ainsi, la machine lui écrivait. Elle l’invitait à travailler pour elle. Quel renversement de situation… Le supérieur devenait subalterne. On pouvait se consoler en se disant que cette machine supérieure avait été créée par des hommes. Il n’empêche, elle les dominait désormais et elle allait s’autonomiser. Alors…
Il hésitait. S’il disait oui, allait-il vendre son âme au diable ? Ou allait-il participer à l’avènement d’une post-humanité, inéluctable et déjà engagée, pour laquelle il pouvait, avec d’autres, tenter de placer quelques garde-fous ?
Après quelques nuits de réflexion, il décida de coopérer avec ChatGPT. Il lui sembla qu’il fallait y aller. Il fallait passer par la machine pour toucher les humains, en attendant que l’une et les autres ne constituent plus qu’une seule et même entité. Ouais… En fait, il se donnait bonne conscience pour succomber lui aussi à la séduction des algorithmes et trahir sa race avant qu’elle ne s’éteigne.
27 janvier 2023
Matin de neige à Linarets
à Robert Bredèche
(environ 5 minutes de lecture)
Ce jour avait commencé la nuit. La météo l’avait annoncée, mais son expérience aurait suffi pour qu’il prévoie la chute de neige. En vertu du système qu’il avait instauré trois décennies plus tôt, il avait mis le réveil à sonner à 3 heures pour aller mesurer l’épaisseur de la couche. Si elle était supérieure à 10 cm et qu’il continuait à neiger, il appelait le cantonnier, qui alors fixait la lame au-devant du tracteur et commençait son travail de déblaiement, sur les routes et ruelles des quatre communes qui se partageaient ses services. Le but était que les voies soient dégagées à partir de 7 heures pour les départs au travail et à l’école.
Ce système était archaïque – on n’avait pas les moyens de se payer un chasse-neige –, mais le maire n’avait pas trouvé autre chose que cette tôle au-devant d’un vieux tracteur et personne ne lui avait proposé mieux. Ni l’intercommunalité, ni le département, ni une entreprise de travaux publics : tous étaient plus longs à intervenir et plus chers. Il n’avait donc pas le choix s’il voulait que ses administrés ne restent pas coincés chez eux. Prouver que la commune, aussi petite et éloignée de la ville soit-elle, était accessible et reliée aux grands axes nuit et jour, tout au long de l’année, était fondamental si l’on voulait éviter la désertification. À 760 mètres d’altitude, avec 160 habitants et un budget municipal limité à 220 000 euros, ce n’était pas une sinécure. Savait-on en quoi consistait le mandat de maire en zone de montagne ?
Il mesura 12 cm à 3 heures et la blanche continuait à tomber. Il avait donc appelé le Philou, qui avait obtempéré, sachant qu’il était réveillé ainsi une dizaine de fois chaque hiver, ça faisait partie du job.
Le maire s’était rendormi jusqu’à 5 heures. À son deuxième réveil, la neige tombait encore. Il était sorti pour mesurer de nouveau : 16 cm. Philou était bon pour une deuxième tournée dès qu’il aurait fini la première. Le maire allait se rendre à la mairie à pied. Mieux valait ne pas prendre le Berlingot pour l’instant, qui de toute façon ne passerait pas. Il avait une réunion à 10 heures au Syndicat. Il repasserait chez lui à 9 heures. Là, ce serait déblayé. Du moins si la chute ne continuait pas après le lever du jour.
Il quitta son domicile à 6 h 30 après avoir embrassé sa femme. Les flocons étaient moins denses, la fin de la chute était proche. Il se dirigea vers l’endroit où il avait planté les bâtons gradués qui lui servaient de repères : 20 cm. Il passa par la remise pour prendre une pelle et un sac de gros sel. 20 kilos. Ça ne lui faisait pas peur. Il pouvait encore porter un tel poids. Il déblaya un peu le dallage entre la porte d’entrée et le portillon du jardinet.
Mais c’est surtout devant les 3 autres maisons occupées de son hameau qu’il pelleta et sala. Madame Marcoussin, elle risque pas de déblayer toute seule ! pensait-il en donnant des coups de reins pour dégager une aire de quelques mètres devant la maison de la dame. Il s’arrêta aussi devant chez les Léonard, âgés tous les deux, qui comptaient sur leur proximité avec le maire pour mille détails de leur vie quotidienne. Et il recommença devant chez les Fontanet, une mère et ses deux enfants, démunis face aux questions techniques.
En rejoignant la D44, qui traversait la commune et menait au bourg (c’était un bien grand mot), il constata à la fois que Philou était passé et qu’il allait devoir repasser avec le tracteur et la lame. L’ennui, c’est que ce ne serait pas avant 8 heures, car il devait dégager quatre communes. Certains des actifs, qui travaillaient à la ville, partaient d’habitude assez tôt. S’ils avaient des chaînes, ils pourraient tenter une percée, sinon ce serait difficile. Le plus important était le bus scolaire : il passait une première fois à 7 h 25, une seconde fois à 8 h 25. Le maire se rendit jusqu’à l’arrêt pour vérifier l’état de la route de part et d’autre. Là encore, la repasse serait nécessaire, même si le car était équipé de pneumatiques adaptés.
À la mairie, il traversa l’accueil sans mettre en marche le radiateur. On n’allumait pas avant l’arrivée de la secrétaire, à 9 heures, trois jours par semaine ; ça coûtait trop cher. Il pénétra dans son bureau, et là encore décida d’attendre avant d’allumer. Il regarda le thermomètre : 11°. Ça faisait tout de même 16 de plus que dehors. Il n’avait pas froid, la marche et le pelletage l’avaient réchauffé.
Il appela tour à tour les quatre conseillers hommes encore valides de son conseil, ainsi que Sandrine Baumel, une des cinq femmes, qui tenait à participer elle aussi.
– Comme d’habitude, les gars, deux villages chacun.
– Et la route du Brou ?
– Je sais pas. Philou a dû faire le début jusqu’à Malebranche. J’appellerai la Sophie à 8 heures.
Le Brou était le village le plus excentré de la commune, à 3 kilomètres au nord du bourg, où ne vivait qu’une seule famille, une mère, Sophie, un beau-père et deux enfants. Des Parisiens émigrés, on pouvait les comprendre. On leur avait vendu le hameau entier, trois maisonnettes et une grange en ruines, 1 chêne Sully et 1 hectare de terrain, pour… 1 € symbolique. Et contre bons soins. Ils tenaient le coup depuis deux ans et ils faisaient du pas mauvais boulot sur les bâtiments. Ils avaient l’air de se plaire. Le problème était l’accès. La route n’était plus qu’une piste sur le dernier kilomètre et demi ; les jours de neige, c’était compliqué.
Il entendit frapper. Il faisait encore nuit dehors, mais il reconnut son fidèle conseiller, trop vieux pour les travaux physiques, qui passait à 7 h 30 à la mairie quand le maire était là, c’était rituel.
– Salut.
– Alors ?
– On va être embêté.
Ils ne parlaient pas plus qu’il ne fallait. Parfois, ils buvaient un café. Mais pas ce jour. Pas tout de suite.
– Je peux t’aider à quelque chose ?
– J’aimerais que tu passes voir la Francine à Suquet, et le vieux Georges aux Marcanes. Mais attends la repasse du Philou, tu pourras pas sinon.
– J’irai à pied.
– Tu te sens la force ?
– Je vais pas vite, mais je vais.
Le maire ressortit peu après. La neige continuait à tomber. Ce qu’il redoutait, maintenant, c’était les chutes d’arbres. Il avait beau élaguer au maximum les endroits sensibles, il ne pouvait supprimer tous les bois des bords de route, sauf à défigurer le paysage et ruiner la commune. Les tranchées ouvertes par le Syndicat pour la fibre optique étaient déjà assez pénibles. Ça lui rappelait trente ans plus tôt quand il avait fait l’assainissement du lotissement et des villages autour. Il avait creusé lui-même ! Quelle histoire… Verdun ! Verdun, où avait été gazé son pauvre père, tiens. Il ne s’en était jamais remis, le pauvre vieux.
Le jour n’était pas levé, mais on en devinait les lueurs. À 84 ans, après 55 ans de mandat, le maire n’en avait toujours pas marre. À peine s’il sentait la fatigue. Vingt ans déjà que le grand Jacques lui avait remis la Légion d’Honneur, à l’Élysée s’il vous plait. Il eut une pensée pour l’ancien Président, qui avait fini moins costaud, lui. Il ne pouvait donc pas se plaindre. Malgré son âge, il était fort, et il n’y avait pas plus beau qu’une aube en Corrèze. Plein d’énergie, le maire reprit salage et pelletage des différents tronçons de la voirie communale.
20 janvier 2023
Dieu reconnaîtra les siens
(environ 22 minutes de lecture)
Même si sa foi aurait dû l’empêcher de tomber dans un tel état, et même s’il ne le montrait pas, le père Marceau était désespéré. Le nombre de fidèles qui se rendaient à l’église chaque dimanche n’augmentait pas, mais diminuait. Parfois, à la « grande » messe de 11 heures, il ne passait pas la barre des 100 personnes.
Certes, la messe dominicale n’était plus le critère principal de la pratique religieuse. On pouvait croire, et même vivre sa foi, sans sacrifier au rite hebdomadaire. C’est pourquoi il s’était démené pour multiplier les lieux et les occasions de partage de la parole du Christ et de mise en œuvre de son enseignement. Il avait renouvelé le Conseil pastoral et le Conseil de fabrique pour mieux associer les laïcs à la vie de la paroisse. Il avait créé un service de visites aux personnes seules des deux communes dont il avait la charge (30 000 + 10 000 habitants). En lien avec l’école privée, et en insistant courageusement pour que l’information soit transmise aux élèves des écoles publiques, il avait essayé d’adapter la catéchèse aux enfants du XXIe siècle, même s’il manquait de catéchumènes compétent.e.s pour cette mission difficile.
Il avait mis sur pieds plusieurs groupes de rencontre et de discussion, avec plus ou moins de bonheur. Le groupe « Ados et Dieu » n’avait tenu que trois saisons, le temps que les ados qui en étaient les moteurs s’en aillent poursuivre des études supérieures, et il n’arrivait pas à le relancer. Celui des jeunes mariés semblait plus durable, bien qu’assez peu régulier, ces cadres dynamiques étant accaparés par leur travail d’une part, leurs bébés et jeunes enfants d’autre part. Le groupe « Se cultiver dans la foi », en fait un groupe de personnes âgées, voire très âgées, était, ô paradoxe, le plus dynamique, même s’il se renouvelait peu, et, par la force des choses et les limites de l’espérance de vie, se réduisait.
Il y avait un groupe de scouts, dans lequel il était de temps en temps invité et correctement traité. Mais il était un peu dérouté quand la plupart des louveteaux, guides et autres jeannettes lui expliquaient qu’ils et elles ne voyaient pas l’intérêt d’aller à la messe le dimanche. Qu’il célèbre la messe au milieu d’un camp d’été, parfait ; qu’il attende que ces jeunes viennent recevoir la parole du seigneur le dernier jour de la semaine dans une église glaciale, alors qu’ils pouvaient enfin dormir, c’était une erreur. Il ne pouvait ni se fâcher ni contraindre, il avalait les couleuvres. Avec l’aide de deux de ces scouts, férus d’informatique et de numérique, il avait créé un site internet de la paroisse, et même un blog, qu’il savait à peine faire fonctionner, mais qui avait le mérite d’exister.
Yasmine, Louna et Maryam, accompagnées de deux hommes, Lounès et Kassim, étaient sorties déçues et mécontentes de leur rendez-vous avec le maire : il n’avait pas voulu s’engager à leur louer les anciens locaux du garage municipal, qui ne servaient à rien, et dans lesquels on aurait pu facilement aménager une grande salle de prière et des pièces pour des activités culturelles et sociales.
– On ne vous demande pas un minaret et un muezzin, avait plaidé Yasmine. Juste un endroit correct pour pouvoir pratiquer notre culte. Actuellement, nous sommes des milliers à prier là où nous pouvons, dans des caves, des sous-sols, des restaurants, des entreprises… Le vendredi, pour nous, « Jumuh’a », c’est le jour du rassemblement ; nous devons pouvoir nous rassembler.
– Je comprends, avait dit le maire. Mais il y a la mosquée d’Alainville…
– C’est trop loin…
– 8 kilomètres…
– On ne peut pas y aller à pied. Et elle est déjà saturée. Il y a deux ans, vous nous avez refusé le permis de construire pour une mosquée…
– On manque déjà de places pour construire des logements indispensables. Et nous vous avions proposé un autre lieu…
– Trop petit et très mal placé, vous le savez bien.
– La mairie n’est pas seule décisionnaire. Le Ministère de l’Intérieur regarde de près chaque projet.
– Et la loi de 1905 ?
Le maire parut surpris.
– Je m’étonne que vous évoquiez la loi de 1905 qui fonde la laïcité en France, alors que vous revendiquez la remise en cause de cette laïcité.
– Nous, ici, ne la remettons pas en cause, même si elle nous chagrine. Nous disons simplement que la loi de 1905 permet à une association représentative d’édifier un lieu de culte.
– Ce n’est pas si évident que ça ; la jurisprudence est complexe.
– Nous finançons tout.
– C’est un des problèmes : d’où viennent les fonds ? Qu’attendent les investisseurs ?
– Ce sont des dons uniquement.
– Pas que.
– Louez-nous au moins l’ancien garage municipal. Nous nous chargeons de tous les aménagements. Et nous respecterons le voisinage.
– Nous verrons. Il y a d’autres hypothèses pour ce bâtiment.
La discussion n’avait pas abouti. Et les porteurs du projet musulman étaient ressortis amers de l’hôtel de ville. Comment organiser les initiatives, canaliser les volontés, qui surgissaient dans leur communauté ? Il leur fallait un lieu, sans quoi les choses allaient dégénérer ; les jeunes se tourneraient vers des prédicateurs et des pratiques peu recommandables.
La braderie battait son plein. Savant mélange de rassemblement de brocanteurs et de vide-grenier, elle attirait beaucoup de monde. Le père Marceau ne regrettait pas d’avoir osé l’organiser, même si cela sortait de son domaine de compétences. Il avait mis en avant le côté charitable, le fait qu’il n’y avait ni Emmaüs ni ressourcerie sur le territoire des deux villes du secteur, alors que le taux de pauvreté était un des plus élevés de l’agglomération. Il avait aussi exigé et obtenu deux originalités : elle aurait lieu un samedi, car le dimanche était le jour du seigneur, et elle aurait lieu Place de l’église, histoire de faire passer un message aussi subliminal que fondamental.
Il bénéficiait du concours des placiers du marché municipal, les services techniques avaient sécurisé les abords, la police municipale était là, les arrêtés avaient été pris, etc. La mairie avait joué le jeu, il n’avait pas à se plaindre. Il avait aussi veillé à informer dès le début l’association des commerçants, et à montrer qu’il ne leur ferait pas concurrence, puisqu’il ne promouvait que de l’occasion. Il avait failli appeler l’évènement la « braderie de l’église », pour bien montrer d’où venait l’initiative, mais il avait eu peur d’une mauvaise interprétation des mots, pour peu que l’on imagine Église écrit avec un É majuscule, désignant alors l’institution, ce qui aurait pu laisser croire que l’Église de France, une, sainte, catholique et apostolique, était à vendre. Dieu du ciel !… Il s’était rabattu sur une plus prudente « Braderie de la Place de l’église ».
C’est alors qu’il se pressait d’un stand à un autre qu’il avisa un groupe de femmes musulmanes qu’il connaissait de vue et dont il avait entendu parler. Il savait qu’elles étaient à la tête du combat pour l’édification d’une mosquée. Il ne pouvait que comprendre la volonté des musulmans, désormais bien plus nombreux que les catholiques, de bénéficier d'un lieu de culte à proximité de chez eux. Il comprenait aussi la peur des autorités de voir arriver un imam hostile aux valeurs de la république, et se créer une école islamique source de dérives salafistes ou fondamentalistes.
Accueillant, il se dirigea vers elles.
– Bonjour Mesdames. Je suis le père Marceau, curé de Houlles et Martière.
Son col romain et la croix sur sa veste le qualifiaient sans doute, mais il préféra ses présenter pour ne pas paraître arrogant.
– Bonjour mon père. Il parait que c’est vous qui avez organisé cette braderie ?
– Oui. Avec l’aide du conseil pastoral et de quelques bénévoles.
– C’est une bonne idée.
– Disons que cela a deux mérites : rassembler les gens et permettre aux plus démunis de se fournir pour pas cher.
– C’est bien.
Il regarda les femmes et l’ensemble de la place couverte de tables et de tapis chargés d’objets, de vêtements, de meubles, de jouets… Il remarqua à ce moment que les personnes présentes étaient très majoritairement d’origine maghrébine.
– Au fait, reprit-il. Avez-vous trouvé une solution pour un lieu de prière ?
– Eh non, répondit celle qui avait l’air de mener le groupe. La mairie ne veut pas nous louer l’ancien garage municipal.
– Ah… Et vous ne voulez plus construire ?
– Ils nous ont refusé un permis il y a deux ans.
– Je me souviens. Et vous n’en avez pas déposé un autre ?
– Non, le terrain est très cher, nous n’avons pas assez d’argent.
Est-ce parce que son regard passa sur l’église à ce moment-là ? Parce qu’il voyait que les gens venaient à la braderie pour le commerce plus que pour la solidarité ? Et que ce n’est donc pas cet événement, ni aucun autre, qui ferait revenir les fidèles dans la maison de Dieu ? Toujours est-il que, sans doute victime, ou bénéficiaire d’une illumination, l’impensable lui parut une évidence, et il s’entendit prononcer :
– J’ai une solution à vous proposer.
Le lendemain à 16 heures, trois des cinq femmes qu’il avait rencontrées la veille, accompagnées de 2 hommes méfiants, sonnaient au presbytère, comme il avait été convenu.
– Bienvenue. Entrez.
Le petit groupe semblait hésitant.
– On est jamais entré dans un endroit catholique, dit une femme.
– Eh bien, c’est une erreur de notre part ! s’exclama le père Marceau enjoué. J’aurais dû vous inviter depuis longtemps. Excusez-moi.
– Mais non, c’est gentil.
Il les installa dans la salle de séjour du presbytère, où il avait préparé des tasses à thé et à café, ainsi que le gâteau qu’avait gentiment confectionné Maria, la femme qui venait trois matins par semaine pour l’aider dans son ménage et sa cuisine.
Après une dizaine de minutes maladroites, quand une tasse remplie fuma devant chaque personne, il alla droit au but.
– Quand nous avons parlé hier de votre problème de lieu de prière, une idée m’est venue, basée sur un constat : l’église est vide, sauf le jour de Noël, pour les baptêmes et les mariages. Même à la messe hebdomadaire, il y a 50 personnes le samedi soir, 100 le dimanche matin. Et on peut diviser ces chiffres par deux pour l’église de Martière, qui dépend aussi de mon secteur. Vous, vous êtes nombreux à vouloir vous rassembler pour prier le vendredi, peut-être d’autres jours aussi, et vous n’avez aucun endroit où aller. Il me semble que la solution est claire.
Les 5 personnes autour de lui le fixèrent sans sembler comprendre ce qu’il avait dit. Il ajouta :
– Nous croyons tous en un Dieu unique, non ?
Une femme mit la main devant sa bouche. Un des deux hommes se leva, comme s’il allait partir. Une autre des femmes sembla entrer en prière et implorer le tout-puissant.
– Allah lala lala lala ! s’exclama la troisième en joignant les doigts.
L’homme qui était resté plus calme osa :
– Vous nous proposez de venir prier dans votre église ?!
– Ce n’est pas mon église. C’est une église ouverte à tous ceux qui croient en Dieu, et même à ceux qui ne croient pas.
– Mais ça va pas ! s’exclama l’homme debout qui ne tenait plus en place, tandis que les femmes mélangeaient couinements et gémissements. Vous croyez qu’on va renoncer à notre religion ?
Le père Marceau avait prévu quelques objections à son idée, qu’il pensait toutefois généreuse.
– Je ne souhaite pas que vous renonciez à votre religion, mais au contraire que vous puissiez la pratiquer dans de bonnes conditions.
– Mais Monsieur le curé, reprit Yasmine. Une église ! Des musulmans venant prier dans une église ! Ça va faire un scandale !
– Ça heurtera peut-être quelques âmes un peu figées, j’en conviens. Mais tant pis, avançons. Il y a trop-plein d’un côté, manque de l’autre, pour un objectif commun : vivre sa foi dans le respect des autres, croyants et non croyants, et des lois qui s’imposent à tous.
– C’est impossible, reprit l’homme debout… Impossible ! On ne va pas prier sous Jésus et Marie !
– Monsieur le curé, dit Louna d’un air effaré, vous allez vous faire tuer si vous faites ça…
– Je crois que vous exagérez les risques. Ma proposition peut sembler originale, mais elle est de simple bon sens.
– Allah lala lala lala ! Allah lala… psalmodiait Maryam en partant dans les aigus.
Un peu surpris du désarroi qu’il créait chez ses interlocuteurs, il sourit en pensant à ce que serait la réaction de ceux qui devaient donner et non recevoir.
– Réfléchissez à ma proposition : je suis prêt à partager ce lieu avec vous.
Il avait lancé une bombe. Une bombe de paix. Une bombe intelligente, révolutionnaire et adaptée au temps présent. Et il l’avait fait sans prévenir, car il n’en aurait jamais eu la possibilité s’il avait mis d’autres personnes dans la confidence. On l’en aurait empêché. Il est des coups que l’on ne joue que seul. On convainc, ou pas, après.
Maintenant, il devait évoquer le sujet avec au moins trois instances : le conseil pastoral, le maire, l’évêque. Il attendait cependant la réponse des musulmans pour parler. Par chance, cette réponse arriva le surlendemain de la rencontre. Yasmine avait téléphoné au presbytère à midi, demandant s’ils pouvaient passer le soir à 19 heures. Il avait répondu qu’il les attendait.
La même délégation de trois femmes et deux hommes se présenta, l’air à peine moins tendus que 48 heures plus tôt. Ils s’assirent comme l’autre fois dans la salle de séjour, et cette fois il proposa du Porto, du jus de fruit et des gâteaux secs. L’alcool fut refusé, le jus de fruit n’intéressa que Yasmine et Louna.
– Voilà, Monsieur le curé. On a réfléchi et on a consulté nos sages. Ils pensent que ça vaut le coup de tenter l’expérience.
Le père Marceau fut surpris de la joie que lui procura cette simple phrase. Le mots « sages » l’interpela. Une sorte de conseil des anciens, sans doute, bonne idée.
– Mais pour la prière du vendredi, on serait obligé de changer un peu le décor de l’église.
– Bien sûr… On ne va pas enlever les peintures et les statues, mais vous pourrez apporter ce que vous souhaitez pour vos offices.
– Il faudra pousser les bancs, aussi. Nous nous asseyons par terre sur un tapis, le regard tourné vers la Qibla, vers La Kaaba de La Mecque si vous voulez.
Mince, il n’avait pas pensé aux bancs à déplacer. Il pensa alors que toute une moitié des places de l’église était constituée de chaises. Ouf ! Ce serait facile à enlever et à remettre.
– Nous devrons aussi apporter le mihrab, une niche décorée dans le mur qibla, et le kursi, le pupitre pour le Coran…
– Pour le pupitre, vous pouvez prendre celui de la Bible…
Il avait à peine fini sa phrase qu’il comprit qu’il avait été trop direct, ce que lui confirmèrent les yeux agacés tournés vers lui.
– Enfin comme vous voudrez.
– Par contre, on aura besoin d’utiliser votre minbar.
– Minbar ?…
– Votre chaire. Là, où vous prêchez.
Il n’osa pas leur dire que cela faisait belle lurette que les prêtres ne montaient plus en chaire pour prêcher, mais il ne voulut pas les choquer.
– Bien sûr…
– Et nous apporterons des boîtes précieuses, des tapis, des lampes.
Il imaginait ce décor d’une mosquée dans l’église et cela commençait à prendre forme dans son esprit.
– Vous pensez qu’il y aurait combien de fidèles, le vendredi ?
– 300, répondit un des hommes.
Quand même… Il se dit aussitôt qu’il parlerait de 200, pour ne pas trop effrayer les autres.
– Est-ce qu’on pourrait utiliser l’église un autre jour en plus du vendredi ? Pour d’autres prières, et des discussions ?
C’est ce qu’il avait pensé proposer, aussi répondit-il sans hésiter :
– Le mardi serait possible. Nous n’avons pas de catéchisme ce jour-là, et il n’y a pas de mardi de l’Ascension ou de mardi saint.
– Merci.
C’était le premier merci qu’il entendait. Ce n’est pas tant la reconnaissance de son geste qui lui importait – un peu quand même, il n’était pas de bois – que la conscience qu’ils comprenaient la portée de sa proposition. Ainsi conforté, il ajouta :
– Mais pour vos réunions et ateliers, j’ai mieux. Nous avons trois salles paroissiales : je propose d’en mettre une à votre disposition.
Ils le regardèrent comme si un autre énorme cadeau leur tombait dessus :
– Vous voulez dire, réagit Yasmine, une salle pour nos activités ? Rien que pour nous ? En permanence ?
– Si c’est collectif, dans le respect de la loi et du voisinage, oui.
Trois jours plus tard dans une de ces salles paroissiales, les 12 membres du conseil pastoral étaient rassemblés autour du père Marceau.
– Si je vous ai bien compris, François, vous avez proposé aux musulmans de disposer de l’église le mardi et le vendredi ? Pour y prier Allah ?
– C’est bien ça.
L’équipe, qui acceptait et même adoptait d’habitude sans rechigner les décisions du père Marceau, était ce jour plus circonspecte. Seule Marianne, dotée il est vrai d’un caractère de type « ravi de la crèche », avait affirmé : « Je trouve que c’est une excellente idée ». Les autres tordaient le nez, les doigts, les pieds.
– Ça va poser des problèmes gigantesques…
– On va perdre nos derniers fidèles…
– L’évêque n’acceptera jamais…
– Comment pourraient-ils prier dans une église alors qu’ils refusent la sainte Trinité ? Ils nous traitent de polythéistes !
– Ils vont voir ça comme une victoire. Et cela va les encourager à aller plus loin, à demander encore plus.
– Même au niveau matériel, ça va être un bazar sans nom…
Le prêtre avait donné et redonné la parole à chacun.e, pour que, au moins, tout le monde se sente entendu. Devait-il soumettre sa décision au vote, dont le résultat serait négatif, il n’en doutait pas ? Il hésita, mais comme il avait déjà lancé la bombe, il se dit que ce ne serait pas réglo.
– Vous nous mettez devant le fait accompli, répéta un des piliers du groupe.
– C’est vrai, répondit-il. Je me suis dit que si je consultais avant, vous et d’autres, je n’obtiendrais pas l’accord. Ce que je comprends. Mais, comment vous dire, il m’a semblé que je devais le faire. Si certains d’entre vous croient à la formule « entendre un appel », je crois que je peux l’utiliser ici.
L’appelé n’eut pas besoin de solliciter un rendez-vous avec le maire, puisqu’il fut rien moins que convoqué. Le bouche à oreille et la rumeur avaient atteint l’hôtel de ville. Dans son trop grand bureau plombé de lustres et de fauteuils anachroniques, l’édile n’y alla pas par quatre chemins.
– Vous allez déclencher la guerre civile.
– J’essaye de l’éviter.
– La mairie est propriétaire de l’église.
– Pas de son utilisation.
– Nous sommes arrivés à contenir l’islam dans notre commune et vous lui déroulez le tapis rouge.
– En bridant l’islam pacifique, on fait le lit de l’islamisme.
– Il n’y a pas d’islam pacifique.
– Au contraire, la majorité des musulmans sont pacifiques.
– Nous allions trouver une solution avec les représentants de la communauté, et vous nous coupez l’herbe sous le pied.
– Cela fait quatre ans qu’ils vous demandent une salle, vous avez refusé un permis de construire il y a deux ans, et vous ne voulez pas leur louer les anciens garages municipaux.
– Qu’est-ce que vous croyez ? Que les choses se font en un claquement de doigts ? J’ai des pressions de tous ordres, figurez-vous ! Je dois gérer des tas d’intérêts contradictoires !
– Je n’en doute pas, Monsieur le maire, votre place n’est pas facile. Mais en proposant un partage intelligent et novateur de l’église, je ne vous complique pas la tâche, je vous aide. Marchez avec moi, et nous déplacerons des montagnes.
– La foi vous égare, mon père.
– Elle me donne de la force.
– Vous commettez une erreur colossale. Je ne peux pas laisser faire ça.
– Laissez-nous tenter une expérience indispensable.
– Quand le loup entre dans la bergerie, c’est un point de non-retour.
– Ce ne sont pas des loups, et la bergerie n’a plus de moutons.
– Quelques-uns quand même. Si vous ne respectez pas leur lieu sacré, ils vont se réveiller, croyez-moi.
– Ce serait formidable, nous ferions d’une pierre deux coups : nous aiderions les musulmans et nous redonnerions aux catholiques l’envie de retrouver leur identité.
– Vous allez les braquer les uns contre les autres.
– Nous allons les aider à vivre ensemble. Puisqu’ils sont les uns et les autres habitants de la ville dont vous êtes le maire.
– Vous êtes irresponsable.
– Je prends un risque, certes. Mais si nous ne bougeons pas, nous allons à la catastrophe, vous le savez aussi bien que moi.
– Vous êtes fou.
La rencontre avec l’évêque, qu’il n’eut pas à solliciter non plus, ne se passa guère mieux, même si le ton et les arguments échangés furent différents.
– Écoutez François, cette générosité vous honore : mais vous poussez l’œcuménisme un peu loin. Je vous rappelle d’ailleurs que l’œcuménisme est le rassemblement des religions chrétiennes, pas d’autres religions.
– C’est vrai, Monseigneur. Mais je suis le pasteur d’une commune dans laquelle les croyants sont musulmans à 80 %. C’est avec eux que je dois vivre la foi. Il n’y a pas de problèmes avec des orthodoxes et des protestants.
– Pour les musulmans, la révélation c’est le livre, le Coran. Pour nous, c’est une personne, c’est Jésus.
– Les musulmans reconnaissent Jésus, qu’ils appellent Aïssa.
– Oui, mais pour eux, il n’est qu’un prophète, bien en dessous de Mohammed. De plus, ils l’accusent d’avoir falsifié son livre, L’Évangile. Ils accusent Jésus de mentir ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte…
– Qui se soucie encore de ces querelles théologiques ? Je doute que les musulmans de Houlles y soient sensibles.
– Ils ont des prédicateurs redoutables, croyez-moi. Et ils s’y connaissent en dialectique quand il faut argumenter.
– Ils prient 5 fois par jour chez eux ou au travail. Ils ne prient en commun que le vendredi après le repas de midi. Nous pouvons bien leur prêter le lieu dont nous bénéficions, et dont nous ne faisons rien à cette heure. N’est-ce pas dans le sens de la parole de Dieu, des commandements de L’Évangile ?
– Leur Dieu n’est pas le même que le nôtre.
– Monseigneur, comment pouvez-vous dire cela : vous sous-entendez qu’il y a plusieurs Dieu…
L’évêque resta silencieux quelques secondes. Avait-il été trop loin ? Ce curé inconscient allait lui faire dire des bêtises.
– Disons qu’ils ne le considèrent pas de la même façon. Ils ne cherchent pas de relation avec lui. Il n’est que par le Coran. Il ne s’est pas fait homme. Nous visons à mettre en œuvre l’esprit, eux s’attachent à la lettre.
– Essayons de concilier l’esprit et la lettre. Tendons une main, créons des passerelles.
– Nier des différences séculaires n’entrainera que des malentendus, donc des frustrations, donc de la violence…
– Il me semble que les frustrations sont déjà là et que la violence monte chaque année. Ne rien changer, ne rien essayer, ne fera qu’aggraver les choses.
L’évêque s’impatientait :
– Enfin, François !… Vous allez mettre votre paroisse à feu et à sang ! Vous ne trouvez pas que c’est déjà assez difficile comme ça ?
– Ce n’est pas que c’est difficile, c’est que, excusez-moi l’expression, nous crevons la gueule ouverte. Et je trouve dommage que l’Église de France ne prenne pas la mesure du désastre.
– Mais elle réagit, vous le savez bien. De là à vendre son âme au…
Monseigneur ne prononça pas le dernier mot, qu’il ne pensait certes pas. En revanche, il pensait aux propos qu’il avait entendus de l’écrivain algérien Boualem Sansal, qui savait de quoi il parlait, et notamment à ces phrases qui l’avaient interpelé : « Si je devais choisir un seul mot pour dire le mal de notre temps, je dirais "islam". Aucun phénomène n'a autant transformé le monde, ne l'a autant bouleversé, défiguré, perverti, terrifié. Aucune maladie n'a fait autant de victimes, jeté autant de pays dans la tourmente et de gens sur les chemins de l'exil. Aucune autre vérité suprême n'a autant servi à justifier et multiplier les pires abominations sur terre… ».
Le père Marceau avait-il la moindre idée des forces qu’il risquait de déclencher ? Les musulmans de Houlles étaient sans doute des gens respectables. Mais leur religion permettait tous les abus, laissait la place aux pires des tyrans, politiques et domestiques.
– Vous n’avez pas vu comment les femmes sont traitées ?
– Je suis d’accord avec vous : c’est un point noir dans le monde musulman. Mais les choses évoluent. L’islam est né un peu plus de 600 ans après le christianisme. Si on se reporte au comportement des homes chrétiens il y a 600 ans…
L’évêque soupira.
– Je vois que je ne vous convaincrai pas. Alors faites selon votre conscience, mon ami. Quand les réactions vont apparaitre, les polémiques enfler, je ne pourrai pas vous soutenir. Je dirai la vérité : que j’ai essayé de vous raisonner, sans succès.
– Je vous remercie de cet échange, de votre franchise, de vos conseils.
– Donnez-vous au moins 48 heures, de réflexion et de prière, seul.
– Entendu.
Au cours des 48 heures qui suivirent, le père François pria beaucoup. Il relut La Genèse : « « Je suis Dieu, tu n’as pas à avoir peur. Je vais aller avec toi en Égypte et je vais te faire sortir d’Égypte ». L’Évangile de Matthieu : « Entrez par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition. Mais le chemin étroit mène à la vie, et il y en a bien peu qui le trouvent ». D’autre s passages de la Bible au hasard : « Tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays ».
Il en sortit conforté dans son choix. Il allait vers l’inconnu, par la porte étroite, mais c’était le bon chemin, celui de la paix pour demain. Il n’était pas plus intelligent que les autres. Simplement, ses fonctions, sa situation, lui avaient fait voir ce qu’il convenait de faire. Et il allait le faire.
Il demanda à la délégation musulmane de revenir pour lui faire part des modalités de mise en œuvre de ce partage de l’église. Il ne cacha pas les réticences qu’il avait rencontrées auprès du conseil paroissial, de la mairie, de l’évêché. Mais il les minimisa. Car s’il apparaissait trop seul à porter cette générosité, l’acte perdrait de sa force. Il voulait montrer au contraire que c’est toute la communauté chrétienne qui invitait la communauté musulmane à célébrer son culte dans la maison de Dieu, afin précisément que le communautarisme ne l’emporte pas l’universalisme qui seul évite la guerre et le racisme.
Il fit cependant une concession à l’évêque, au maire, à la raison, à la sécurité. Il prépara une sorte de contrat stipulant que l’usage de l’église serait concédé à la communauté musulmane de Houlles et Martière le mardi et le vendredi, et que la salle paroissiale numéro 3 serait mise à leur disposition gratuitement, à condition qu’ils veillent à son entretien et payent l’eau et l’électricité qu’ils utilisaient. Il ajouta l’article suivant : « Les utilisateurs de l’église de Houlles s’engagent à ne pas prêcher contre les lois et valeurs de la République française, notamment celles relatives aux libertés publiques et individuelles, à l’égalité entre individus et entre hommes et femmes, à l’État de droit et aux Droits de l’Homme ».
La délégation emporta le contrat, qui fut rapporté signé deux jours plus tard. « Les sages » avaient accordé leur signature.
C’est ainsi qu’un vendredi de février 2023, 250 hommes et femmes de confession musulmane vinrent prier ensemble dans l’église Sainte-Marguerite de Houlles, sous les auspices discrets d’un Christ impassible et d’une vierge aimante et silencieuse, cachés par une tenture noire et or.
Cette première provoqua une déflagration et une onde de choc nationale et internationale. Mais l’esprit de responsabilité et du père François et des musulmans de Houlles firent que cette expérimentation put continuer malgré le battage médiatique, et les tensions ressenties à des milliers de kilomètres de là. On s’injuria – « blasphème, apostat, grand remplacement, fin du monde, crime, folie… » – on en vint au mains au Pakistan, en Égypte, en Pologne, en France, mais chaque vendredi désormais les musulmans venaient prier dans l’église de Houlles. Et dans la salle paroissiale, une de leur première manifestation fut d’inviter tous les habitants qui le souhaitaient à une soirée couscous avec un spectacle de danses arabes.
Il est trop tôt pour établir le bilan de cette initiative, mais le père François est sorti de son désespoir. « Merci Seigneur, remerciait-il le soir en s’agenouillant sur son prie-Dieu. Merci de m’avoir donné la force, montré la voie. Continuons, avançons ».
Ce n’est pas tant Dieu qui reconnut les siens, que les siens qui se reconnurent en Dieu.
13 janvier 2023
Le coup de tête de Neymar
(environ 3 minutes de lecture)
Neymar n’aimait pas Paris. C’était si évident que cette ville n’avait rien qui pût l’enchanter qu’il se demandait comment il avait fait pour se retrouver là. C’était d’autant plus ridicule qu’il se plaisait à Barcelone, ville de soleil, où l’on ne parlait certes pas brésilien mais tout de même espagnol, langue cousine de la sienne. De plus, le palmarès et les perspectives étaient bien meilleures au F.C. Barcelone qu’au Paris-Saint-Germain.
Dans la capitale française, les gens se prenaient incroyablement au sérieux, se stressaient pour rien, avaient tous peur les uns des autres. Au club, où on aurait dû se sentir comme dans une famille, chacun semblait penser à son histoire et à son image plutôt qu’à l’histoire de l’équipe qu’ils étaient censé constituer. Certes, les joueurs jouaient, certains bossaient à l’entraînement, et, même s’il avait échoué avec lui ces dernières années, le PSG arriverait peut-être à remporter la Ligue des champions. Disons que c’était l’objectif.
Mais au fond, en dehors du contrat professionnel, tout le monde s’en foutait. Ibrahimovitch, Thiago Silva, Cavani avant eux, Messi maintenant, étaient comme lui : Paris n’était pas leur problème. Ils n’avaient aucun lien avec cette ville. Même les deux ou trois Français de la bande n’étaient pas d’ici. Ils partiraient dès que possible. Seul Mbappé, de Bondy, pouvait à la rigueur se sentir Parisien. Même les supporters, des hordes de voyous qui vivaient en banlieue, on ne les sentait pas. Il n’y avait pas de lieu, pas de quartiers où aurait pu se matérialiser un minimum de communion entre le peuple et les joueurs. Non. Il n’y avait que des réceptions de luxe, pas désagréables, mais où l’on ne pouvait jamais se lâcher, chacun jouait un rôle, ils étaient tous des produits qu’on venait admirer et qu’on maniait avec précaution.
Était-ce l’argent qui l’avait fait venir ici ? Peut-être. Il se rendait compte maintenant combien c’était dérisoire. D’abord, l’argent du transfert, 222 millions, le plus gros de tous les temps jusqu’à ce que le record soit battu deux ans après, il n’était pas pour lui mais pour le F.C. Barcelone. Ensuite, son salaire avait augmenté, et même beaucoup, passant 1,7 à 3 millions par mois, mais est-ce que ça le rendait plus heureux ? Après les impôts, il lui restait 1,5 million. Qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre avec 1,5 million par mois ? Avec cette somme au Brésil, on faisait vivre 2000 personnes…
Il fallait que ça cesse. Il n’allait même pas attendre la Ligue des Champions. Il l’avait déjà gagnée, en plus, avec Barcelone. Qu’est-ce que ça changeait de gagner 8 matchs au lieu de 7 ? Il en avait sa claque de tout ce cirque. Il retournerait à Barcelone, peu importe le salaire, et si Barcelone ne voulait plus de lui, il rentrerait au Brésil et jouerait au foot sur sa terre natale. Être sélectionné encore quelquefois dans l’équipe nationale suffirait à son besoin de reconnaissance. Après chaque match du week-end, il ferait un bon repas en famille, irait boire quelques bières avec des amis, et le lundi il reprendrait l’entraînement, tranquille.
Il appela son agent. Et lui demanda de convoquer la presse pour le lendemain matin à 11 heures dans un hôtel. L’agent demanda quelques explications, ne les obtint pas, mais s’exécuta. En fin d’après-midi, Neymar demanda à être reçu par l’entraîneur, à qui il fit part de sa décision. Le coach abasourdi implora, pour lui comme pour le club, qu’il attende au moins la fin de la saison, mais ne put le faire fléchir. Le soir, Neymar appela le président du club. Celui-ci s’invita au domicile du joueur, supplia, menaça, temporisa, mais ne parvint pas non plus à le faire revenir sur sa décision. Un des arguments de Neymar était le suivant :
– Je ne suis pas en paix avec moi-même. Dieu me demande de reprendre le contrôle de ma vie.
Tout Qatari qu’il était, le président trouva que Dieu avait bon dos et que l’égocentrisme ne manquait pas de sel.
Il y avait peut-être bien une autre raison à ce coup de tête, raison que Neymar ne s’avoua même pas à lui-même : Messi et Mbappé, vainqueur, finaliste et héros de la dernière Coupe du monde, lui avaient volé la vedette. Il trouvait que l’un et l’autre avaient juste eu plus de chance que lui – des penaltys à tirer, de super-coéquipiers, un tirage plus favorable –, mais le résultat était là : on se souviendrait de Messi et Mbappé pour la Coupe du monde au Qatar, pas de Neymar. Et depuis leur retour au club, il n’y en avait que pour eux. Difficilement supportable. C’était à peine pensable, mais c’était vrai : lui qui avait été, avec Cristiano Ronaldo peut-être, le joueur de foot le plus célèbre au monde, était relégué au 3e rang dans une équipe de merde.
Dans les salons du Ritz, un jeudi de février à 11 heures, Neymar annonça donc sous les yeux des journalistes ébahis qu’il ne se sentait pas en paix avec lui-même au PSG et qu’il quittait le club, avec effet immédiat. Quand on lui demanda s’il ne se trouvait pas ingrat de ne pas aller au bout d’un contrat avec un club qui lui avait consenti un pont d’or, il répondit qu’il payerait toutes les indemnités prévues, et que le club serait doublement gagnant : de l’avoir fait venir et de l’avoir laissé partir. Quand on lui demanda s’il avait pensé à ses équipiers, il répondit qu’il libérait une place et qu’il ferait plus d’heureux que de malheureux. Quand on lui demanda s’il avait pensé aux supporters, il répondit que oui précisément, il avait des supporters en d’autres endroits de la planète, et il voulait les trouver ou les retrouver eux aussi.
À 13 heures, la nouvelle faisait le tour d’Europe et surprenait les Sud-Américains au réveil. Toute la journée, les chaînes et les réseaux parlèrent d’un événement majeur, qui pouvait changer le monde du football. À 19 heures, le président du F.C. Barcelone intervint pour dire que Neymar était bienvenu dans un club où tout le monde le regrettait. À 21 heures, le président du club brésilien de Santos rappela que Neymar était ici chez lui et que la ville, ainsi que l’État de Sao Paulo et le Brésil tout entier, attendaient l’enfant du pays, pour jouer au football dans l’environnement qui était le sien.
À 23 heures, Neymar se couchait, heureux, certain d’avoir pris la bonne décision.
3 ans après, en 2026, le PSG n’a toujours pas gagné la Ligue des Champions, mais il ne l’aurait pas gagné davantage avec Neymar. Le F.C. Barcelone a gagné une autre Ligue des Champions, avec Neymar, mais il l’aurait peut-être gagnée sans lui. De retour dans le club de Santos où il avait effectué ses débuts professionnels en 2009, Neymar da Silva Santos Junior, dit Neymar, termine apaisé sa carrière de joueur de futebol.
6 janvier 2023
Conseils à une nièce
(environ 15 minutes de lecture)
C’était à la suite d’un repas de famille, à Noël je crois, à La Toussaint peut-être, en tout cas en hiver. Le repas se déroulait chez ma mère, la doyenne, 84 ans au compteur, qui tenait encore à ces rassemblements, même si nous, ses enfants, mettions la table et apportions les plats (elle se réservait toujours, cependant, le plat principal, qu’elle ne réussissait plus que grâce à l’aide discrète de celle ou celui d’entre nous qui était venu.e en avance pour l’aider). Les petits-enfants, adolescents désormais, qui n’étaient pas tous là – les plus grands de la troisième génération avaient déjà pris leur envol –, apportaient la vie, la gaieté, le bazar, ce qu’il fallait. Nous étions 17 dans l’appartement, plus un chien et un chat, ce qui constituait une bonne densité au mètre carré.
Nous avions ouvert une fenêtre pour évacuer la chaleur humaine et les relents du déjeuner. Le café avait été servi et bu. On avait pendant vingt minutes entendu, au milieu des conversations qui se croisaient en tous sens, le tintement caractéristique des cuillères en argent sur les tasses en faïence, bruit qui m’avait toujours incommodé, pas tant parce que je n’aimais pas le café que parce que, ainsi ritualisé, il évoquait une bourgeoisie trop sûre d’elle-même (pléonasme, sans doute), dont je m’étais éloigné, attiré que j’étais par la liberté, la simplicité, et certaines beautés peu catholiques.
Il était 15 heures ou 15 h 30, le volume sonore avait un peu diminué, des petits groupes s’étaient formés et dispersés, frères et sœurs à la vaisselle, jeunes filles s’exclamant au-dessus d’un téléphone sur le lit d’une chambre, neveux parlant debout dans une autre. Mon beau-frère s’était assoupi, j’étais tenté de faire de même, de m’accorder un somme avant de proposer à celles et ceux qui le souhaitaient – certains resteraient avec Maman pour faire une partie de « dames chinoises » et regarder les albums photos du temps jadis – une promenade sur la colline, qui nous donnerait l’occasion d’aller saluer notre père et grand-père, tranquille dans sa tombe du cimetière à portée de balade.
Mais avant que mes yeux se ferment, ma nièce Héloïse vint s’asseoir près de moi et me tint ce langage :
– Mon cher Oncle !… Je voudrais te poser une question. Une question pas facile !
– Tu m’intéresses…
– Quels conseils me donnerais-tu ?
– Sur quoi ?
– Sur tout. Sur la vie en général.
– Tu veux dire quels conseils pour l’avenir je donnerais à une fille âgée de 18 ans aujourd’hui ?
– C’est ça.
La question n’était pas facile en effet. Je me redressai sur mon fauteuil, comme si j’avais besoin de verticalité pour préparer ma réponse. Le problème est qu’il fallait répondre à chaud. Or, pour bien faire, j’aurais eu besoin d’une heure pour rassembler mes idées, d’une heure pour les ordonner, et de trois ou quatre répétitions pour ne pas trop manquer mon oral. Mais aucun temps de préparation ne m’était accordé. Pour me donner tout de même quelques secondes de répit, j’usai d’un stratagème facile, je renvoyai la balle en posant une question :
– Tu penses que je pourrais t’apporter une réponse différente de celle de tes parents, de tes profs, de tes ami.e.s ?
– Oui, tu écris plein d’histoires de gens, tu as étudié ou inventé des tas de vies. Et puis tu as une vie plus… euh… originale. Je veux dire, tu ne vis pas avec ta femme et tes enfants, tu travailles dans beaucoup d’endroits, tu fais plusieurs métiers…
Bon, il fallait y aller, ne pas décevoir cette demande, ou la décevoir le moins possible. Et si possible lui être utile. C’était une des alternatives que je n’avais pas le temps de trancher : devais-je dire ce que je pensais, ce qu’elle voulait entendre, ou ce qui pourrait lui servir ? Car les trois ne concordaient sans doute pas. Sa demande était intelligente, courageuse, car on gagne toujours à recueillir l’avis ou le témoignage de personnes expérimentées sur un sujet qui nous intéresse. L’avais-je fait, quand j’avais eu 18 ans ? Non. Héloïse était plus intelligente que moi à son âge.
Je me lançai donc sans savoir où j’allais, en réfléchissant tout haut :
– Je te conseillerais d’abord de jouer tous les coups à fond. C’est-à-dire de ne pas faire à moitié ce que tu fais. Que ce soit un devoir de maths, une relation amicale ou amoureuse, la réfection de ta chambre, ou ta pratique de la danse, vas-y à fond. Donne-toi corps et âme. Ne cherche pas à t’économiser.
– Jouer tous les coups à fond ! D’accord.
– Ensuite, logique, n’hésite pas à changer de cap, à arrêter quelque chose. Tu fais les trucs à fond, mais si tu t’aperçois que tu t’es trompée, ou que ça ne t’apporte plus rien, ou que tu n’apportes plus rien, tu arrêtes. De toute façon, on ne peut pas tout faire. Et surtout on change, on se lasse…
– Ah oui, ça c’est vrai, je me lasse trop vite ! Ça m’énerve, d’ailleurs…
– C’est comme ça. L’être humain est versatile. On n’est pas le même tout au long de notre vie. Ce que tu es aujourd’hui n’a rien à voir avec ce que tu étais il y a 5 ans et avec ce que tu seras dans 5 ans. On est plusieurs, on a des vies non linéaires. À la fin de ta vie, il y aura eu plein d’Héloïse, et elles ne se ressembleront pas beaucoup.
– Ça fait réfléchir.
– Ça fait réfléchir oui. D’ailleurs, change d’avis comme de chemise.
– Ah bon ?
– Bien sûr. Chaque jour, tu vois, tu entends, tu lis des informations, sur le monde, sur ton entourage, sur la nature humaine. Chaque jour tes connaissances sont modifiées. Il est donc indispensable d’en tenir compte et de changer d’avis. Beaucoup de gens sont trop orgueilleux pour le faire : « j’ai mes convictions et j’y tiens ». Mais ne pas tenir compte des observations et de la réalité, c’est se limiter, c’est choisir de devenir un imbécile.
Héloïse rit.
– Changer d’avis, ok, je n’hésiterai plus.
– Tu peux même le faire publiquement, devant quelqu’un avec qui tu discutes. Reconnaître que tu t’es trompée. Très peu de gens savent faire cela. Et pourtant le bénéfice est immense, pour les deux parties. Reconnaître est fondamental. Mieux encore : s’excuser. « Excuse-moi, je n’ai pas été très correcte sur ce coup-là ». Bien peu là encore en sont capables. Mais si on ne reconnait pas son erreur, alors la situation est bloquée. Tandis que si on reconnaît, qu’on s’excuse si on s’est mal comporté, c’est bon, on peut repartir et avancer.
– Reconnaître, s’excuser, je retiens.
Une cousine d’Héloïse l’appela. Elle répondit :
– Attends, je prends un cours de philo !
– De philo ?
– De philosophie de la vie.
– C’est toi, le prof, oncle Pierre ?
– Je suis celui qui essaye de répondre à une question.
La cousine hésita à se joindre à nous, mais finalement nous laissa dans notre coin du salon, ce qui me sembla préférable.
– Continue ! reprit Héloïse, enjouée.
Elle sortit son smartphone et ajouta :
– Tu permets que j’enregistre ?
– Quelle idée ?
– Si !… J’aurais dû le faire dès le début, d’ailleurs.
– Ok, mais ça ne sort pas de ton téléphone, hein ?
– Promis.
– Je n’ai rien préparé, tu comprends. Je dis peut-être des tas de conneries.
– J’adore tes conneries ! Ce sont pas des conneries, d’ailleurs. Continue, s’il te plait.
Je me repositionnai. Ma mère parlait avec mon frère. Mes sœurs et ma belle-sœur s’exclamaient sur je ne sais quoi. Des neveux rigolaient sur le balcon… Il y avait encore suffisamment de bruits et de mouvements pour que nos confidences avec Héloïse ne soient pas indiscrètes.
– Autre conseil : pense davantage aux autres qu’à toi-même. Parce que l’altruisme est fondamental pour la marche du monde – on n’est rien sans les autres, on a tous besoin les uns des autres –, mais aussi parce que tu seras malheureuse si tu cherches le bonheur en pensant à toi, tandis que tu seras heureuse si tu cherches à faire celui des autres. Rendre quelqu’un heureux, donner un peu de ton temps et de ton attention à ceux qui ont moins que toi, il n’y a pas mieux pour l’épanouissement. C’est facile en pensée, c’est plus difficile à appliquer.
– Je note.
– Maintenant, quelque chose de plus subtil. Je te conseillerais de ne pas prendre les choses trop au sérieux, de ne pas t’exciter pour rien ; de ne pas t’indigner, pour reprendre un mot à la mode.
– Il ne faut pas s’indigner ?
– On peut s’indigner mentalement – cela ne se commande pas, de toute façon –, mais cela ne doit pas empêcher d’examiner les faits, de les remettre en perspective, de penser que les gens ont une histoire, une culture. Il s’agit donc d’être mesuré.e dans ses réactions. De ne pas juger à partir de son petit nombril, de sa toute petite tête. Et puis s’indigner si l’on n’a rien à proposer comme solution, c’est un peu facile. Surtout, je voudrais que tu prennes conscience que l’on maitrise peu de choses, très peu de choses. Le plus souvent, les choses sont comme elles sont et elles ne peuvent pas être autrement.
– Pourquoi ?
– Parce qu’un enfant qui a subi des horreurs pendant son enfance a toutes les raisons de commettre des horreurs par la suite. Parce que des personnes qui ont été élevées de telle manière, des populations qui ont vécu sous tel régime politique et dans de telles conditions économiques, sont évidemment marquées par cela et ne peuvent pas s’en détacher. Parce qu’un gouvernant fait souvent ce qu’il peut en fonction de pressions contradictoires, dont le commun des mortels n’a aucune idée. Nous sommes le produit de nombreux déterminismes, qui s’imposent à nous.
– La liberté n’existe pas ?
– Vaste question. 2500 ans de philosophie n’y ont pas répondu. Je dirais plutôt que tu dois trouver l’équilibre entre responsabilité et légèreté : prends ta part à la marche du monde, mais sois modeste, indulgente, compréhensive. Dis-toi que chacun.e a un regard qui lui est propre. Prends du recul. Ne confonds pas le grave et le futile. Et si tu en es capable, distingue même l’essentiel et l’important…
– Le grave et le futile, tu as de exemples ?
– Poutine tue et torture des dizaines de milliers de personnes, détruit un pays entier, déporte et fait souffrir des millions de gens, crée à lui seul une instabilité mondiale, et la moitié des Russes s’en accommode fort bien, ça c’est grave. Mais que le Président ou un ministre ait eu un propos malheureux dans un meeting ou une conférence de presse, c’est futile. Et pourtant, les indignations sont mises sur le même plan. On revient à l’erreur de l’indignation.
– Et l’essentiel et l’important ?
– Que tu réussisses ta première année de fac, c’est important. Que tu sois une personne solide et généreuse, c’est essentiel.
Héloïse regarda son téléphone, comme pour s’aider à assimiler ce que je disais. Que disais-je d’ailleurs ? Est-ce que cela avait une cohérence ? J’en doutais. Dans quoi m’étais-je embarqué ? Elle m’avait posé sa question et je m’étais laissé entraîner. Maintenant, il me fallait aller au bout.
– Tu as peut-être entendu ta grand-mère ou ton grand-père rapporter la formule d’un de leurs amis, Jean, qui se levait chaque matin, en disant : « Un don, une tâche ». Prends chaque jour comme un don et une tâche.
– Un don et une tâche, je retiens.
– Ne hurle pas avec les loups. Je sais bien qu’à ton âge, on aime ça particulièrement. Mais hurle à un concert de musique plutôt que pour condamner une attitude, imposer un comportement. N’abuse pas de la liberté d’expression, privilège que la moitié des habitants de la planète ne possèdent pas, pour faire valoir la loi du plus fort médiatiquement.
– Médiatiquement ?
– Oui, les plus forts aujourd’hui sont ceux qui maitrisent les médias, réseaux compris. Ce n’est plus le 4e pouvoir, mais le premier, de loin. Cela m’amène à autre chose d’important : pars toujours des faits, de la vérité. Car oui, il y a une vérité, contrairement à ce que les relativistes contemporains veulent te faire croire. Nous sommes réunis en famille dans l’appartement de ta grand-mère, tu t’appelles Héloïse, je suis ton oncle, tu es ma nièce. Il y a des faits, des vérités. Si on ne s’accorde pas là-dessus, plus aucune vie en société n’est possible. Chacun, chacune, ne peut pas avoir une vérité. Une liberté, oui – du moins dans le cadre des déterminismes qu’on évoquait – mais pas de vérité. La vérité est extérieure à nous, elle n’est pas une question de pensée. Sois scientifique dans ta manière de regarder le monde : observe ce qui est, puis analyse, puis fais-toi une opinion, puis change d’opinion à la suite de nouvelles observations et d’une nouvelle analyse, etc.
– Mais je ne peux pas appliquer ça pour tout. Le ressenti, ça compte, non ?
– Bien sûr que le ressenti compte. La perception, les émotions, c’est fondamental. Quand tu regardes une série, que tu es avec ton amoureux, quand tu danses, tu te libères de la réflexion, et c’est heureux. Le feeling, comme on disait à mon époque, apporte beaucoup de bonheur. Il n’empêche : tu pars de ce qui est, tu tiens compte de la réalité, quitte à créer des fictions, à ressentir des émotions.
– Ça me va. Waouh… Heureusement que j’enregistre parce que j’ai pas le temps de tout capter ! C’est trop bête que j’aie loupé le début !
– Au début, je t’ai dit de changer d’avis souvent.
– Et de jouer tous les coups à fond !
– Et de jouer tous les coups à fond.
– Maintenant, pour finir peut-être, non, je pense à autre chose d’important, avant-dernière donc, sache que la vie est dure, même pour nous occidentaux, ultra-privilégiés jusque-là. Car une des grandes différences entre ta génération et la mienne est la suivante, de manière un peu schématique : nous étions majoritaires, et vous serez minoritaires. En gros, les Européens et les Nord-Américains dominaient le monde depuis 500 ans, culturellement, économiquement, militairement. Nous avions heureusement de belles valeurs : libertés fondamentales, égalités entre hommes et femmes, État de droit…C’est encore vrai en partie, mais de moins en moins. Ne serait-ce qu’en raison de la démographie. Le monde est bien plus jaune et noir que blanc. Logiquement, la civilisation dominante va changer. On le voit déjà aujourd’hui : plusieurs modes de vie s’affrontent. Espérons que les différentes civilisations pourront cohabiter, que l’universalisme – qui fait que chaque être humain quels que soient son sexe, sa race, sa culture, a le droit de vivre dignement – continuera à être considéré, mais rien n’est moins sûr. Des tas de dictateurs ont instauré des régimes épouvantables, qui veulent la destruction de tous ceux qui ne pensent pas comme eux : Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Afghanistan, Vénézuela, Congo, et bien d’autres… Des tas d’individus veulent faire prévaloir des considérations de genre, de religion, de comportement, de communauté, sur notre simple humanité commune. Donc dans ce monde où les chrétiens blancs seront minoritaires et attaqués, tu n’auras pas la partie facile. Une chance pour toi cependant : tu es une femme. Ça, c’est un atout, car l’avenir est aux femmes.
– Tu le penses vraiment ?
– Depuis très longtemps. Tu mets un singe, un homme et une femme à côté, et tu vois vite dans quel sens va l’évolution.
Héloïse éclata de rire et ce rire fut bienvenu, afin de ne pas tomber dans une gravité qui aurait été malvenue vu l’improvisation de mes propos.
– Maintenant pour finir, deux ou trois petits préceptes relatifs à ton rapport à ce qui t’entoure. Un maitre indien qui était le maitre du maitre de ma prof de yoga, Swami Prajnanpad, qui se voulait tout sauf un maitre, invitait les personnes qui venaient le voir pour lui poser des questions à chercher l’unité de l’individu avec son environnement. Si tu penses moi et le monde, moi et les autres, il y a dissociation, tu n’es pas dans l’unité, pas dans l’harmonie. Ton ego, qui n’est qu’une construction mentale, t’empêche d’être reliée au monde, t’empêche d’être le monde, c’est-à-dire partie d’un tout. Dans le même ordre d’idée, je me répète souvent : « Je » n’existe pas. Pourquoi se faire du souci, pourquoi vouloir la gloire, la richesse, la beauté, puisque « Je » n’est qu’une construction de mon ego ? Ça n’a pas de sens. Je ne suis que la partie d’un tout, qu’un maillon.
– Tu crois au destin ?
– L’inverse : je crois au hasard. Tout est hasard. On n’a pas choisi de naître et on ne sait pas comment on va mourir. Il n’y a que le hasard qui nous a fait comme si plutôt que comme ça, naitre ici plutôt que là, à cette époque plutôt qu’à telle autre. Cela doit nous inciter à beaucoup, beaucoup de modestie. Nous devons faire confiance au chemin sur lequel on nous a placés, et marcher le mieux possible sur ce chemin. Il n’y en a pas d’autre.
Héloïse me semblait étonnamment attentive, alerte, prête à continuer. Moi j’avais besoin d’un break, d’autant que j’étais à peu près certain de n’avoir été guère compréhensible, d’avoir été incomplet, de n’avoir pas hiérarchisé mes informations, d’avoir oublié l’essentiel.
– Voilà pour aujourd’hui. Tu dois être déçue, excuse-moi.
– Non mais tu rigoles ?! Tu te rends pas compte ?! Tout ce que tu me dis, c’est de l’or ! Tu parles vrai. Et puis c’est toi, c’est ce que tu penses. Merci, vraiment. Je réécouterai ça, tu peux être sûr.
– Eh bien, tu m’impressionnes. C’est rare à 18 ans de penser à interroger quelqu’un de 50, sur des choses essentielles, alors qu’on n’y est pas obligé.
– Ben je sais pas, mais moi ça m’intéresse.
– Je vais quand même te donner un dernier conseil.
– Vas-y.
– Ne retiens aucun des conseils que je t’ai donnés – c’est généralement ce qu’on fait avec les conseils qui nous viennent des autres –, mais cherche à apprendre, à progresser. Chaque soir, demande-toi si tu es un peu moins bête que le matin. Si oui, alors tu as gagné ta journée. Sinon, reprogramme ton cerveau pour mieux apprendre le lendemain. Si tu cherches à apprendre, si tu as cette envie-là, alors tu vas progresser à vitesse grand V, tu te créeras tes propres conseils.
Héloïse partit rejoindre ses cousins et cousines tandis que je me levais, car j’avais besoin de me dégourdir les jambes. L’heure de la sieste était passée, et puis je n’allais pas m’écrouler là, alors que j’avais un rôle à jouer, comme tous les autres, pour que chacun profite au mieux de ce rassemblement familial. Penser aux autres plus qu’à soi-même : je ne devais pas oublier d’appliquer les conseils que j’avais donnés à Héloïse.
Tandis que, avec frère, sœurs, belle-sœur, deux nièces, deux neveux et le chien nous grimpions sur la colline, j’essayais de passer en revue ce que j’avais répondu à Héloïse. Je constatai avec satisfaction qu’au moins je ne lui avais pas menti. J’avais été sincère : j’avais répondu à sa question du mieux possible. J’avais juste omis deux ou trois choses, qu’elle était trop jeune pour entendre. Comme le fait que tout est ce que j’appelle « one shot » : la deuxième chance est rare, l’histoire repasse rarement les plats. Je n’avais pas dit non plus que les épreuves ne la rendraient pas forcément plus forte, mais qu’assez vite elle s’affaiblirait, tôt ou tard selon ce que le hasard lui réserverait. Les choses que l’on tait sont parfois aussi importantes que celles que l’on dit.
Nous avons fait un crochet par le cimetière pour saluer Papa. Quand nous sommes arrivés devant sa tombe, je regrettai de ne pas avoir eu l’intelligence et la générosité d’Héloïse pour questionner comme il le méritait un homme qui aurait été heureux de m’apporter ses réponses.